Allemagne de l’Est: les amis de Poutine? edit

Sept. 19, 2024

Les résultats des élections européennes en Allemagne de l’Est ont été abondamment commentés. L’Alternative für Deutschland (AfD) les a clairement remportées : en Saxe, par exemple, elle a obtenu pas moins de 31,8% des voix. De son côté, le Bündnis Sahra Wagenknecht (BSW), créée quelques mois plus tôt, a réalisé des scores remarquables : c’est par exemple le cas en Thuringe où il a été crédité de 15%. Les deux partis ont fait campagne sur un mot d’ordre : l’arrêt du soutien militaire et financier à l’Ukraine. Si tel devait être le cas, la Russie aurait partie facile et avancerait ensuite rapidement jusqu’à Kiev. Les conséquences pour l’Europe, sa sécurité et sa crédibilité, seraient dramatiques.

Comment à partir de là expliquer qu’autant d’Allemands de l’Est soutiennent ces deux partis ? Sont-ils des « amis » de Poutine, comme on l’entend souvent dans les médias ? C’est prendre des raccourcis. Car, si l’on analyse le phénomène de plus près, on voit que nombre de choses distinguent aujourd’hui encore l’Allemagne de l’Est de l’Allemagne de l’Ouest dans sa relation avec la Russie et les Russes. Il convient de le garder à l’esprit.

De nombreux Allemands de l’Est se demandent aujourd’hui encore si les États-Unis n’ont pas pratiqué une « politique d’encerclement » à l’égard de la Russie et s’ils ne mènent finalement pas une guerre par procuration en Ukraine. Pourquoi les médias qui condamnent l’invasion de l’Ukraine par la Russie ne mentionnent-ils pas dans la foulée les guerres que les États-Unis ont menées en Irak et Afghanistan ? Cette critique est largement répandue en Allemagne de l’Est tout comme, du reste, l’idée que les médias sont au service « du système ». Une adhésion rapide de l’Ukraine à l’UE est également vue d’un œil critique : nombreux sont ceux qui ont du mal à imaginer que le pays puisse remplir rapidement les critères nécessaires.

En Allemagne de l’Est, c’est à l’Union Soviétique que l’on attribue traditionnellement la part la plus importante dans la libération de l’Allemagne ; à l’Ouest, on le sait, ce sont les Alliés occidentaux. À cela s’ajoute le fait que l’anticommunisme a été très marqué en Allemagne de l’Ouest du fait de la domination américaine. Les Allemands de l’Est avaient eux des échanges directs avec les Soviétiques. C’est la raison pour laquelle ils établissent aujourd’hui un net distinguo entre la Russie et les populations. Dans ce contexte, la guerre est souvent vue comme un conflit mettant aux prises deux systèmes oligarchiques (Poutine/Zelinsky), aux dépends des Russes et des Ukrainiens. Le passé prétendument antifasciste de la RDA conduit par ailleurs les Allemands de l’Est à faire montre d’une certaine réserve à l’égard de l’Ukraine : la participation de soldats du bataillon d’extrême droite Azov au conflit joue à cet endroit un rôle central. En Allemagne de l'Ouest, c’est beaucoup moins marqué.   

La révolution de 1989/1990 s’est déroulée de manière pacifique. L’Allemagne de l’Est en est fière, à juste titre. De nombreux acteurs ont de fait une position critique vis-à-vis des conflits armés. En outre, la population est-allemande a payé un lourd tribut dans le contexte de la reconstruction des cinq nouveaux Bundesländer. Soutenue par la puissance économique, sociale et politique de l’Ouest, elle a réussi à se redresser de manière certes spectaculaire mais au prix d’efforts considérables. Les transactions financières en direction l’Ukraine ou des Ukrainiens ayant trouvé refuge en Allemagne suscitent pour cette raison beaucoup de mécontentement : « nous aussi, les Ossis, nous sommes partis de zéro ! », entend-on dire parfois. L’agressivité avec laquelle l’ambassadeur Andrij Melnyk a réclamé des armes et des aides financières au début de la guerre n’a pas amélioré les choses.

Les relations économiques entre l’URSS et la RDA étaient particulièrement intenses. Elles ont continué à se développer après la chute du Mur. Les sanctions décidées par l’UE dans la foulée du 22 février 2022, notamment l’arrêt des livraisons de matières premières, ont particulièrement touché l’Allemagne de l’Est, bien plus que l’Allemagne de l’Ouest. La classe politique est-allemande, pas seulement l’AfD et le BSW, le répète à l’envi.

L’URSS a fourni des matières premières à l’Allemagne de l’Est tout au long de la guerre froide et ce, de manière fiable. Personne ne parlait alors de prix trop élevés. À cela s’ajoute la construction d’infrastructures énergétiques telles que l’oléduc Droujba dit de l’amitié (1954-1964) d’une longueur de 2750 kms (!). Le projet-ci a généré des milliers d’emplois, de nombreux contacts personnels, un échange de technologies et beaucoup de fierté. Les Allemands de l’Ouest n’en ont pas forcément conscience.

En RDA, les dirigeants politiques, sociaux et économiques entretenaient des liens très étroits avec l’Union soviétique, surtout au début. Les contacts personnels étaient également très nombreux. Logiquement, ce n’était pas le cas en Allemagne de l’Ouest. C’est ce qui explique aussi que les Allemands de l’Est ont aujourd’hui encore un accès beaucoup plus facile à l’Europe de l’Est. Cela implique la culture et la langue (Angela Merkel pouvait s’entretenir en russe avec Poutine, ce dont les Allemands de l’Est ont toujours été fiers). Il faut également tenir compte d’un autre élément : après 1945, une partie de la société est-allemande aspirait à construire un nouveau monde. Cela a conduit nombre d’Allemands de l’Est à rêver d’une troisième voie lorsque le Mur est tombé. L’adhésion à la RFA n’était pas la seule option. Aujourd’hui encore, certains défendent cette position.

Les affinités avec la Russie sont également la conséquence d’un anti-américanisme très marqué : la politique américaine serait intrinsèquement mue par des visées capitalistes et non « justes ou occidentales. » Cela aussi, on l’entend souvent dire à l’Est.

La méfiance Est-Ouest persiste en raison des différences de socialisation. On l’a également vu durant la pandémie lorsque le vaccin russe Spoutnik a été interdit. Tous les Allemands de l’Est âgés de 40 ans et plus avaient reçu des vaccins russes durant la guerre froide sans que cela n’ait des conséquences sur leur santé. Préférer les « vaccins occidentaux » Biontec et Moderna à Spoutnik a généré beaucoup d’incompréhension.

Du fait de leur culture politique et historique, nombreux sont par ailleurs ceux qui, en Allemagne de l’Est, pensent qu’une nouvelle architecture de sécurité ne peut être construite qu’avec la Russie, et non sans elle. La confiance que les Allemands de l’Ouest vouent à l’OTAN ainsi qu’aux États-Unis est perçue comme une marque d’arrogance, le signe que l’Ouest ne tient pas compte de ce que beaucoup pensent être une réalité politique et militaire. 

À l’époque de la RDA, les Allemands de l’Est ont pu se faire une idée très précise du potentiel militaire soviétique. C’est ce qui explique que beaucoup sont aujourd’hui sceptique quant à l’issue de la guerre en Ukraine : un pays de 40 millions d’habitants et sans grande tradition militaire peut-il défaire une puissance nucléaire de 140 millions d’habitants, même avec l’aide de l’Occident ? Faire croire aux Ukrainiens qu’ils peuvent gagner serait de fait un mensonge.

De nombreux anciens officiers de l’ancienne « Armée populaire nationale » (NVA), âgés d’une bonne soixantaine d’années, ont été formés en Union soviétique et prétendent à ce titre être bien placés pour évaluer la situation militaire. Les médias n’en tiennent pas compte. Le discours sur la guerre est aujourd’hui dominé par les anciens officiers de l’OTAN ou bien ceux qui sont encore en activité. Les anciens de la NVA agissent dans l’espace informel, se rencontrent en privé, persuadés qu’ils sont que « les Ossis connaissent mieux la situation ! ». La crainte d’une escalade est également très répandue en Allemagne de l’Est car, dit-on, on connaît précisément la puissance des forces nucléaires russes.

Cela étant dit, on comprend mieux pourquoi AfD et BSW obtiennent des scores beaucoup plus importants à l’Est qu’à l’Ouest. Jeter des passerelles entre ces deux parties du pays est une priorité : ce ne sera pas simple mais il y va, au final, de la cohésion de la société allemande.

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