Éloge de la concurrence (libre et non faussée) edit

23 décembre 2016

Depuis 1957, le traité CEE comprend dans son préambule l’objectif d’établir une concurrence libre et non faussée. Très rapidement, ce principe a acquis une valeur constitutionnelle et permis un dépassement des rivalités nationales européennes par l’apparition d’une nouvelle forme de coexistence pacifique. Or en dépit de cette évolution, se constate une méfiance presque atavique des Français à l’encontre de la promotion de la  concurrence. Celle-ci constitue nécessairement un handicap majeur pour l’adhésion des Français à la construction européenne, puisque l’une ne peut aller sans l’autre.

Quelles sont les raisons de cette méfiance ? Pour les détracteurs du principe de concurrence libre et non faussée, la politique éponyme participerait en réalité d’une « économie du sacrifice » (Henri Guaino), notamment en ce qu’elle interdirait toute politique industrielle de nature à permettre de gérer la mondialisation comme « processus » en permettant de soutenir des industries en reconversion ou de constituer des champions européens. Du point de vue des relations extérieures de l’Union, l’objectif d’établissement d’une concurrence libre et non faussée apparaît procéder d’une vision naïve de l’état des relations économiques internationales face aux grands ensembles que sont la Chine et les États-Unis. Sa poursuite ferait de l’Union Européenne une sorte de zone anomique, sans consistance, livrée à tous les pillards économiques et les critiques se dirigent plus particulièrement envers l’interdiction des aides d’État ou le contrôle des concentrations qui apparaît comme l’expression même d’une politique funeste.

Renverser ces préjugés contre la concurrence, et donc contre l’Europe telle qu’elle se fait, exige d’abord en réalité de travailler sur la symbolique individuelle et collective attachée à la notion de « concurrence libre et non faussée » dans le projet européen avant de réfuter les critiques sur certains des outils de cette politique comme le contrôle des aides d’État ou celui des concentrations. Le terme de concurrence est en effet si lesté de connotations négatives qu’il faut le renverser par un discours le repositionnant par rapport à la symbolique d’autonomie individuelle et collective propre à l’Europe. Or, ce travail n’a jamais été mené, ni même entamé, notamment pas par les autorités de concurrence qui se sont enfermées dans une approche technocratique de la notion.

Étymologiquement, précisément, le terme concurrence vient de « con-curr » donc de « courir avec ». Il renvoie ainsi à l’image d’une pluralité d’acteurs autonomes se mouvant ensemble dans un espace délimité. L’expression projette une idée plus ouverte que celle présente dans la notion de compétition. Toute compétition sous-entend en effet une résolution d’une rivalité pour obtenir un état exclusif : une position dans l’ordre politique, un bien dans l’ordre économique, un trophée en matière sportive. En cela la concurrence n’est pas le synonyme de « compétition », même si, nécessairement, dans toute situation dans laquelle cherchent à s’exprimer plusieurs volontés individuelles ou collectives, une rivalité va apparaître pour conquérir les biens, positions et symboles qui sont rares. Compétition et concurrence sont ainsi évidemment intimement liées mais ne se confondent pas. Même pourtant lorsque la concurrence se résout ponctuellement dans un rapport de compétition, la concurrence lui reste irréductible car elle induit une « répétition » du jeu. Dans un monde concurrentiel, les positions acquises sont ainsi toujours provisoires. L’innovation, la différentiation évitent que le mouvement des acteurs se fige.

Comment cette vision de la concurrence peut-elle se combiner avec la symbolique européenne, celle d’une zone de création culturelle et de progrès, et donc d’autonomisation de l’individu ? La fameuse phrase faussement attribuée à Jean Monnet selon laquelle « Si c’était à refaire, je commencerais par la culture » donne à penser que l’Union Européenne procéderait d’une sorte de péché originel. En se fondant tout à la fois dans « l’économique « et dans la célébration de la concurrence, elle aurait expulsé de son imaginaire toute symbolique d’autonomisation de l’individu. Pourtant, si l’on voit dans « l’Européen », ce que Malraux dans son discours exalté à l’Unesco en 1946 voyait dans « l’homme occidental », c’est-à-dire l’association d’une volonté de découverte, de conscience avec une acceptation de l’inconnu, il faut admettre que ces qualités sont communes à l’entrepreneur et à l’artiste… sans pour autant prétendre confondre les deux. Or, ces valeurs ne sont possibles que dans la concurrence. Une économie monopolistique fait disparaître ces valeurs au profit d’une discipline de « l’économique » par l’État. Avec cette discipline de l’économique vient celui de la production culturelle. À l’inverse, parce que l’économie concurrentielle se veut en butte avec le politique, elle rend possible une séparation des ordres qui est une condition fondamentale à l’exercice de la liberté individuelle et donc à l’autonomie de l’individu, à l’invention et à l’imagination.

Au plan organisationnel, la concurrence est indissociable de l’établissement de l’Europe comme un espace authentiquement politique et citoyen. Le « marché unique », ainsi que le conçoit l’Union européenne ne se résout pas en effet en une simple zone de libre-échange, simple juxtaposition de territoires entre lesquels les droits de douane ont été annulés. Comme son nom l’indique, celle-ci ne vise ainsi qu’à favoriser l’échange de biens et de services, leur circulation, mais pas celle des hommes (et donc des idées), des entreprises (et celles des inventions collectives), ou des capitaux (et donc du renversement des rentes). Une zone de libre échange n’offre en réalité aucune possibilité de renouvellement des positions. La notion de marché unique emporte elle symboliquement en revanche le dépassement de la seule libre circulation des marchandises pour embrasser celle des hommes, des services, le droit de s’établir, ce que les juristes européens désignent comme les cinq grandes libertés (marchandises, services, travailleurs, établissement et capitaux). Lorsque dans un espace donné, ces grandes libertés sont garanties, le territoire ainsi délimité devient nécessairement un espace politique, une forme nouvelle d’organisation, au-dessus des nations et en-dessous des empires.

Lorsque les Traités CECA et CEE évoquent l’idée de promouvoir une « concurrence libre et non faussée », ils ne se donnent pas pour objectif la généralisation d’une compétition dont il ressortirait des gagnants et des perdants. Ils visent son contraire, l’établissement d’une situation où une pluralité de trajectoires, de mouvements, sont possibles, ce qui exige donc la maîtrise de la rivalité qui nécessairement peut se déduire de l’entrechoc de ces mouvements autonomes. L’ajout au terme de « concurrence » des adjectifs de « libre et non faussée » prétend fonder une intervention pour que les rivalités économiques n’aboutissent pas à des situations figées. Celui qui veut fausser la concurrence, État ou entreprise, tente en effet d’empêcher les autres de conserver leurs possibilités de mouvements et donc de renouveler le jeu. Celui qui veut asservir la concurrence veut en réalité faire disparaître la pluralité qui la constitue et arrêter le temps au moment où sa position est maximale. La concurrence, telle que conçue dans le projet européen, recouvre ainsi des finalités autres que celle dénoncée par ses détracteurs. Parce que les échanges amènent du neuf, de l’inattendu, une « concurrence libre et non faussée » devient ainsi une finalité, l’état idéal qu’une société pleinement ouverte peut proposer à ses membres.

Symboliquement, l’idée moderne de concurrence, et son corollaire celle de marché unique dans l’Union européenne, constitue ainsi la traduction de l’idéal européen multi-séculaire de circulation des hommes et des idées, sans violence, dans cet « empire introuvé » que serait l’Europe depuis la fin de l’empire carolingien, selon la (belle) expression de Jean Baechler. Au fil des siècles, les Éuropéens se sont structurés en « polities » qui ne peuvent ni ne veulent plus disparaître et il faut nécessairement a minima gérer leur « concurrence », c’est-à-dire éviter que ces polities n’utilisent leurs prérogatives régaliennes afin de faire disparaître l’espace (et espoir) de liberté et de mobilité que les traités européens réalisent. D’une certaine manière, les souverainistes « tempérés » devraient louer le respect de ce principe lorsqu’ils se disent néanmoins européens !

On le voit, l’application du principe ne conduit pas ainsi nécessairement à unifier, uniformiser, sacrifier l’individu à une mécanique économique sacrificielle. Son objet peut être seulement de maintenir possible la diversité de nos modèles sociaux européens. Elle autorise la réalisation d’une nouvelle forme d’organisation politique, ni totalitaire vis-à-vis de ses constituants, ni hégémonique à l'égard de l’extérieur, dans lequel les débats sur les degrés respectifs d’intégration restent même possibles. La concurrence n’est pas ainsi une pensée unique… De ce fait, une telle politique de concurrence ne peut être une politique de « laisser-faire » à l’intérieur de l’Union. En outre, elle exige, même à l’extérieur, une authentique fermeté face aux autres zones qui ne la respectent pas.

Parce que le marché n’apparaît pas ici comme une chose, une donnée naturelle qu’il s’agirait alors de laisser à son seul mouvement et donc de préserver à tout prix des ingérences de l’État – ce qui fait peut-être précisément la différence avec la vision que peuvent en avoir les Américains – plusieurs degrés d’intervention sont possibles. La politique de concurrence n’est pas nécessairement destinée à n’être que technocratique. À cet égard, les mots les plus justes ont été prononcés par Michel Foucault qui, analysant l’ordo-libéralisme allemand, indique : « La concurrence pure ça doit être, et ça ne peut être qu’un objectif, un objectif qui suppose, par conséquent, une politique indéfiniment active. La concurrence, c’est donc un objectif de l’art gouvernemental, ce n’est pas une donnée de nature à respecter » (1).  Le marché n’existe que par une politique qui l’institue et régulièrement, le cas échéant, le ré-institue par des nouvelles et fortes actions politiques (comme les libéralisations par exemple) et on peut évidemment alors discuter de ces interventions de « market design » comme le montrent les débats sur la structuration des marchés des télécommunications ou de l’énergie en Europe.

Certes, les détracteurs de la concurrence diront que la poursuite de cet authentique idéal dans une seule zone géographique est, dans la géopolitique actuelle, en réalité un idéal insoutenable et en fait la forme d’un renoncement à la puissance européenne.

Ce qui est d’abord paradoxal dans les critiques présentant le principe de concurrence non faussée comme une forme de projet naïf face aux ambitions des grands ensembles que sont actuellement la Chine et les Etats-Unis tient précisément à ce que ces deux ensembles ont mis en place, eux aussi, des règles de concurrence en leur sein ! Leurs règles ont même une structure proche de celle des instruments européens, y compris le contrôle des concentrations, bien qu’aucun de ces deux Etats ne connaisse de contrôle des aides d’État.

S’agissant du contrôle des concentrations, la Chine s’est ainsi dotée d’une législation reproduisant le modèle européen plutôt que celui en vigueur aux États-Unis. Quant aux Américains, et leur prétendue tolérance à la création de leurs propres champions, l’analyse statistique des décisions rendues des deux côtés de l’Atlantique depuis plus de 20 ans montre que la critique selon laquelle la Commission européenne empêcherait de constituer des champions européens parce ce qu’elle serait plus sévère est sans fondement. Il résulte de plusieurs études dont les résultats ont été rapportés par François Lévêque dans un article dans la revue Concurrence qu’« il n’y a pas, dans l’absolu, un contrôle des concentrations plus sévère ou interventionniste, que l’autre. Tout dépend des types de fusion et acquisition. En conclusion, il est vain d’opposer le contrôle des concentrations américain et européen » (2). De fait, actuellement, les autorités américaines de concurrence pourraient même être perçues comme notablement plus sévères en matière de fusions entre opérateurs de télécommunications que la Commission Européenne qui a autorisé la fusion entre Hutchison 3G Austria et Orange Austria en 2012, puis celle entre Wind et Tre en permettant à l’opérateur français Iliad d’entrer sur le marché italien.

S’agissant du contrôle des aides d’État, si l’Union européenne était un État unitaire, le contrôle des aides d’État n’aurait pas la place fondamentale qu’il occupe dans l’architecture actuelle. Mais dès lors que les États européens demeurent partiellement souverains, la possibilité qu’ils conservent de se servir de leurs pouvoirs régaliens pour favoriser telle ou telle entreprise au détriment de celui des autres appelle à un contrôle. Celui-ci est d’autant plus légitime qu’il est bien loin d’interdire toute intervention. Qu’elles visent les zones en difficultés économiques, les petites et moyennes entreprises, le financement de la recherche ou le développement, des services publics ou même les mesures fiscales générales incitatives, toutes ces interventions échappent au contrôle européen.

Dans l’ordre extérieur, le respect du principe de concurrence libre et non faussée ne doit s’accompagner d’aucune complaisance vis-à-vis de ces autres grands ensembles géopolitiques. Il faut même être intraitable à l’égard par exemple des opérateurs américains (et autant européens) qui prétendraient négocier avec certains États membres pour qu’ils détournent à leur profit leurs règles fiscales en leur accordant des avantages sélectifs, violant ainsi le principe d’égalité devant les charges publiques. Le vrai débat ne devrait pas être ainsi de chercher à démanteler le contrôle des aides de l’État, mais de voir comment l’étendre en réalité et notamment aux soutiens publics accordés par des États non membres de l’Union mais qui faussent la concurrence dans l’Union. Cette question pourrait devenir probablement un des enjeux majeurs des discussions avec l’Amérique protectionniste de Donald Trump ou dans le cadre du Brexit tel qu’imaginé par Teresa May en Grande-Bretagne.

1. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France. 1978‐1979, Paris, Gallimard‐Seuil, 2004, « Leçon du 7 février 1979 », p. 124.
2. François Lévêque, « Contrôle des concentrations : UE/US, match nul », Revue Lamy de la concurrence, n°13, octobre/décembre 2007.