L'ascenseur social est-il vraiment en panne? edit

24 avril 2021

La question de la mobilité sociale est un sujet infini de controverses. L’idée la plus couramment répandue dans l’opinion est que l’ascenseur social est bloqué. Formulée de manière aussi abrupte cette idée n’est certainement pas validée par les données. Mais tout dépend en fait de ce qu’on entend par « mobilité sociale ». S’agit-il de mobilité absolue ou brute – qui compare simplement le destin social des enfants à celui de leurs parents – ou de mobilité relative, de fluidité sociale qui compare les chances relatives d’enfants de milieux sociaux différents ? La mobilité brute peut être élevée sans que la mobilité relative le soit, si tout le monde a progressé dans l’échelle sociale au même rythme. Dans ce cas tout le monde aura profité par exemple d’une amélioration de son niveau de vie, sans que les écarts entre catégories sociales se soient resserrés. Sur le plan de la justice sociale, de l’égalité des chances, cela fait évidemment toute la différence.

Il ne fait en tout cas pas de doute que la thèse de la panne de l’ascenseur social est invalidée si l’on parle de mobilité absolue. Plusieurs publications convergent sur ce point : le rapport que l’OCDE a consacré à ce sujet en 2018 (qui reprend la thématique de l’ascenseur social dans son titre[1]), un article récent de trois chercheurs du Nuffield College de l’Université d’Oxford[2], et un papier du meilleur spécialiste français de la question, Louis-André Vallet[3]. Voici ce qu’écrit l’OCDE dans le résumé de son rapport (p. 25) : « En fait, la mobilité ascendante a été importante dans la plupart des pays de l'OCDE et des économies émergentes – en termes absolus. En d'autres termes, dans de nombreux pays, nous vivons mieux que nos parents : nous bénéficions de niveaux de revenus plus élevés, nous avons souvent fait de meilleures études qu'eux, nous vivons dans de meilleurs logements et possédons de meilleurs appareils électroménagers, nous bénéficions de services de meilleure qualité, etc. ». Ce constat vaut aussi évidemment pour la France.

Le rapport de l’OCDE insiste sur la plus grande fiabilité et disponibilité des données de mobilité sociale en termes de profession, notamment pour l’Europe où elles sont issues d’une enquête homogène réalisée régulièrement[4], par rapport à celles issues d’enquêtes plus disparates et moins régulières sur les revenus, même si le rapport étudie également ces dernières. Les chercheurs d’Oxford utilisent les mêmes données et insistent également sur leur qualité. Dans cette chronique je me limiterai donc aux données concernant la profession et limiterai également l’analyse, sauf exception, aux pays européens. Examinons successivement les données brutes et les résultats en termes de mobilité relative auxquels parviennent ces différentes études.

Une mobilité sociale ascendante élevée, mais légèrement déclinante

Les données de la European Social Survey sur la période 2002-2014 permettent de comparer les professions occupées par les parents et leurs enfants en se basant sur la nomenclature des professions dite ESEC (European Socio-Economic Classificattion), fondée essentiellement sur les travaux du sociologue britannique John Goldthorpe. L’étude de l’OCDE et celle des chercheurs d’Oxford confirment que la mobilité globale est élevée en Europe. Pour les hommes elle évolue entre 70% et 80% (de personnes occupant une position professionnelle différente de celle de leurs parents). Pour les chercheurs d’Oxford la France est même le pays d’Europe dans lequel ce taux de mobilité globale est le plus élevé.

Ces données montrent également qu’à l’intérieur de cette mobilité globale, la part de la mobilité ascendante (à côté de la mobilité descendante et des mouvements horizontaux) est importante, avec une ampleur variable d’un pays à l’autre. Dans l’ensemble des pays étudiés par l’OCDE, sur la période 2002-2014, 39,3 % des personnes âgées de 25 à 64 ans occupaient une position professionnelle plus élevée que celle de leurs parents. La France (41,4%) a un niveau de mobilité ascendante proche de celui de ses deux voisins les plus proches, l’Allemagne (42,2%) et le Royaume-Uni (42,2%), mais nettement plus élevé que celui des pays nordiques (entre 36% et 37%) et plus encore que celui de ses voisins méditerranéens (30, 9% pour l’Italie, 34,3% pour l’Espagne). La France est plutôt un pays d’assez forte mobilité ascendante, même si on reste très loin des performances américaines (48,7%) et surtout coréennes (57,8%). Dans l’ensemble, la mobilité ascendante est plus élevée que la mobilité descendante (39,3% contre 28,4% pour l’ensemble des 26 pays étudiés par l’OCDE). Néanmoins, l’étude d’Oxford montre que la France fait partie du groupe de pays dans lequel la mobilité ascendante est à peu près équivalente à la mobilité descendante. C’est un point important, j’y reviendrai.

La hausse de la mobilité globale et la part importante qu’y occupe la mobilité ascendante sont évidemment le résultat de la transformation de la structure des emplois et de sa déformation « vers le haut » (plus d’emplois d’encadrement, moins d’emplois ouvriers). A cet égard, il est intéressant d’examiner plus en détail la mobilité des emplois d’exécution (ouvriers ou employés) vers les emplois d’encadrement entre la génération des parents et celle des enfants (figure 1).

Figure 1. Mobilité intergénérationnelle entre les emplois de travailleurs manuels ou les emplois routiniers et les emplois d’encadrement dans quelques pays européens (Source OCDE)

A. Pourcentage de cadres et de travailleurs manuels dont les parents sont travailleurs manuels, 2002-14

B. Pourcentage de cadres et de travailleurs manuels dont les parents occupent un emploi routinier dans le travail de bureau, le commerce ou les services, 2002-14

Lecture : dans le graphique A, 33,2% des Français dont les parents sont travailleurs manuels sont restés travailleurs manuels tandis que 27,3% sont devenus cadres.

Le profil français sur ces mouvements intergénérationnels en données brutes n’est pas éloigné de celui des pays nordiques, et très différent de celui de l’Italie et de l’Espagne. En France, comme au Danemark ou en Suède, la proportion d’enfants de travailleurs manuels qui deviennent cadres, tout en étant moins élevée que la part d’entre eux qui demeurent dans leur catégorie d’origine, n’en est pas très éloignée, 27,2% contre 33,2%. En Italie ou en Espagne les possibilités de promotion sociale pour les enfants d’ouvriers sont beaucoup plus restreintes (figure 1 A).

Pour les enfants dont les parents occupent des emplois peu qualifiés dans le commerce et les services, ces chances de promotion vers l’encadrement sont encore plus élevées et dépassent celles de devenir travailleur manuel. Là aussi le profil français est proche du profil nordique ou germanique (figure 1 B).

Globalement, la forte mobilité sociale mesurée en termes absolus a stagné ou légèrement reculé, tout en restant à un niveau élevé, à partir des générations nées au milieu du 20e siècle, ce qui peut alimenter le thème du blocage de l’ascenseur social. Mais ce « blocage » n’est pas l’arrêt complet de l’ascenseur, il signifie simplement qu’il n’accélère plus ou décélère légèrement ! Une nuance essentielle et souvent oubliée par beaucoup de commentateurs. Selon l’OCDE, en France, la mobilité sociale absolue est ainsi passée de 60,5% pour les cohortes 1945-59 à 55,5% pour les cohortes 1960-74, une évolution de même ampleur que celle qu’ont connu la Suède et la Norvège et à un moindre degré le Danemark. Les Pays-Bas font figure d’exception en se maintenant à un niveau plus élevé et presque constant de mobilité sociale absolue (61,4%).

Des résultats divergents sur la mobilité relative…

La mobilité relative ou fluidité sociale est une mesure de l’égalité des chances. Dans un modèle à deux classes sociales, elle revient (à travers le calcul des odds ratios) à comparer les chances qu’un individu dont les parents sont cadres devienne lui-même cadre plutôt qu’ouvrier à celles qu’un individu d’origine ouvrière devienne cadre plutôt qu’ouvrier. Sont ainsi éliminés les effets structurels des changements dans la distribution des positions.

Le rapport de l’OCDE de 2018 et l’article des trois chercheurs britanniques d’Oxford de 2020 parviennent à des conclusions opposées en ce qui concerne la mobilité relative en France. Pour l’OCDE, du point de vue de la fluidité sociale, la France (1,2), se classe un peu au-dessus de la moyenne (standardisée à 1) des pays européens en termes de persistance dans la classe sociale d’origine, alors que les pays scandinaves sont nettement en dessous (0,7). L’Italie et le Portugal ont des scores de persistance encore plus élevés (2 et 1,9).

Les chercheurs d’Oxford, sur les mêmes données parviennent à des résultats différents, la France faisant partie des pays où la fluidité sociale serait supérieure à la moyenne (une valeur négative du paramètre Unidiff signifie que l’association entre classe d’origine et classe de destination dans la table de mobilité d’un pays est inférieure à la moyenne des 30 pays analysés, tous n’étant pas représentés sur la figure 2). Les chercheurs d’Oxford ont limité leur analyse à la mobilité sociale des hommes (à la différence de l’OCDE) parce que les femmes sont impactées par le travail à temps partiel qui nécessite selon eux une analyse spécifique. Néanmoins leurs résultats complémentaires sur les femmes à temps complet sont congruents avec ceux des hommes.

Figure 2. Différences par pays des taux de mobilité sociale relative (hommes 25-64 ans) (paramètres UNIDIFF, moyenne=0) Source : Bukodi et al.

Ce n’est pas la première fois que les résultats des recherches sur la mobilité sociale ne convergent pas. Sur des données plus anciennes, ce fut le cas entre John Goldthorpe et Richard Breen. Des travaux complémentaires permettront peut-être de trancher la question. Ces écarts montrent que les résultats sur la mobilité sociale relative sont très sensibles aux variations des nomenclatures utilisées (apparemment un peu différentes dans l’étude de l’OCDE et dans celle de Bukodi et de ses collègues) et des méthodes d’estimation des paramètres (également différentes). Il faut donc les interpréter avec prudence.

… mais qu’il faut relativiser

Cependant, un autre résultat de l’étude d’Oxford conduit peut-être à ne pas attacher une importance excessive aux données de mobilité sociale en termes relatifs. En effet, ils montrent que les différences de taux relatifs entre pays, c’est-à-dire le degré d’inégalité des chances de mobilité, ne contribuent que très peu aux différences de taux absolus entre pays. Ce point avait été déjà souligné il y a bien longtemps par un pionner des recherches sur la mobilité sociale en France, Claude Thélot, dans un livre (Tel père, tel fils ?) de 1982 !  Ce sont d’abord les changements structurels des positions professionnelles entre les générations qui expliquent les configurations nationales de mobilité sociale. La mobilité est avant tout produite par ces transformations de la structure des emplois qui dépend elle-même de l’évolution de l’économie et des mouvements des plaques tectoniques sectorielles.

Les individus eux-mêmes sont certainement plus sensibles à la mobilité absolue qu’à la mobilité relative. Les acteurs sociaux ne calculent pas spontanément les odds ratios ! Les enfants d’ouvriers ne comparent pas leurs chances relatives de promotion à celles des enfants de cadres. A l’échelle des individus, il s’agit d’une fiction théorique. Ils peuvent par contre estimer leurs chances d’ascension sociale par rapport au destin de leurs parents.

Sur ce plan, la France présente un profil qui peut peut-être expliquer la prégnance de l’idée que l’ascenseur social est en panne. En effet, les chercheurs d’Oxford montrent que la France fait partie du groupe de pays (avec notamment les pays scandinaves et la Grande-Bretagne) dans lesquels mobilité ascendante et mobilité descendante sont très proches. Mais surtout, ils montrent que dans ce groupe de pays, d’une génération à l’autre, la mobilité descendante finit par prendre le pas sur la mobilité ascendante[5]. C’est aussi à une conclusion de ce type à laquelle parvient Louis-André Vallet sur les données françaises de l’enquête de l’INSEE Formation-Qualification-Professionnelle (FQP).

En se déformant vers le haut la structure sociale accroît les positions d’origine à statut social élevé. Mais si cette déformation vers le haut se ralentit dans les générations qui arrivent sur le marché après cette première phase de croissance, la probabilité de conserver ces positions diminue. D’après les chercheurs d’Oxford, ce serait un processus de ce type qui serait en cours dans une partie de l’Europe dont la France.

Finalement, tout cela conduit à une réflexion plus générale sur le rôle de la mobilité sociale et sa désirabilité. Imaginons un instant une société dans laquelle les marges de la table de mobilité sont figées, une société immobile économiquement dans laquelle le poids de chaque catégorie sociale reste fixe. Dans une telle société, si une mobilité sociale existait néanmoins, elle ne pourrait être que relative et elle résulterait d’un jeu à somme nulle : chaque promotion sociale se paierait d’un déclassement. Ceux qui sont en bas n’y verraient sans doute pas d’inconvénient, mais ce ne serait probablement pas le cas de ceux qui sont en haut ou même dans les states intermédiaires de la structure sociale. La lutte des places pourrait raviver la lutte des classes, mais une lutte des classes qui n’opposerait plus une minorité exploiteuse à une masse exploitée, mais deux moitiés de la société entre elles.

Un tel scénario est évidemment une fiction. Mais il montre a contrario la désirabilité d’un contre-modèle dans lequel la société en mouvement, grâce à la croissance et à l’innovation, voit sa structure sociale continuer de se déformer vers le haut. Néanmoins la question se pose : la mobilité ascendante ne connaîtra-t-elle pas à un moment ou à un autre un « plafond de verre » ? Si tel était le cas, il est à craindre que cela se traduise par un durcissement des rapports sociaux.

 

[1] A Broken Social Elevator ? How to Promote Social Mobility, OCDE, 2018

[2] Erzsébet Bukodi, Marii Paskov, Brian Nolan, “Intergenerational Class Mobility in Europe: A New Account” Social Forces, 98, 3, mars 2020.

[3] Louis-André Vallet, « Mobilité observée et fluidité sociale en France de 1977 à 2003 », Idées économiques et sociales, 2017/1 (n° 175) p. 6-17

[4] European Social Survey, 2002-2014.

[5] Dans la génération 1938-49, la mobilité ascendante est nettement supérieure à la mobilité descendante ; les deux s’égalisent dans la génération 1950-54 et la mobilité descendante finit par l’emporter dans la génération 1965-75.