L’Eurovision: une défaite du soft power russe? edit

28 mai 2015

Après les sifflets du public l’an passé, la candidature de la Russie était particulièrement suivie à l’occasion de la soixantième édition de l’Eurovision. Le résultat de la soixantaine édition, la victoire de la Suède sur la Russie, constitue-t-il la revanche politique de Charles XII sur Pierre le Grand, ou plus directement du modèle européen sur le modèle russe?

La bataille de Poltava, qui opposait Pierre le Grand à Charles XII en 1709, s’était conclue par une victoire si éclatante du premier qu’il est resté en russe l’expression « comme un suédois à Poltava » ; la délégation russe semblait pour sa part bien isolée cette année à Vienne, comme l’an passée à Copenhague. A l’instar des grandes compétitions sportives (Jeux Olympiques, championnat du monde, tour de France, etc.), l’Eurovision est souvent vu comme un révélateur géopolitique à l’échelle européenne. De fait, suite à l’effondrement du bloc de l’Est et à l’effondrement de la Yougoslavie et de l’URSS, le concours a vu une multiplication des pays candidats, puisque l’on est passé de sept candidats d’Europe de l’Ouest lors de la première édition à 27 pays qualifiés pour la finale cette année. Naturellement, les observateurs ne manquent pas de souligner chaque année les étonnantes proximités de vote des pays candidats, les ex-yougoslaves, ex-soviétiques et pays du Nord de l’Europe votant souvent entre eux. Il y a toutefois sans doute plus à dire que le nombre de candidats ou la dimension trop prévisible des votes des pays concernés.

Rien n’est plus vrai en ce qui concerne le conflit ukrainien. L’an passé, l’ancien boxeur Vitali Klitschko avait appelé les Européens à voter pour son pays quelques semaines après l’annexion de la Crimée par la Russie ; Kiev n’est pas repartie avec le titre, mais les jumelles russes Tomaltchevy avaient été copieusement huées, forçant les organisateurs à inventer un nouveau dispositif afin d’éviter le retour son de la salle, le public ayant confondu politique et musique. Lorsque Kiev avait eu l’occasion d’organiser l’Eurovision en 2005, suite à la victoire de la chanteuse Ruslana, la question de la relation avec la Russie était restée au cœur des discussions. Tous les ingrédients étaient réunis pour une nouvelle passe d’armes cette année. Toutefois, l’Ukraine ne s’est pas présentée au concours en 2015, afin d’attirer l’attention sur les difficultés que traverse le pays ; on peut penser que c’est l’effet inverse qui s’est produit, puisque l’on n’aura pas entendu parler de Kiev au cours de cette soirée, alors même que se déroulait quasi-simultanément le Sommet de Riga. L’adage selon lequel les absents ont toujours tort se vérifie ici aussi, l’Ukraine ayant particulièrement besoin de visibilité politique à un moment où le Moyen-Orient suscite de nombreuses inquiétudes. Dans ce contexte, la performance de la chanteuse pop Polina Gagarina était suivie de près cette année avec un texte qui, vantant l’amour universel, a pu paraître cynique à certains observateurs.

Au-delà de la question de l’Ukraine réside également celle des mœurs. Les critiques de Vladimir Poutine à l’égard du vainqueur de l’an passé, le chanteur autrichien Conchita Wurst, étaient vives, laissant même un temps planer un doute sur la participation de la Russie à cet événement. Le président russe n’était pas sur ce point en divergence forte avec son opinion publique, mais l’opinion publique n’est elle-même pas très différente de pays post-soviétiques, centre-européens ou de la Turquie. Sur ce plan, le parti du nouveau président polonais Andrzej Duda, Droit et Justice, n’est pas exempt sur ce plan de déclarations comparables à celle du président russe ; il y a quelques années, Jaroslaw Kaczynski craignait ouvertement que l’affirmation de l’homosexualité ne mène qu’« à la chute de la civilisation ». La Russie était malgré tout bien présente cette année, à la différence de la Turquie.

Si l’on doit dresser un bilan géopolitique du résultat de la Russie, on pourra avoir au final une interprétation ambivalente. On pourra se dire que Polina Gagarina a réussi autant qu’il lui était possible, voire en dépit de la haine que suscite Vladimir Poutine, qui peut être vu comme un obstacle à la capacité d’influence du pays à l’extérieur. Est-ce pour autant une défaite du soft power russe ? Il faut sans doute faire preuve de nuance sur ce point, puisque les trois plus grandes économies du continent terminent dans les quatre dernières places. D’évidence, les résultats ne sont pas indexés sur la richesse d’un pays, ni sur une capacité d’influence, ni même sur une performance artistique individuelle.

On observera donc que les autorités russes peuvent être déçues de ne pas organiser l’événement l’an prochain à Sotchi, deux ans après les Jeux olympiques d’hiver, mais on ne saurait conclure à la faiblesse du soft power russe, qui s’appuie autant sur une chanteuse pop que sur des parlementaires alliés, une stratégie audiovisuelle et médiatique affirmée ou une capacité à servir de modèle (et sans doute davantage en Europe de contre-modèle). Précisément, ce n’est pas le soft power russe qui a été mesuré, mais le pouvoir de répulsion qu’exerce aujourd’hui Vladimir Poutine dans une grande partie de l’Europe.