Un meilleur monde est-il possible? L’optimisme conditionnel de Steven Pinker edit

13 septembre 2018

La dernière livraison de Steven Pinker, Enlightenment Now[1], est un vibrant plaidoyer pour les valeurs et le projet de société portés par les Lumières. Le livre a déjà fait date et suscité un vif débat dans le monde anglo-saxon. « Aie le courage de te servir de ton propre entendement », proposait Emmanuel Kant dans son essai Qu’est-ce que les Lumières ? Telle est la devise qui a inspiré Steven Pinker dans son étude minutieuse des remarquables avancées sociales, économiques, politiques et scientifiques réalisées au cours des siècles récents. Les lignes qui suivent ne représentent qu’une fraction du bilan.

Un habitant des Etats-Unis ou de l’Europe né au milieu du 18e siècle vivait 35 ans en moyenne tandis que l’espérance de vie globale avoisinait 29 ans. En 2015, ces deux indicateurs atteignaient respectivement 81 et 71 ans. Il y a deux siècles, un tiers des enfants nés dans les pays les plus riches mouraient avant leur cinquième anniversaire alors qu’aujourd’hui cette fatalité ne pèse plus que sur 6 pour cent des enfants nés dans les pays les plus pauvres.

Le monde est cent fois plus riche qu’il ne l’était il y a deux cents ans et les inégalités de revenus à travers les nations et entre leurs ressortissants ont régressé. Pendant les deux derniers siècles, la proportion de l’humanité vivant dans la pauvreté extrême (moins de 1,9 dollar par jour et par personne) a reculé de 90 à 10% et le taux d’alphabétisation est passé de 12 à 83%. En 1800, un travailleur anglais rémunéré au salaire moyen devait consacrer le revenu de 6 heures de labeur à l’achat d’une bougie de suif procurant une heure d’éclairage. La grande majorité se résignait à l’obscurité après le coucher du soleil. En 1994, une demi-seconde de travail suffisait à l’ouvrier moyen pour acquérir la même heure d’éclairage dispensé par une ampoule fluorescente compacte sans fumée, odeur ou vacillements et à moindre risque d’incendie.  

Au début du 20e siècle, les femmes ne jouissaient du droit de vote que dans un seul pays ; aujourd’hui elles votent partout où les hommes y sont habilités à l’exception d’une seule entité étatique : la Cité du Vatican. En 1988, le monde comptait 45 Etats démocratiques où vivaient deux milliards de personnes ; les 103 démocraties dénombrées au moment d’écrire ces pages hébergent 4,1 milliards d’habitants. Au cours des dernières décennies, l’humanité a émis moins de polluants, déversé moins de pétrole, affecté plus d’espace aux réserves naturelles, éliminé moins d’espèces et préservé la couche d’ozone. 

Steven Pinker attribue cet essor à la mise en œuvre des idéaux des Lumières, plus précisément aux quatre éléments placés en exergue dans le sous-titre de son livre : la raison, la science, l’humanisme et le progrès. À ses yeux, ce mouvement s’est entre autres concrétisé par les libertés d’expression et de conscience, la coopération et l’échange internationaux (le « doux commerce » cher à Montesquieu), le cosmopolitisme, l’État de droit et les droits de l’homme. Il a promu des institutions telles que l’enseignement public, le gouvernement démocratique, les organisations internationales, etc.

 

Enlightenment Now a déjà fait l’objet de nombreux comptes rendus, positifs comme réprobateurs. Les invectives quelquefois acerbes que Steven Pinker adresse à ses contradicteurs lui ont valu des répliques cinglantes. D’aucuns dénoncent les approximations et les simplifications qui entacheraient la définition qu’il donne des Lumières. Il est vrai que le courant a connu de multiples expressions différant selon les lieux et les protagonistes. Steven Pinker en est conscient mais son livre n’est pas consacré à l’histoire des idées. Il énonce un certain nombre de principes dont l’influence s’est étendue et renforcée à partir du 18e siècle. Sa compréhension comporte toutefois les principaux ingrédients de l’esprit des Lumières[2] : un projet basé sur l’autonomie humaine dont la première conquête est la connaissance, nourrie par la raison et l’expérience, conduisant à l’essor de la science et à la recherche d’un sens à l’existence terrestre de l’homme.

Des lecteurs sceptiques estiment que Steven Pinker n’a pas établi une causalité historique entre les valeurs des Lumières et les progrès qu’il a amplement détaillés. Pour s’imposer et façonner la société, les idées nouvelles doivent tomber dans un terreau propice à leur épanouissement et à leur propagation. Steven Pinker n’en disconvient pas et rappelle que, dans l’Angleterre des 17e et 18e siècles, les institutions « extractives » aux mains d’une clique autoritaire et prédatrice ont cédé le pas à une économie ouverte, débarrassée des monopoles, où les transactions, la propriété privée et les contrats étaient protégés par le droit. En outre, les banques, les corporations et les agences gouvernementales obéissaient à des obligations fiduciaires et non plus à des connivences entre personnes intéressées.

Ces institutions favorables à la révolution industrielle ont certes été façonnées au cours d’un long processus de gestation entamé au Moyen Age. Mais les conquêtes les plus décisives ont été acquises aux 17e et 18e siècles, sous la pression de groupes d’intérêts suffisamment organisés et influents pour obtenir les réformes politiques requises[3]. Les transformations institutionnelles et économiques paraissent concomitantes[4] à l’avènement des Lumières britanniques si bien qu’il est difficile de démêler les causes des effets : les deux phénomènes semblent s’être épaulés mutuellement.

Pour Steven Pinker, l’humanisme athée représente la forme la plus aboutie de la pensée des Lumières; il voit dans le déclin de la ferveur religieuse un progrès de l’humanité. On objectera que, s’il n’est pas indispensable de croire en Dieu pour se conduire moralement, il n’est pas non plus nécessaire de nier son existence pour embrasser le progrès et l’humanisme. En outre, force est de constater que la plupart des grandes figures des Lumières n’étaient pas des athées mais des déistes croyant à un Dieu créateur qui n’intervient pas dans la nature. L’argument dépasse toutefois ces simples considérations. L’auteur renvoie à des aspects récurrents de la pensée des Philosophes : la quête d’une morale laïque validée par la raison autonome, la primauté de la science sur les explications surnaturelles et le refus de la soumission aveugle à des articles de foi ou à l’exégèse des textes sacrés. S’il force parfois le trait en affirmant la supériorité de l’athéisme, il ne condamne pas les religions tant que leurs préceptes se fondent sur des raisons justifiables et qu’elles poursuivent des objectifs humanistes. De même que l’athée Pinker, les penseurs déistes des Lumières ont souvent procédé à une critique systématique des religions qui présentent leurs dogmes comme les seuls vrais. Croire à Dieu ne dispense pas de soumettre les doctrines religieuses à examen et d’en rejeter les articles liberticides, intolérants ou superstitieux, une introspection qui a conduit à la réforme de certaines confessions. Cette approche criticiste s’est traduite dans la pratique législative des démocraties libérales à travers la liberté de conscience et la séparation du temporel et du spirituel.

On fait encore grief à Steven Pinker de ne retenir que le côté positif des Lumières et de les disculper trop commodément des dérives qu’une instrumentalisation froide et cynique de la science et de la raison a pu justifier. Le colonialisme, le racisme et l’eugénisme ont en effet brigué des légitimations scientifiques ou rationnelles. Steven Pinker reconnaît que les sociétés humaines sont capables de régressions insoupçonnées. Les totalitarismes qui ont entaché le 20e siècle l’ont amplement montré. Néanmoins, il se refuse à juste titre d’imputer ces désastres aux valeurs des Lumières. Steven Pinker concède que certaines théories scientifiques, souvent gauchies à dessein, ont été convoquées pour justifier des excès déplorables. Il considère cependant qu’un examen attentif du contexte historique montre que la science n’a joué qu’un rôle limité dans l’avènement des mouvements et programmes politiques en cause. Ceux-ci auraient principalement émané de facteurs sociaux, intellectuels ou culturels.

Les allégations de « scientisme », au sens péjoratif d’une foi inconditionnelle dans la science, proférées contre Steven Pinker sont infondées. Ce dernier admet clairement que la science n’est pas en soi garante du progrès et que les faits scientifiques ne dictent pas de valeurs. Afin d’en prévenir les dévoiements, il préconise d’encadrer la science par l’humanisme qu’il définit comme « l’objectif de maximiser l’épanouissement (flourishing) humain  – la vie, la santé, le bonheur, la liberté, la connaissance, l’amour et la richesse de l’expérience »[5].

Contrairement aux assertions de ses détracteurs, Steven Pinker ne croit pas benoîtement à un progrès inexorable et linéaire. Il demeure lucide et admet que notre monde, instable et imprévisible, est confronté à d’immenses défis dans la plupart des domaines où des progrès notables mais insuffisants ont été constatés.

Par exemple, si les inégalités ont diminué entre pays en développement et pays développés, elles se sont creusées à l’intérieur de certaines nations riches, plus particulièrement dans la sphère anglo-saxonne. Selon Steven Pinker, l’inégalité n’affecte pas fondamentalement le bien-être, contrairement à la santé et à la prospérité, et ne doit être confondue ni avec la pauvreté ni avec l’injustice. Il n’est pas impératif que tous disposent des mêmes revenus et fortunes mais il importe que chacun puisse mener une vie digne. L’inégalité n’est pas problématique en soi mais bien plutôt les avantages illicitement acquis et la pauvreté et c’est contre cette dernière qu’il faut lutter à titre prioritaire. Au lieu de viser à tout prix la réduction des inégalités, les politiques sociales et économiques doivent chercher à améliorer le sort des citoyens les plus démunis.

Réaliste, Steven Pinker considère que le progrès, même incertain, n’est pas une utopie. La résolution des problèmes auxquels le monde est confronté doit être activement recherchée en mobilisant les leviers de la politique, de l’économie et de la science tout en restant fidèle aux valeurs des Lumières. Les sociétés ouvertes et les démocraties libérales n’ont-elles pas permis un meilleur épanouissement de leurs membres, ne sont-elles pas les plus innovantes, les plus aptes à se remettre en cause et à réformer les pratiques contraires à l’humanisme ? Steven Pinker propose de recourir aux meilleures pratiques, celles qui ont été couronnées de succès, et ceci n’est pas la moindre des gageures. Son optimisme demeure donc conditionnel. Comment lui donner tort face à l’ampleur des défis ? Et surtout, quelle autre recette appliquer que celle des Lumières ?

 

[1] Steven Pinker, Enlightment Now: The Case for Reason, Science, Humanism and Progress, Allen Lane, Penguin Random House UK, 2018.

[2] Cf. Tzevan Todorov, L’Esprit des Lumières, Robert Laffont, 2006.

[3] Cf. Daron Acemoglu et James A. Robinson, Prospérité et pauvreté. Pourquoi certains pays réussissent mieux que d’autres, Markus Haller, 2015.

[4] Cf. Joel Mokyr, Enlightened Economy: An Economic History of Britain 1700-1850, Yale University Press, 2009.

[5] Steven Pinker, ibidem, p. 410.