Crise du patriarcat: vers un séparatisme femmes/hommes inéluctable? edit

22 octobre 2021

 

Est-on à l’aube d’un séparatisme femmes/hommes ? Émergence du néo-féminisme, stigmatisation du mâle blanc, virilisme, la guerre des sexes s’est emballée aux États-Unis et, au-delà des mots et des débats théoriques, s’évalue selon une donnée bien concrète : les Américains se mettent de moins en moins souvent en couple, selon une étude du Pew Research Center.

La solitude pour soi?

Alors qu’en 1990, 67% des Américains de 25-54 ans vivait avec un(e) partenaire, ils ne sont plus que 53% en 2019 faire ce choix[1]. Comme dans beaucoup de pays, on se marie moins et on pratique davantage l’union libre (9% aujourd’hui des ménages américains contre 4% il y trente ans), mais ce dernier point n’a pas enrayé le cheminement qui semble inexorable vers la solitude – la vraie ou la solitude avec des enfants. Une précision : le recul de l’âge de la mise en couple n’explique pas cette chute de la proportion de couples puisqu’un focus sur la tranche d’âge 40-54 ans indique la même tendance à la décohabitation que pour les trentenaires.

Faut-il voir dans ce nouvel empire de la solitude un goût pour l’autonomie au détriment de l’engagement, un égocentrisme de l’ère de l’individu qui conduit à éviter les interactions et contraintes de la vie en couple, une lassitude des deux sexes l’un envers l’autre ? Cette prédilection pour un « logement à soi » est-elle d’ordre culturel, lié notamment à l’émancipation des femmes ? Des féministes françaises affirment qu’elles en ont assez de devoir « éduquer » les hommes, qu’elles n’en peuvent plus d’assumer la charge mentale de la vie commune, et qu’elles sont à la recherche d’un célibat libérateur : elles suivent en cela une tendance encore plus accentuée aux États-Unis, où suite à l’affaire Weinstein les rapports hommes/femmes se sont encore tendus. Bridget Jones ne serait plus ce qu’elle était, elle se serait affranchie du besoin de trouver un partenaire pour le plaisir de la vie à deux, pour le regard des autres, et aussi pour assurer son destin biologique de mère. Seul un recul statistique permettra de vérifier à terme la réelle teneur de cette transformation, mais d’ores et déjà beaucoup de jeunes disent ne pas souhaiter d’enfants, en particulier en raison de la menace écologique, et l’indice de natalité des femmes américaines connait une érosion (1,64 enfant par femme en 2020), tout comme en France.

Être en couple ou pas: une nouvelle polarisation

Pourtant, à la lumière de l’étude du Pew Research Center, il semble que l’évolution vers la solitude cache aussi autre chose. En effet observer la société par le prisme de la cohabitation ou non des individus de 25-54 ans révèle une polarisation dont on parle peu : la distance économique et culturelle qui se creuse entre le groupe des personnes « en couple » et le groupe des personnes seules – avec ou sans enfants. Les premiers ont en moyenne un plus haut niveau éducatif (41% de niveau au moins de bachelor, équivalent de bac +3, contre 29%) un meilleur taux d’emploi (82% contre 75%), un meilleur salaire annuel (médiane de 49 000 dollars contre 35 000 dollars), et ont moins de risque d’appartenir au groupe des personnes financièrement vulnérables[2] (26% contre 37%). Précisons aussi que 28% des personnes seules ou seules avec enfants vivent encore chez leurs parents (contre 3% des couples) : soit qu’elles ne les aient jamais quittés, soit qu’elles soient revenues au bercail en raison de leur pauvreté ou à la suite d’un accident de la vie, phénomène exploré par la sociologue Katherine Newman dans The Accordion Family[3].

Les hommes, plus que les femmes, font les frais de cette évolution, en particulier les hommes noirs qui dans la tranche d’âge étudiée sont pour 59% d’entre eux sans partenaire, un taux radicalement plus élevé que pour les hispaniques (38%), les blancs (33%), ou les asiatiques (29%). Sur presque tous les aspects déjà cités – niveau éducatif, avoir un emploi, niveau de salaire, être financièrement vulnérable – les hommes célibataires sont plus mal lotis que les hommes en couple[4], et ce décalage négatif est plus accentué que pour les femmes. Ainsi les femmes seules ont plus souvent un emploi (77%) que les femmes en couple (74%) , et parmi elles le taux de vulnérabilité (37%) est presque identique à celui des femmes en couple (38%). Enfin, sans surprise, les hommes seuls vivent plus souvent dans le foyer de leurs parents (31%) que les femmes seules (24%) ; et ils ont moins souvent aussi d’enfants vivant avec eux (8%) que les femmes seules (32%).

Être en couple renforce les chances de bien s’en sortir économiquement. Les hommes avec un haut niveau scolaire, un bon salaire, et des perspectives de carrière sont des personnes « désirables » pour des épouses potentielles, et ensuite la conjugalité dope les possibilités de réussite économique. On observe la même tendance chez les femmes, dont le niveau d’éducation a fait un bond : pour les femmes en couple il s’est considérablement élevé (il passe de 23% de niveau « bachelor » en 1990 à 43% en 2019) , elles ont aujourd’hui un meilleur taux d’emploi ainsi que de meilleurs salaires que les femmes seules.

Or en 1990 c’était tout le contraire ; les femmes américaines vivant seules gagnaient plus que les femmes en couple, et simultanément ces dernières avaient davantage de risques d’être catégorisées comme vulnérables. De même en France, dans les années 1980 maintes études signalaient que la promotion des femmes suivait deux voies séparées, le mariage ou faire carrière en solo[5]. Aujourd’hui c’est plutôt la femme en couple qui, semble-t-il, comme aux États-Unis, remporte la mise – ma recherche avec Jean-Laurent Cassely sur la Génération surdiplômée (Odile Jacob, 2021) l’atteste.

La fin du prince charmant

Le mariage d’une jeune femme d’origine modeste avec un homme de catégorie supérieure (souvent son patron) a fourni la trame romantique des comédies américaines des années 1950. Ce conte de fée moderne s’accompagnait d’une petite musique sociologique : le mariage comme ascenseur social efficace des femmes, renvoyant l’image d’une société généreuse en brassages des conditions de vie grâce aux malices du cœur. Aujourd’hui, les canons ont changé : le glamour pour une femme, c’est d’être diplômée et de former un couple bi-actif avec un diplômé – voilà, en tout réalisme, l’unité de base désirable pour élever deux-trois enfants, et mettre en œuvre une parentocratie dynamique et éclairée, comme maints travaux récents sur les élites américaines éduquées en témoignent[6]. Parallèlement, le modèle de la warrior qui s’assume financièrement et ne cherche pas à se projeter vers la parentalité est en hausse aussi.

Au bas de l’échelle des effets cumulatifs de la non conjugalité, on trouve les travailleurs pauvres, souvent seuls avec ou sans enfants, obligés pour une part non négligeable d’entre eux de cohabiter avec leurs « vieux » parents. Aux Etats-Unis, cette donnée se double d’une dimension raciale : les hommes noirs occupent la position la plus fragile en la matière.

Une autre étude du Pew Research Center centrée sur la jeunesse confirme cet affaiblissement de la vie en couple : en 2016, 50% des 18-24 ans vivaient encore chez leurs parents contre 40% en 1980 ; 25% des 25-29 ans et 13% des 30-34 ans faisaient de même contre respectivement 11% et 5% en 1980. Bien sûr, ce maintien au bercail (ou le retour au bercail après un faux départ) concernait davantage les sans diplômes, ceux qui arrêtent tôt leurs études, et les jeunes issus de familles immigrées. Le changement en cours est spectaculaire : davantage de jeunes de 18-34 ans vivent chez leurs parents (32,1%) qu’ils ne vivent en couple (31,6%) (voir mon article Telos du 7 juillet 2016 : « Partir, revenir : le rude parcours de l’autonomisation des jeunes »).

Cet affaiblissement du couple classique est une caractéristique de la démographie sociale et des modes de vie en Amérique, mais cette évolution suit une courbe proche en France, et sans doute dans la plupart des pays développés[7]. À la lumière de ces statistiques, il semble que le séparatisme est pour une part en marche, mais qu’il revêt deux dimensions opposées.

Il existe un célibat de confort chez les couches aisées et éduquées, en particulier les femmes trentenaires, un célibat de choix. Parallèlement, il existe un célibat de désaffiliation chez les pauvres, en particulier pour les hommes.

Entre les lignes surgit l’aspect matériel de ces tendances : le couple s’impose comme « un moyen de s’en sortir économiquement », d’affirmer une puissance sociale, en particulier dans les classes moyennes et supérieures. À l’aune de l’essor des familles monoparentales, aux États-Unis comme en France, il est difficile de lui attribuer trop de poids dans le système de la reproduction biologique et de l’éducation. En quelques décennies on s’est éloigné radicalement de l’imaginaire américain romantique des années 1950 qui mêlait utopie sociale (la mixité) et exaltation des sentiments. Un imaginaire symétrique toutefois s’esquisse : la promotion de l’homme modeste par une union avec une femme puissante, thème du film britannique à succès Coup de foudre à Notting Hill (1999), où un modeste libraire (Hugh Grant) et une star du cinéma (Julia Roberts) tombent amoureux.

 

[1] “Rising Share of U.S. Adults Are Living Without a Spouse or Partner”, Pew Research Center, 5 octobre 2021. Le rapport, sans qu’il le soit clairement indiqué, prend vraisemblablement en compte les couples LGBT. Précisons que dans les générations nées entre 1980 et 1999, 8,2% des individus se définissent comme appartenant au groupe LGBT, un chiffre en nette augmentation par rapport aux générations précédentes. selon un rapport de l’OCDE.

[2] Personne vivant en dessous de 150% du seuil de pauvreté qui est de 19 950 dollars par an pour une personne seule.

[3] Katherine Newman, The Accordion Family: Boomerang Kids, Anxious Parents, and the Private Toll of Global Competition, Beacon Press 2013.

[4] Les hommes seuls ont trois fois plus de risques d’être considérés comme financièrement vulnérables (36%) que les hommes en couple (13%).

[5] En France, les femmes célibataires avaient trois fois plus de chances que les femmes mariées de devenir cadres supérieures. Voir François de Singly, « Mariage, dot scolaire et position sociale », Economie et statistique, 1980.

[6] Elizabeth Currid-Halkett, The Sum of Small Things : A Theory of the Aspirational Class, Princeton University Press, 2017. Tyler Cowen, The complacent class, St Martin’sPress, 2017 ; Richard Reeves, Dream Hoarders: how the American Upper Middle Class is Leaving everyone Else in the Dust. Why that is a problem and what to do about it, Brookings Institution, 2017.

[7] En 1990, dans la tranche 40-54 ans il y avait davantage de personnes seules aux Etats-Unis (24%) qu’en France (20%) ; la France a suivi la même tendance à l’affaiblissement du couple et les taux de personnes seules sont aujourd’hui peu différents (autour de 29% de personnes seules dans la tranche 40-54 ans en France, 31% aux États-Unis) (France INSEE Portrait social 2020). Ce que montrent clairement les données du Pew Research Center, c’est la différenciation entre les ethnies, et la place particulière occupée par les hommes noirs dans le développement du célibat aux États-Unis. Faute de statistiques ethniques, il est difficile de savoir ce qu’il en est en France.