Financer l’Etat social: et si on s’appuyait sur la richesse liée à la terre? edit

March 24, 2022

Avec une dette publique à 116% du PIB à la fin de l’année 2021, dont l’augmentation récente est due au Covid, mais dont la tendance est positive depuis des décennies, se repose la question de son financement et de nos déficits publics récurrents.

Il faut l’admettre, nous n’arrivons pas à financer d’une manière pérenne notre modèle social. Il ne faut pas le remettre en cause, car il n’a pas démérité : il a contenu les inégalités de revenu après transferts et finance la santé et l’éducation des Français. Mais, mal financé, il pèse sur le travail (cotisations sociales), sur le capital notamment par les impôts de production, et par le déficit, sur les impôts futurs.

Ce triple mode de financement avait du sens lors de la création de la Sécurité sociale : la France de l’après-guerre était au plein emploi lors des Trente Glorieuses ; le rendement du capital était élevé dans le contexte de la reconstruction, l’imposer avait peu d’effet sur l’investissement car nous étions dans une période de rattrapage économique ; et la croissance démographique et économique et une inflation modérée permettaient de s’endetter sans grandes inquiétudes.

A l’époque, il ne serait venu à l’idée de personne de financer la Sécurité Sociale sur la valeur du foncier, bien qu’historiquement la France ait toujours détenu la majeure partie de sa richesse sous cette forme : les terres agricoles et l’immobilier représentaient environ cinq fois le PIB entre le XVIIIe et le XIXe siècle, et c’est toujours vrai aujourd’hui, l’immobilier notamment urbain portant l’essentiel de cette valeur et non plus les terres. Or cette valeur était au contraire à son minimum dans l’après-guerre : destructions de guerre ; démographie pas encore renaissante et taux élevés d’intérêt expliquent que l’immobilier et les terres valaient seulement une fois et demi le PIB à l’époque.

En 1950, cela avait un sens de ne solliciter que les facteurs productifs, le capital et le travail. Depuis, les données du financement du modèle social (qui va bien au-delà des retraites et des indemnités chômage) se sont totalement inversées : soixante-dix ans plus tard, ce sont l’immobilier et plus spécifiquement la terre qui ont capté la richesse nationale. Les terres, à elles seules, représentent trois fois le PIB du pays, 7000 milliards d’euros, dont un peu plus de 4000 milliards pour les ménages et de 2000 pour les entreprises, et un peu moins de mille milliard pour les collectivités locales, l’État et les organismes non-marchands (Église, associations).

Le financement actuel sur les facteurs productifs entrave la croissance et l’attractivité du pays. Il pèse trop sur le travail (cotisations sociales). Cela rend les salaires nets trop faibles par rapport au coût du travail. Les conséquences en sont délétères à terme. Pour n’en citer que deux : une jeunesse, en très grande partie diplômée gratuitement, tentée d’aller monnayer ses diplômes à l’étranger, et dans le bas de la distribution des salaires, des charges qui peuvent créer des progressions salariales trop peu attrayantes voire des trappes à inactivité. Dans le même temps, les impôts de production taxent l’activité économique à un taux parmi les plus lourds d’Europe, ce qui ne rend pas le contexte propice à l’investissement. D’ailleurs, le capital productif installé en France par tête d’habitant est le plus faible des plus grands pays européens : l’Italie, l’Allemagne et la Grande-Bretagne ont un capital par habitant plus élevé. Enfin, le troisième mode de financement du modèle social est à travers des déficits : la dette file, et fait craindre une hausse des impôts futurs, ce qui grève la rentabilité future des investissements.

Taxer l’investissement immobilier n’est pas pour autant la solution : cela produit les mêmes désincitations que la taxation du capital des entreprises : en diminuant les rendements, on le décourage. En revanche, la partie terre est la base fiscale quasi-parfaite par excellence : cet actif n’est pas le fruit d’un effort car ce n’est pas un actif produit. De plus, il ne franchit pas les frontières : on ne part pas avec sa terre dans un autre pays. Enfin, la base est large et ces 7000 milliards représentent plus de 200 000 euros de richesse potentielle par ménage. Des taux faibles assurent donc des recettes fiscales importantes.

De plus, tout indique que cette richesse est très mal répartie : il ne s’agit pas que des résidences principales, encore que ce soient essentiellement les 30% de ménages les plus pauvres qui ne sont pas propriétaires et ne seraient pas soumis à cette imposition. Il faut considérer l’ensemble des terres : le foncier du résidentiel locatif privé, dont une étude récente de l’INSEE a montré la très forte concentration[1] ; les résidences secondaires de luxe voient leurs prix défier l’imagination et s’accumuler dans les patrimoines des milliardaires ; les vignes, les forêts sont des parts de portefeuilles patrimoniaux importantes et fortement défiscalisées, et même les terres agricoles, à rebours de l’image du petit paysan, font l’objet de spéculation et de concentration. Les agriculteurs exploitants sont une catégorie très hétérogène et le patrimoine moyen dépasse celui des cadres et professions dites supérieures, atteignant plus de 900 000 euros en moyenne et qui approche désormais deux millions pour les 10% les plus riches. En Suède, il est possible de mesurer la valeur des différentes composantes de la richesse des plus fortunés. Il s’avère que la part de la seule terre (dans l’immobilier, cela exclut la valeur des bâtis) atteint 25% au niveau du top 1% des plus riches, en combinant forêts, terres agricoles, logements et terre des entreprises détenues en propre) ; et cela exclut la composante terre des entreprises détenues en action, dont le top 1% détient une très grosse partie.

Avec les ressources d’une taxe sur la terre de 1%, il serait possible de supprimer en contrepartie trois taxes anti-économiques : la fiscalité des loyers qui pénalise les rénovations et décourage le locatif par les particuliers, les frais de notaires (droits de mutation à titre onéreux) qui taxent la mobilité et donc le dynamisme économique et enfin la taxe foncière qui repose en partie sur le bâti et pénalise celui qui rénove son bien ou l’agrandit. Avec une taxe à 2% et un peu de progressivité, il est possible de récupérer 60 milliards supplémentaires pour baisser les cotisations sociales et les impôts de production.

Dans les deux cas, il y a un donnant-donnant ; un quid pro quo : aider les jeunes, grâce à la rente foncière qui a beaucoup bénéficié de la conjoncture, des taux et de l’urbanisation mais sans que l’effort n’y soit pour grand-chose. C’est un vaste chantier à ouvrir, mais qui est impératif : les déficits ne disparaissent pas car la fiscalité du pacte social est basée sur un socle qui s’érode et grève notre compétitivité. Les Français ont préféré l’immobilier et la terre et ont vu leur richesse croître très rapidement dans ce domaine, mais il faut maintenant préparer l’avenir et réorienter leur épargne vers l’emploi, la mobilité et l’innovation. 

Des expériences étrangères ont été menées, elles ont une histoire ancrée dans l’économie politique. Les principes que nous défendons ici ont été plébiscités par les plus grands économistes, de Smith à Ricardo,  de Walras à Modigliani, Solow et Stiglitz, des plus libéraux aux sociaux-démocrates, du Nord de l’Europe (Estonie) à l’hémisphère Sud (Nouvelle Galles du Sud en Australie, Afrique du Sud, Colombie), de l’Est (Singapour) à l’Ouest (Pennsylvanie), certes sous des formes diverses et dont les leçons ne sont pas faciles à généraliser directement en France, mais qui montrent l’universalité et l’atemporalité des principes à mettre en œuvre.   

Des études doivent être menées pour collecter des données, pour mesurer la valeur des terres et en particulier des terres bâties : ce n’est pas excessivement compliqué, bien moins que l’évaluation des biens immobiliers car ceux-ci sont plus hétérogènes que la terre sous-jacente qui a une valeur potentielle plus homogène et progressive sur le territoire. Les données se multiplient avec l’essor du big data, ce qui laisse espérer l’obtention de valeurs de plus en plus précises. Il faudra ensuite créer l’instrument fiscal avec un taux faible et en contrepartie supprimer les autres taxes sur l’immobilier, de façon à assurer les citoyens du caractère équitable de cette réforme ; et enfin avancer graduellement mais sûrement avec cette balance fiscale des facteurs productifs vers la terre. Le chantier d’un quinquennat sans doute pour juste lancer les opérations.   

Alain Trannoy et Etienne Wasmer ont récemment publié Le Grand Retour de la terre dans les patrimoines, et pourquoi c’est une bonne nouvelle, Odile Jacob, 2022.

 

[1] Selon l’étude de André M. et Meslin O. (« Et pour quelques appartements de plus : Étude de la propriété immobilière des ménages et du profil redistributif de la taxe foncière », INSEE), 3,5% des ménages sont propriétaires des 50% de logements en location détenu par les particuliers.