Pour une vraie réforme de l’assurance chômage edit

6 juillet 2021

La volonté du gouvernement de réformer l’assurance chômage est légitime pour plusieurs raisons. En premier lieu, parce que les modes de contribution des employeurs et d’indemnisation des chômeurs peuvent inciter au recours à des contrats courts. Le recours à de tels contrats peut enfermer certains publics dans la précarité de la permittence, qui par ailleurs est onéreuse pour la collectivité. Ensuite, et surtout même sans doute, pour assurer la soutenabilité financière du régime de l’assurance chômage. Mais aborder ce second point oblige à envisager la réforme d’un paritarisme de gestion totalement défaillant, ce que le gouvernement n’a hélas pas envisagé.

La suspension récente par le Conseil d’Etat d’une partie de la réforme (le nouveau mode de calcul du salaire journalier de référence, visant à réduire les incitations des travailleurs aux contrats courts), après une saisine en référé par six organisations syndicales, peut étonner, puisque l’argument avancé pour cette suspension est économique et non juridique. Sur le terrain de l’opportunité économique d’une réforme, on pourrait imaginer que les plus (sinon les seuls) légitimes à décider sont les représentants de l’exécutif, soumis à la sanction électorale… Le Conseil d’Etat avait déjà annulé en novembre 2020 les dispositions concernant les contrats courts, à savoir le calcul du salaire journalier de référence et le bonus-malus (qui vise à réduire les incitations des entreprises aux contrats courts). Cette nouvelle décision du Conseil d’Etat pourrait être l’occasion d’une pause dans la réforme, afin de prendre le temps de la repenser et surtout de l’expliquer davantage. En effet, cette réforme est impopulaire car incomprise, et incomprise car très mal expliquée et justifiée. A cet égard, certaines de ses composantes qui entrent en application dès juillet 2021, comme la dégressivité pour les salaires supérieurs à 4500€ par mois ou le durcissement des conditions d’éligibilité, mériteraient également d’être reconsidérées.

Compte tenu de l’incompréhension dont elle fait l’objet, et de sa pertinence affaiblie dans un contexte de crise et de grande incertitude sur l’évolution de la situation du marché du travail durant encore quelques trimestres, la mise en œuvre d’une telle réforme ne parait pas opportune avant au moins la fin de l’année 2022 et une vision plus claire des perspectives du marché du travail. Il sera temps alors de mettre en œuvre une réforme vraiment ambitieuse qui reste à concevoir.

Une fiction de paritarisme de gestion

L’assurance chômage ressort du paritarisme de gestion. Pour cette raison, le gouvernement avait demandé fin 2018, par une lettre de cadrage aux partenaires sociaux, de renégocier la convention d’assurance chômage, afin, entre autres objectifs, de revoir les règles de cumul entre indemnisation et revenus d’activité, de construire les modalités d’un moindre aux contrats courts et de dégager des sources d’économies de dépenses. Ceci pour contribuer à réduire l’endettement de l’Unédic qui s’élevait déjà à environ 35 milliards d’euros, soit le budget annuel de l’Unedic. Le gouvernement avait évoqué de reprendre la main si les résultats des négociations entre les partenaires sociaux se révélaient insuffisants. Après plusieurs rencontres et un prolongement de la période des négociations, ces dernières se sont soldées par un échec, et le gouvernement a donc repris la main de façon déterminée, pour élaborer une réforme en rapport avec ses propres attentes.

Cette séquence témoigne d’un échec flagrant, en ce domaine de l’assurance chômage, du paritarisme de gestion. La dette de l’Unedic bénéficie de la garantie de l’Etat, et donc des très bas niveaux de taux d’intérêt de la dette publique. Elle deviendrait insoutenable sans cette garantie de l’Etat, car soumise à des conditions financières très onéreuses. Pour cette raison, l’Etat a le dernier mot, sinon le seul mot, en ce qui concerne le choix des règles de financement et d’indemnisation de l’assurance chômage. Les partenaires sociaux peuvent avancer toutes les propositions les plus irresponsables et démagogiques qu’ils veulent, ils savent que l’Etat décidera in fine et supportera seul l’opprobre d’orientations et décisions parfois difficiles. Rester ici dans la fiction actuelle d’un paritarisme de gestion n’a aucun sens. Cela ne contribue qu’à décrédibiliser le paritarisme de gestion et les acteurs de ce paritarisme, qui ne s’y accrochent que pour de mauvaises raisons.

L’Etat a déjà substantiellement vidé ce paritarisme de gestion de son contenu, par exemple en opérant un transfert (une « bascule ») début 2019 des contributions chômage de salariés vers la CSG. Les retraités et autres inactifs contribuent maintenant au financement des dépenses d’indemnisation du chômage, ce qui fait passer d’une logique assurantielle à une logique de solidarité. A notre avis, ce choix est regrettable : il est logique de financer par l’impôt les dépenses sociales de solidarité ainsi que celles qui sont non contributives, comme la maladie ou la famille. Dans le domaine du chômage comme dans celui des retraites, les prestations sont contributives (ne peuvent en bénéficier que ceux qui ont contribué) et la logique assurantielle fait alors sens, pour faciliter l’acceptabilité des prélèvements[1]. La « bascule » de 2019 a complexifié le système, et peut-être aussi contribué à nourrir le ressentiment de retraités ayant contribué toute leur vie au travail et continuant à contribuer sur leur retraite pour financer un risque auquel ils ne sont plus exposés. Cela peut motiver certains pour occuper ensuite un rond-point avec un gilet jaune sur le dos.

Le paritarisme de gestion a montré dans d’autres domaines que le chômage, comme par exemple celui des retraites complémentaires dont le budget annuel est le double de celui de l’Unedic, qu’il peut être responsable et aboutir à une situation financière soutenable. Mais à condition d’être encadré par des règles de gestion exigeantes, comme par exemple celle d’un équilibre financier. Dans le domaine de l’assurance chômage, il est souhaitable ou d’en venir à un véritable paritarisme de gestion ou d’en sortir totalement. La situation actuelle n’a aucun sens.

Dans le premier cas, l’espace de décision des partenaires sociaux doit être encadré par des règles de gestion explicites. Mais cela nécessiterait aussi en préalable de bien définir et encadrer son domaine d’intervention. Par exemple, le déficit structurel de l’indemnisation des intermittents du spectacle (les fameuses annexes 8 et 10) témoigne d’une politique culturelle et non assurantielle, ce qui signifie que les règles de contribution et d’indemnisation correspondantes doivent être profondément réformées pour assurer un équilibre à moyen terme, ou bien que le budget correspondant doit ressortir de celui du ministère de la culture et non plus de celui de l’assurance chômage…

Dans le second cas, le budget et les règles de gestion de l’assurance chômage devraient être discutés et décidées par le Parlement dans le cadre des débats budgétaires.

Lutter contre les contrats courts

Une première volonté dans laquelle s’inscrit la réforme est de lutter énergiquement contre les contrats courts. Cette intention apparait légitime. On l’a dit, les contrats courts contribuent de façon non négligeable au déficit de l’assurance chômage et à enfermer les actifs concernés dans des situations de précarité souvent durables. Avec la Belgique, la France serait le pays européen dans lequel le recours aux contrats courts serait le plus élevé : ils y représentent environ 2,5 % de l’emploi salarié contre moins de 1 % dans la zone euro ou dans l’Union européenne[2]. Les partenaires sociaux se sont montrés bien conscients de l’incitation à l’enfermement dans la précarité que les règles d’indemnisation actuelles peuvent créer, et donc de la nécessité de réformer ces règles, et dans un accord interprofessionnel (ANI) sur l’assurance chômage conclu de 22 février 2018 il est écrit qu’il faut en ce domaine « éviter les logiques d’optimisation tant des employeurs que des employés ». Mais ils se sont bien gardés de définir comment, restant ici dans l’irresponsabilité évoquée plus haut d’un paritarisme de gestion de façade.

La réforme vise à lutter contre le recours important aux contrats courts en réduisant les incitations au recours à de tels contrats, à la fois pour les salariés et pour les employeurs. Concernant les salariés, il s’agit essentiellement de changer les règles de calcul du salaire journalier de référence qui sert au calcul de l’indemnisation. Les règles de calcul des indemnités sont revues et basées désormais sur le revenu mensuel moyen, afin d’éviter des taux d’indemnisation parfois élevés, voire dépassant (fréquemment, pour plus de 20 % des chômeurs selon la communication du ministère du Travail) le salaire en activité pleine. Ces règles de cumul des indemnités et des revenus d’activité sont demeurées favorables, même après la réforme de l’indemnisation chômage d’avril 2017. Plusieurs syndicats de salariés se sont élevés contre la réforme du calcul du salaire journalier de référence, au titre que ce sont des actifs fragiles et précaires qui font les frais de ce changement, et qu’un grand nombre de travailleurs y perdront. On peut s’en étonner : comment justifier ainsi de règles d’indemnisation exorbitantes ? Même si certaines situations méritent sans doute des aménagements spécifiques, ce volet de la réforme apparait légitime, ainsi que l’avaient déjà montré Pierre Cahuc et Corinne Prost (2015)[3].

Concernant les entreprises, la réforme instaure un bonus-malus dans un nombre limité de branches d’activité (sept branches) qui recourent fortement aux contrats courts, comme par exemple l’hébergement et la restauration, et d’une sur-cotisation forfaitaire de 10 euros sur chaque CDD d’usage. Cette mesure a suscité les protestations virulentes du MEDEF, qui veut n’y voir qu’une forme de taxation punitive. Elle semble critiquable pour d’autres raisons. Tout d’abord, pourquoi avoir limité à certaines branches la mise en place du bonus-malus ? Le bâtiment, la santé ou les intermittents du spectacle y échappent, pour des raisons politiques que l’on peut deviner, mais sans justification économique réelle. La réforme a ici été impactée par un fort travail de lobbying, ce qui a contribué à en altérer la crédibilité. Une autre approche plus généralisée aurait été plus légitime : si le recours aux contrats courts est nocif, il faut en dissuader toutes les entreprises, quel que soit leur secteur d’activité… Par ailleurs, le bonus-malus n’est que l’un des divers dispositifs envisageables pour dissuader financièrement le recours aux contrats courts. Aucun de ces dispositifs n’est parfait et chacun présente des avantages et inconvénients. Le bonus-malus bénéficie d’une certaine aura sans doute en partie du fait qu’il est en usage aux Etats-Unis. Mais il y a été instauré à une époque, déjà très ancienne, où les fiches de paye étaient établies manuellement, et il ne parait pas bénéficier actuellement d’avantages marqués, bien au contraire, vis-à-vis d’autres options. Il présente en effet au moins deux défauts majeurs, outre sa complexité : le taux de cotisation n’y est pas lié au comportement immédiat de l’entreprise mais à celui des années antérieures, ce qui affaiblit sa vertu incitative, et il peut aboutir à des effets dits de «sélection adverse», les entreprises se défiant davantage des actifs les plus éloignés de l’emploi, ce qui renforcerait les difficultés de ces derniers. D’autres options existent, comme par exemple un taux de cotisation dégressif selon la durée de l’emploi, comme proposé par Bruno Coquet[4]. Ce dispositif est uniforme mais aussi de ce fait simple pour tous les acteurs, et son effet est immédiat et non décalé.

Dégressivité et mesures de rendement

Par ailleurs, la réforme instaure une dégressivité des allocations chômage, au bout du septième mois et pour les ex-salaires supérieurs à 4500€ par mois. Ce choix n’a pas de réelle justification économique. En effet, la population concernée est en moyenne plus rarement au chômage que les autres actifs et de ce fait son effort contributif dépassait largement les prestations reçues, avant la bascule de 2019, cette dernière empêchant désormais fort opportunément la comparaison. Autrement dit, cette population « subventionne » déjà l’assurance chômage. La référence parfois faite à d’autres pays où les plafonds d’indemnisation sont assez bas n’est pas pertinente : dans ces pays, les contributions sont généralement elles aussi plafonnées, en relation avec les droits à indemnisation. S’il faut renforcer par les modes d’indemnisation la recherche active d’emplois de certaines catégorie de chômeurs, c’est l’action de Pole emploi qui doit être réformée, afin de s’assurer davantage de la réelle recherche d’emploi de ces chômeurs. La dégressivité ici introduite correspond à une déresponsabilisation des institutions publiques. Au contraire de la démarche retenue par la réforme, plutôt qu’une stigmatisation et le soupçon que toute une catégorie de chômeurs (ici ceux dont le salaire mensuel avant la perte d’emploi dépassait 4500€) sont des nantis et percevaient l’indemnisation sans en respecter les conditions (ici la recherche active d’emploi), il revient aux gestionnaires de l’indemnisation (ici Pole Emploi) de s’assurer de ce respect.

Cette dégressivité répond au souci d’affichage de « prendre aux riches », ici les chômeurs les mieux indemnisés. Mais ce choix apparait injuste, les salariés dont les droits sont abaissés ayant déjà un effort contributif net positif. Il est sans doute perdant : il donne crédit à ce type de mauvaises réponses, et il y a fort à parier qu’il provoquera une déception dans la population des cadres sans pour autant donner satisfaction à ceux qui demanderont toujours d’autres gestes « anti riches » du même type. Par ailleurs, cette dégressivité des prestations chômage au-dessus d’un certain seuil nous éloigne également d’une logique assurantielle, de même que la décision évoquée plus haut de transférer les cotisations chômage des salariés vers la CSG… Elle constitue une rupture de pacte social vis-à-vis d’une population stigmatisée comme nantie, et contribue à altérer la paix sociale au seul bénéfice d’une logique de défiance qui a pourtant nourri des mouvements de contestation comme celui des gilets jaunes.

Plusieurs autres dispositions de la réforme visent le rendement, c’est-à-dire à faire des économies sans nécessairement d’efficacité attendue en termes de chômage effectif. Ainsi, il faut avoir travaillé six mois sur les derniers 24 mois et non plus quatre mois sur les derniers 28 mois pour accéder à l’assurance chômage. Les conditions de rechargement des droits à indemnisation sont également durcies : il faut avoir travaillé six mois au lieu d’un pour voir son indemnisation prolongée d’autant. Le principe des droits rechargeables avait été proposé par les partenaires sociaux dans l’ANI du 11 janvier 2013. Il visait à éviter les possibles comportements stratégiques de chômeurs refusant des offres d’emploi pour ne pas voir réinitialisés à zéro leurs droits à indemnisation. Ces comportements stratégiques seront donc moins désincités.

Il est temps de prendre le temps d’une véritable réforme de l’assurance chômage. Et, en ce domaine, de réévaluer la pertinence du paritarisme de gestion. La suspension de certaines dispositions décidée par le Conseil d’Etat peut-être l’occasion d’une telle réflexion sur le fond. Cette voie serait préférable à celle d’un acharnement à la mise en œuvre d’une réforme incomplète, déresponsabilisante pour les partenaires sociaux, et incomprise par la population.

 

[1]     Voir sur ce point notre article : « Faut-il fusionner la CSG et l’impôt sur le revenu ? », Regards croisés sur l’économie, 2007/1, pp. 167-170.

[2]     Voir les contributions au Séminaire Emploi qui a été consacré à ce thème le 9 mars 2018. Cf.  https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2018/03/09/seminaire-politiques-de-l-emploi-les-contrats-courts-des-questions-juridiques-aux-enjeux-economiques-et-sociaux.

[3]     Pierre Cahuc et Corinne Prost (2015) : « Améliorer l’assurance chômage pour limiter l’instabilité de l’emploi », Note du Conseil d’Analyse Economique, N° 24, septembre.

[4]     Par exemple dans Bruno Coquet (2017) : « Un avenir pour l’emploi », éditions Odile Jacob.