L’extrême droite en Allemagne, facteurs socio-économiques et facteurs culturels edit

25 octobre 2017

Quelle année électorale, d’abord en France et maintenant en Allemagne !

Quand on observe les réactions de part et d’autre – celles des Allemands inquiets, voire paniqués, par le score de Marine Le Pen au premier tour des présidentielles, puis celles des Français tiraillés entre certitude que la chancelière était déjà « réélue » alors qu’il s’agissait d’élections parlementaires, et inquiétude face aux 12,6% obtenus par l’extrême droite – on ne peut s’empêcher de penser que la méconnaissance du voisin est supérieure à l’intérêt considérable que les élections de 2017 ont suscité. Au moment où l’on parle tant de l’importance des relations franco-allemandes, il peut donc sembler utile de regarder ces évolutions de plus près.

Qu’en est-il de l’extrême droite en Allemagne ?

On aurait raison de remarquer, d’abord, que parmi les 76% d’Allemands qui ont participé au vote, les trois quarts ont voté pour les quatre partis qui se partagent le pouvoir depuis 1949 : les démocrates-chrétiens, les sociaux-démocrates et les libéraux auxquels se sont joints, depuis un tiers de siècle déjà, et depuis presque vingt ans comme parti gouvernemental au niveau national, les Verts. La continuité, au sein d’un large « Centre », que l’on peut qualifier de « républicain », où l’on partage une culture gouvernementale, prime donc sur la rupture suscitée par le score élevé de l’extrême droite, surtout en comparaison avec la France.

Cela dit, les 12,6 % obtenus par l’Alternative für Deutschland (ou AfD) – 5,87 millions de voix sur 46,9 millions de votants et 61,7 millions d’inscrits, et une progression de 7,9 points par rapport à 2013 (où une formation antérieure de ce parti s’était déjà présentée) – doivent être expliqués. Et l’on aurait tort de vouloir minimiser le succès de l’extrême droite par l’argument paresseux, mais que l’on entend souvent ces jours-ci, qu’il s’agirait tout simplement d’une « normalisation » du vote allemand par rapport à ce que l’on observe par ailleurs depuis longtemps en Europe : en France, en Italie et aux Pays-Bas, par exemple.

Peu avant les élections allemandes, déjà, la presse française semblait avoir fait une découverte : celle d’une « autre Allemagne » ; celle qui a « décroché » et où l’on constate un risque de pauvreté souvent plus élevé qu’en France et un revenu net disponible étonnamment bas. Le vote pour l’AfD s’expliquerait-il donc, à l’image de ce qu’on a établi en France pour le Front National, par la situation économique et sociale défavorisée ? Il n’y a pas de doute, ce facteur joue. 21% des Allemands au chômage auraient apporté leur vote à l’AfD et 21% de ses ouvriers, mais seulement 10% environ des employés, fonctionnaires, indépendants et patrons ou retraités.

Voici quelques jours encore, lors des élections dans le Land de Basse-Saxe, l’AfD a obtenu son meilleur score (13,7%) dans la ville ouvrière de Salzgitter, touchée par des problèmes de reconversion industrielle. On observe aussi que le vote AfD est particulièrement fort dans certaines zones du « plat pays » éloignées des centres urbains dynamiques. Le pourcentage d’électeurs âgés (60 ans et plus) dans une circonscription donnée fournit un indicateur fiable, celui de l’exode des plus jeunes : plus il est élevé,   plus le vote obtenu par le parti d’extrême droite est important. La circonscription la plus orientale de l’Allemagne, Görlitz, est à ce titre exemplaire : 36% de la population y a plus de 60 ans et 33% des voix sont allées à l’extrême droite, soit le deuxième meilleur score de l’AfD. Mais on peut aussi souligner que, ni chez les ouvriers ou les chômeurs allemands, ni parmi tous ceux qui ont déclaré être mécontents de leur situation économique, l’AfD n’est le premier parti : le SPD, bien que fortement affaibli là aussi, continue de le devancer.

Il est en effet évident que la lecture socio-économique du vote AfD reste insuffisante. Elle paraît même de moindre importance par rapport aux explications culturelles. Quand on compare les taux de chômage au niveau des États fédéraux (qui varient de 3% en Bavière à 10% dans la ville-État de Brême) avec le vote d’extrême droite (de 7,8% à Hambourg à 27% en Saxe où l’AfD est devenu le premier parti), on voit que la corrélation est loin d’être claire, observation qui se confirme quand on descend au niveau des 299 circonscriptions électorales. Vu l’écart entre les revenus annuels nets dans les circonscriptions allemandes qui s’échelonnent de 16 135€ à Gelsenkirchen dans la Ruhr à 30 000€ à Munich, l’écart semble faible entre la circonscription où l’AfD a obtenu le moins de voix, Münster, ville universitaire en Basse-Saxe (4,9%, 22 127€/an) et la circonscription où l’AfD a obtenu son meilleur score les monts Métallifères en Saxe (35,5% des votes et 18 735€/an) frontaliers avec la République tchèque.

Notons que l’AfD a réussi à mobiliser dans toute l’Allemagne des personnes qui ne participaient plus, souvent depuis longtemps, aux élections générales faute d’y avoir trouvé un parti correspondant à leurs opinions. En fait, l’augmentation considérable de la participation électorale (+ 4%) est largement due à ce vote. Certes, il s’agit là souvent d’électeurs de milieu populaire sinon précaire où la position des quatre partis « établis » s’est dangereusement érodée en 2017. Il s’agit davantage d’hommes que de femmes car 16% du vote AfD provient de l’électorat masculin pour seulement 9% d’électrices. Dans le groupe des hommes âgés de 30 à 44 ans, l’AfD est d’ailleurs devenu, avec 19% des votes, le deuxième parti derrière celui d’Angela Merkel (27,3%).

Mais une analyse remarquée du vote dans les différents milieux socioculturels (définis selon la méthode de l’institut Sinus), par la fondation Bertelsmann a récemment souligné que le parti d’extrême droite a réussi à obtenir pas moins de 20% des voix des « classes moyennes bourgeoises » (bürgerliche mitte).

On observe ici que l’un des clivages divisant de manière de plus en plus nette l’électorat allemand se dessine entre ceux qui sont favorables à la « modernisation sociale et culturelle », qui sont donc favorables au « progrès » ou à la « transgression de frontières », et ceux qui, sceptiques voire hostiles, s’identifient avec les notions de « tradition » ou de « défense du statu quo ». Deux tiers des électeurs du parti de l’extrême droite allemande proviendraient de ce milieu sceptique, singularisant l’AfD, car tous les autres partis allemands, y compris la droite modérée démocrate-chrétienne comptent, selon l’analyse de la fondation, une majorité d’électeurs favorables au progrès.

Bien entendu, si l’on additionne toutes les voix que l’AfD a obtenues, on se rend compte que 4,1 millions de voix proviennent d’électeurs vivant dans les Länder de l’ancienne République fédérale d’avant 1990, et en particulier du Sud, en Bavière et au Bade-Wurtemberg où le milieu « sceptique » a toujours été plus fort qu’ailleurs en Allemagne. Mais si l’on met ces voix en relation avec la population totale, il est frappant de constater à quel point le vote AfD est le fait d’électeurs résidant dans ce que l’on continue d’appeler « les nouveaux États fédéraux » et dans les parties autrefois situées à Berlin-Est du Land de Berlin.

Partout sur le territoire de l’ancienne RDA, l’AfD est devenu le second parti derrière le parti démocrate-chrétien – même le premier en Saxe où le ministre président a annoncé sa démission pour cette raison. Sur 6,16 millions d’électeurs ayant participé aux élections dans les Länder de l’est de l’Allemagne 21,5% ont voté pour l’AfD contre 10,6% seulement dans les Länder de l’ancienne RFA . Pas moins de 26% des hommes est-allemands auraient voté pour l’extrême droite contre 14% des hommes ouest-allemands, soit à peu près la moitié. Sur les 1 779 bureaux de vote de la ville-État de Berlin (qui regroupent en moyenne 1400 inscrits par bureau), 90 ont voté majoritairement en faveur de l’extrême droite parmi lesquels 80 se trouvent dans la partie, pourtant beaucoup plus petite (1/3 environ), qui fut autrefois Berlin-Est. Et au niveau de ces bureaux de vote, on observe le même phénomène qu’à des échelles plus larges. La situation économique joue un rôle important, mais pas suffisant pour expliquer le vote AfD : le bureau Blankenfelde aux marges de la ville où l’AfD a obtenu, avec 37%, le score le plus élevé de Berlin, est très loin d’être celui où habite la population la plus pauvre.

Un grand fossé politico-culturel perdure entre Allemagne de l'Est et de l'Ouest

En effet, l’AfD a remplacé dans les nouveaux Länder le parti situé plus à gauche que les sociaux-démocrates, le Linkspartei, comme parti de ceux qui souhaitent d’abord protester. Protester contre la politique d’accueil des réfugiés depuis 2015, certes – mais aussi afficher leur sentiment de frustration face au manque d’opportunités d’épanouissement personnel ou professionnel qui les frappe depuis 1989.

À cela s’ajoute, pour nombre d’Allemands de l’Est, même ceux qui réussissent bien, l’expérience d’être, toujours et encore, « en deuxième position » derrière les Allemands de Stuttgart ou de Munich. C’est « un facteur permanent de provocation » souligne le médecin et psychologue de Magdebourg Jörg Frommer. Le clivage Est/Ouest est renforcé par l’héritage du régime communiste où prévalait, selon ce dernier, une éducation « favorisant la dépendance » plutôt que l’autonomie de l’individu. Cela se traduirait aujourd’hui, même au sein de la génération encore jeune au moment de la chute du Mur, par une demande de leader fort, capable de diriger et de guider, et par le sentiment d’être rapidement surmené par l’inattendu et par l’altérité. On a estimé à 20% de la population est-allemande ceux qui sont dépourvus de « lien » avec les normes et valeurs de la démocratie occidentale. Et de fait avant 1989, peu d’Allemands de l’Est avaient une expérience d’altérité culturelle ; les voyages à l’étranger étaient difficiles et les étrangers vivant en RDA – Vietnamiens, Angolais ou Cubains par exemple – et bien sûr les milliers de soldats soviétiques casernés, vivaient souvent regroupés et éloignés du citoyen moyen.

On doit donc saisir l'importance du facteur culturel dans le vote pour l’extrême droite en Allemagne car il indique qu’il faudra compter sur la longue durée avec la présence, en République fédérale – et à tous les échelons de la vie politique, de la commune au niveau fédéral – d’une droite plus à droite que la droite (dans l’ensemble) modérée qu’on lui a connue jusqu’alors. Certes, la démocratie chrétienne – et surtout ses branches bavaroises et saxonnes – comptent désormais « droitiser » leur parole et leur politique pour rattraper des brebis galeuses. Et le SPD tout comme le Linkspartei ont annoncé qu’ils s’adresseront plus nettement aux parties les plus défavorisées de l’électorat. Cette politique peut réduire l’audience de l’AfD mais il paraît improbable qu’elle la repousse en dessous de la barre des 5%, même si le parti d’extrême droite étalait durant les quatre années à venir les conflits déjà acerbes entre ses divers courants. Les lignes de clivage qui traversent l’électorat allemand en 2017 paraissent trop nettes pour qu’elles puissent disparaître d’ici la fin de la législature.

À cela s’ajoute le fait que le système politique Outre-Rhin est de nature à stabiliser les partis politiques, une fois qu’ils ont réussi à franchir la barre des 5% de voix exprimées. On peut parler d’une « prime à la représentation », conséquence de la Constitution fédérale qui reconnaît expressément le rôle des partis dans l’élaboration de la volonté souveraine populaire. Il se passera donc pour l’AfD, comme pour les Verts en 1980 et pour les postcommunistes dans les années 1990 : non seulement elle sera désormais représentée au Bundestag et dans 14 des 16 Länder par des députés bien équipés et bien rémunérés par le contribuable, mais elle profitera aussi directement de fonds publics destinés aux partis. On estime à 400 millions d’euros environ, la somme totale (qui doit sembler faramineuse à Paris) qui sera versée durant les quatre années à venir au parti d’extrême droite et à ses représentants.

La République de Berlin n’est certes pas la République de Weimar mais elle semble avoir retrouvé à certains égards le système partisan de la Première République, malgré les précautions qu’elle avait prises. Il y avait alors deux partis à la droite du Zentrum (dont Adenauer fut l’un des grands hommes) qui peut être considéré comme le prédécesseur du parti de Merkel : d’une part le DNVP, le parti populaire national-allemand réactionnaire, et d’autre part le parti nazi. On fera donc bien, comme alors (et d’ailleurs comme en France aujourd’hui), d’observer avec attention la perméabilité, au sein et à l’extérieur du parti d’extrême droite, entre les conservateurs nationaux, les nationaux-réactionnaires et la frange nationale-socialiste.