Union européenne et Union économique eurasienne: concurrence ou coopération? edit

21 janvier 2016

L’entrée en vigueur de la partie commerciale de l’accord d’association entre l’Union européenne (UE) et l’Ukraine le 1er janvier marque l’aboutissement d’un processus douloureux. C’est en effet le refus de l’ancien président ukrainien Victor Ianoukovitch de signer cet accord, lors du sommet de Vilnius en novembre 2013, qui avait déclenché les événements de la place Maïdan, lesquels ont abouti à de nouvelles élections et à l’arrivée au pouvoir à Kiev d’un nouveau gouvernement résolument pro-européen. Depuis, la Russie a annexé la Crimée et intervient dans l’Est de l’Ukraine en proie à un conflit armé depuis maintenant un an et demi.

La Russie a réagi à cette étape finale en adoptant une série de sanctions commerciales contre l’Ukraine : embargo sur les produits agricoles, relèvement des droits de douane (via la dénonciation de l’accord de libre-échange entre l’Ukraine et la Russie) et adoption de nouvelles règles de transit des produits ukrainiens sur son territoire, à destination de pays comme la Chine ou le Kazakhstan entrainant un blocage quasi-total du transport de biens de l’Ukraine vers la Russie.

Cette volonté russe de « punir » l’Ukraine pour son rapprochement économique avec  l’UE était-elle inéluctable ? La situation pourrait-elle finalement se renverser et évoluer vers plus de coopération ?

L’accord d’association entre l’UE et l’Ukraine s’inscrit dans le cadre plus large du Partenariat oriental, lancé par l’UE en 2008, à destination de six pays de son voisinage oriental (aujourd’hui de facto principalement centré sur trois d’entre eux : l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie). L’union douanière créée en 2010 par la Russie, le Belarus et le Kazakhstan, puis élargie en 2015 au Kirghizstan et à l’Arménie et rebaptisée Union économique eurasienne, a souvent été présentée comme un projet concurrent mis en place pour réagir au Partenariat oriental. 

Pourtant, cette interprétation concurrentielle, qui amène certains à considérer que l’UE aurait imposé à l’Ukraine de choisir entre l’Est et l’Ouest, est excessive. Le cœur du Partenariat oriental consiste à conclure entre l’UE et les pays concernés des accords de libre-échange (qualifiés de « complets et approfondis » car ils comportent un volet de convergence normative en plus d’un abaissement des droits de douane). Or, de tels accords ne sont nullement incompatibles avec les autres accords de libre-échange existant entre, par exemple, l’Ukraine et les autres pays de la CEI (de la même manière que l’UE est partie à de très nombreux accords de libre-échange, parfaitement compatibles les uns avec les autres). Autrement dit, l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie peuvent tout à fait établir des liens commerciaux privilégiés avec l’UE sans remettre en cause les liens existant avec la Russie. Il existe même un précédent exactement parallèle : la Serbie est partie à des accords de libre-échange tant avec l’UE qu’avec la Russie. 

L’interprétation concurrentielle est toutefois partiellement fondée car il y a effectivement une incompatibilité entre l’appartenance à l’Union économique eurasienne (qui est une union douanière, ce qui implique un tarif extérieur commun, et non une simple zone de libre-échange, qui se borne à réduire réduit les droits de douane entre les partenaires) et ces accords de libre-échange avec l’UE. Adhérer à une union douanière impose en effet de renoncer à mener une politique commerciale indépendante (de la même manière que la France ne peut négocier d’accords commerciaux bilatéraux du fait de son appartenance à l’UE, qui est elle-même une union douanière). Par ailleurs, l’adoption de normes européennes, qui va faciliter les relations économiques de l’Ukraine avec l’UE (sous-traitance par exemple) pourrait les rendre un peu plus complexes avec la Russie, qui partage avec l’Ukraine des standards souvent communs hérités de l’époque soviétique. Mais c’est un risque en grande partie théorique car la majorité des exportations russes vers l’Ukraine sont constituées d’hydrocarbures, et non de productions industrielles affectées par les normes et les standards. Les normes européennes sont par ailleurs largement compatibles avec les normes internationales ce qui représente un avantage pour l’Ukraine pour ses exportations globales.

Ces enjeux ont été au cœur des discussions trilatérales (UE, Russie, Ukraine) qui se sont tenues entre l’été 2014 et décembre 2015 et ont eu pour effet de reporter au 1er janvier 2016 la mise en œuvre de l’accord d’association entre l’UE et l’Ukraine. Elles se sont terminées il y a quelques semaines sur une impasse. Il faut noter le caractère exceptionnel de telles discussions : les accords de libre-échange bilatéraux constituent des instruments très classiques des relations commerciales internationales, parfaitement intégrés dans le droit de l’Organisation mondiale du commerce, et il n’y a pas de raison a priori à ce qu’un État tiers s’immisce dans un processus bilatéral. Ce processus est donc un cas isolé, qu’il faut interpréter comme dicté par des considérations plus politiques qu’économiques, résultant d’un contexte très particulier de conflit armé aux marges de l’UE et d’une sensibilité particulière de la Russie aux questions relatives à l’Ukraine. 

En dépit des faibles résultats apportés par ces discussions, la voie d’une coopération accrue entre la Russie et l’UE est souvent évoquée pour résoudre ces divergences (elle est explicitement mentionnée dans les accords de Minsk du 12 février 2015 qui visent la résolution du conflit à l’Est de l’Ukraine). Elle pourrait notamment prendre la forme d’une grande zone économique intégrée entre l’UE et les pays de la CEI (ou a minima de l’Union économique eurasienne), de « Lisbonne à Vladivostok » suivant les mots de Vladimir Poutine. Cette perspective se heurte néanmoins à plusieurs écueils.

Tout d’abord, la politique commerciale est un instrument perçu de manière différente entre Bruxelles et Moscou. L’UE et ses États membres y voient en priorité un outil de développement économique (même si d’autres éléments sont bien sûr présents : aide au développement, influence normative, etc.) permettant l’ouverture de marchés et de débouchés pour les entreprises européennes. La Russie semble quant à elle y voir un instrument plus politique, les considérations économiques étant secondaires. Cela a pour conséquence un respect à géométrie très variable des règles de l’OMC par la Russie depuis qu’elle y a adhéré en 2012. Cela transparait également dans les nombreuses incohérences techniques de l’UEE, et notamment le fait que la Russie ait fait cavalier seul pour adopter des sanctions commerciales contre l’UE, sans concertation avec les autres membres de l’Union économique eurasienne, et donc en contradiction avec la logique du tarif extérieur commun, principe pourtant cardinal d’une union douanière.

Ensuite, le fait que plusieurs États membres de l’Union économique eurasienne ne soient pas membres de l’OMC pose deux difficultés, l’une politique, l’autre technique. D’un point de vue politique, la conclusion d’accords commerciaux hors du cadre normatif de l’OMC constituerait une menace sérieuse à une organisation déjà fragilisée par l’enlisement du cycle de Doha. D’un point de vue technique, les accords commerciaux que conclut l’UE avec d’autres membres de l’OMC s’appuient sur l’ensemble très substantiel des règles de cette organisation, et viennent les compléter. Négocier un accord avec un État non membre imposerait donc de repartir de zéro, et de discuter de règles qu’il a fallu des décennies pour établir. 

La perspective d’une coopération approfondie est donc séduisante, mais son succès est conditionné à des évolutions fondamentales dans la manière dont la Russie et l’UE mènent leurs politiques commerciales respectives. 

Jocelyn Guitton est maître de conférences à Sciences Po Paris et Premier Secrétaire à la Délégation de l’Union européenne en Ukraine. Les opinions exprimées dans cet article le sont à titre personnel et n’engagent pas les institutions qui l’emploient.