Europe: l'impôt sur les sociétés est-il condamné ? edit

12 avril 2006

La possible harmonisation des bases de l'impôt sur les sociétés était à l'ordre du jour de la réunion des ministres des Finances de l'Union européenne (UE), vendredi et samedi derniers à Vienne. Elle a donné lieu à une passe d'armes entre partisans et adversaires d'une telle harmonisation. Les crispations ont pour origine l'intensification de la concurrence fiscale entre Etats membres, induite notamment par l'élargissement de 2004.

Ainsi, l'Allemagne reproche à l'Autriche d'avoir abaissé son taux d'imposition pour attirer des entreprises, laquelle répond qu'il lui a fallu réagir à l'agressivité fiscale de la Slovaquie voisine. De 1996 à 2005, le taux d'imposition moyen sur les sociétés a en effet diminué de 11 points de pourcentage dans les nouveaux Etats membres. Les quinze pays d'Europe de l'Ouest ne sont pas en reste avec une baisse de 9 points. Et l'élargissement des assiettes d'imposition n'a pas compensé la baisse des taux nominaux. Cette évolution ressemble fort à une concurrence fiscale exacerbée entre Etats membres, dans le but d'attirer des investissements étrangers. Pour boucler leur budget, les Etats peuvent alors être tentés de reporter la pression fiscale sur les bases immobiles : d'où l'idée d'augmenter la TVA.

Pourquoi, alors que les entreprises considèrent l'accès au marché comme le critère principal de leur localisation, non la fiscalité, les taux d'imposition tendent-ils à diminuer, et à diminuer si vite ? Lorsqu'on évalue la réactivité respective des investissements étrangers au taux d'imposition sur les sociétés et au stock d'infrastructures publiques, on se rend compte que financer une élévation du stock de capital public au moyen d'une hausse de l'IS est une stratégie à coup sûr perdante. En effet, l'augmentation du capital public coûte trop cher pour être financée par le seul impôt sur les sociétés, qui ne représente qu'environ 3% du PIB dans les pays de l'Union européenne, soit l'ordre de grandeur du déficit récurrent des finances publiques en France. Mais on peut aussi investir dans le capital public et financer cet investissement à l'aide d'autres taxes comme, par exemple, la TVA. Puisque les infrastructures bénéficient aussi aux ménages, il est logique que ceux-ci contribuent aussi à leur financement. La concurrence des Etats pour attirer les investissements se traduirait alors par un report de la charge fiscale vers les bases les moins mobiles comme la consommation.

Un tel transfert de charge s'est-il produit en Europe ? Malgré la baisse des taux d'imposition, les recettes au titre de l'impôt sur les sociétés sont restées stables en pourcentage du PIB depuis 1996. Ce phénomène résulte de l'accroissement du nombre d'entreprises et de la hausse de leur profitabilité. A l'inverse, les taux de TVA ont légèrement augmenté. Mais en Allemagne, la hausse de deux points de TVA annoncée par la coalition, en partie seulement compensée par une baisse de cotisations sociales, ne peut que renforcer le phénomène : le transfert de charge fiscale est en marche dans le plus grand pays de la zone Euro.

La concurrence fiscale peut également se traduire par un transfert de dépenses publiques en faveur des biens publics "productifs" qui bénéficient aux entreprises, au détriment des biens publics dont les ménages sont les seuls usagers tels la redistribution, les dépenses de santé ou les infrastructures de loisirs. En un mot, les ménages bénéficieront de meilleurs réseaux routiers et de meilleures universités, mais au détriment des transferts sociaux ainsi que des stades, théâtres et logements sociaux. Ce type d'évolution est susceptible d'accentuer les inégalités entre ménages, même si elle est en principe favorable en termes d'emploi.

Toutefois, la concurrence entre Etats dans le but d'attirer les activités peut les encourager à une meilleure efficacité : élever la quantité et la qualité des infrastructures et services publics pour un même coût ou bien abaisser le coût pour une même quantité/qualité. Il s'agit là d'un argument en faveur de la concurrence fiscale. L'impact de la concurrence fiscale dans cette direction est toutefois difficile à quantifier, puisque les Etats membres sont aussi soumis au Pacte de stabilité et de croissance, lequel incite également à rationaliser la dépense publique. Surtout, une meilleure efficacité du secteur public est de nature à renforcer le transfert de dépenses au détriment des ménages : si la puissance publique est plus efficace pour construire routes et théâtres, elle a intérêt à élever la part relative des dépenses allouées aux routes car celles-ci permettent de produire davantage et par conséquent d'engendrer des recettes fiscales supplémentaires.

Au total, la concurrence fiscale entre les pays de l'Union Européenne ne mènera sans doute pas à la disparition de l'impôt sur les sociétés, pour trois raisons. La concurrence entre impôts constitue déjà un obstacle : si l'IS disparaît, les ménages les plus riches auront tout intérêt à s'établir en sociétés. Ensuite, il faut tenir compte de l'hétérogénéité des demandes des entreprises quant aux infrastructures publiques. Un pays peut proposer des biens publics de meilleure qualité en échange d'une taxation plus forte et attirer ainsi des entreprises de haute technologie, tandis qu'un autre jouera la carte de la fiscalité légère pour des services publics de moindre qualité et attirer par exemple de simples usines " tournevis ". C'est un scénario que l'on pourrait qualifier de concurrence heureuse. Enfin, la concurrence politique fera son œuvre : le transfert de charge fiscale des entreprises vers les ménages, ou de dépenses publiques en faveur des entreprises au détriment des ménages, se heurtera inévitablement au fait que ce sont les citoyens et non les entreprises qui ont le droit de vote. Un équilibre émergera entre concurrence fiscale et concurrence politique, peut-être au prix d'une certaine instabilité du processus politique pendant un certain temps. Des freins naturels existent donc à une baisse ininterrompue des taux et un plancher devrait être trouvé, en l'absence de tout accord politique sur une quelconque harmonisation qui reste aujourd'hui le scénario le plus probable.