Faut-il débattre de l’identité nationale? edit

6 novembre 2009

Lancé à l’initiative d’Éric Besson, secrétaire général adjoint de l'UMP et ministre de l’Immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire, le « grand débat » sur l’identité nationale est attaqué dans son principe par de nombreux intellectuels et hommes politiques. Certes, les visées politiciennes sont cousues de fil blanc et le thème de la nation a connu bien des vicissitudes au XXe siècle. Les termes mêmes du débat peuvent prêter à discussion en invitant d’emblée à réfléchir sur des « valeurs ». Faut-il pour autant refuser de mener ce débat ?

Écartons d’emblée toute naïveté. Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour deviner que le lancement inopiné de ce « grand débat » a pour premier enjeu de reprendre la main sur l’agenda public, au terme d’un mois d’octobre où la majorité a connu quelques remous avec l’affaire Jean Sarkozy et les discordances sur la taxe professionnelle et la réforme des collectivités locales. Suivant une méthode qui a souvent réussi à Nicolas Sarkozy, son ministre de l’Immigration lance à l’opinion et à la presse un thème suffisamment « chaud » pour faire oublier ceux qui l’ont précédé.

Par ailleurs, on sait que les stratèges de l’Élysée observent d’un œil soucieux la possibilité d’une remontée du Front national dans les sondages. On sait que la victoire de M. Sarkozy en 2007 a été rendue possible, notamment, par sa remarquable capacité à élargir son espace sur sa droite, asséchant littéralement le FN en empruntant quelques-uns de ses thèmes favoris, articulés dans un langage politique plus présentable. L’ouverture à gauche, les résultats modestes des promesses sur la sécurité et l’immigration, l’usure du pouvoir et un certain nombre de maladresses enfin semblent avoir contribué à éroder l’attrait de l’UMP pour une partie de ces électeurs. En se repositionnant sur un terrain qu’elle avait semblé délaisser, la majorité prend date pour les élections régionales et au-delà pour les présidentielles de 2012.

Enfin, en plaçant le débat sur les « valeurs », les stratèges de l’Élysée renouvellent un tour de passe-passe politique dont le cas d’école est la victoire des Républicains américains en 2000 : George W. Bush avait construit son succès sur un déplacement du débat politique des questions économiques et sociales, où les Démocrates pouvaient lui tenir tête, aux « valeurs » américaines et à des questions envisagées d’un point de vue moral, comme l’avortement, où les Républicains étaient beaucoup plus à l’aise que leurs adversaires.

Dans le cas français du « grand débat sur les valeurs de l’identité nationale », il y aurait beaucoup à dire sur la référence à des « valeurs ». On peut en effet se représenter l’appartenance à la communauté nationale de beaucoup d’autres façons, comme le consentement à l’impôt, l’insertion économique et sociale, ou encore la participation politique ; pour des citoyens, y compris les citoyens en devenir, l’appartenance à une communauté nationale ne se joue pas forcément sur des valeurs, mais bien plutôt sur un engagement dans un ensemble de droits et de devoirs qui construisent la citoyenneté.

Est-ce à dire que la notion de « valeurs » n’ait rien à faire en politique ? Dans un cadre différent, les réflexions menées autour de la citoyenneté européenne ont pu mobiliser des « valeurs » ; la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (2000) précise ainsi que « l’Union se fonde sur les valeurs indivisibles et universelles de dignité humaine, de liberté, d’égalité et de solidarité ; elle repose sur le principe de la démocratie et le principe de l’État de droit ». Mais le caractère universel de ces valeurs est clairement réaffirmé. La question des valeurs « particulières » a été posée, et tranchée, lorsqu’on s’est demandé en 2004, lors de la rédaction du Traité constitutionnel, s’il était pertinent de faire référence au christianisme ; et la réponse fut négative.

Par ailleurs le respect des traités et des valeurs qu’ils mentionnent engage les États signataires, et non leurs citoyens pris individuellement. On peut s’accorder sur l'idée qu'une communauté politique a besoin d'un ensemble de valeurs et de références communes afin de garantir sa cohérence, de guider ses actions et de les doter d'une légitimité et d'un sens. Mais exiger des citoyens, ou de ceux qui aspirent à le devenir, qu’ils se conforment à ces valeurs est un abus. Les citoyens doivent respecter le droit, c’est tout ce qu’on leur demande en démocratie ; la participation politique ou l’adhésion à un système de valeurs leur sont proposés, c’est tout.

On peut comprendre dans ces conditions les réticences à entrer dans le jeu du ministre de l’Immigration ; tant en ce qui concerne les visées politiciennes que sur la façon de poser le problème, il est difficile d’adhérer au projet du « grand débat ». Faut-il pour autant le refuser ou le diaboliser ? Non, et ce pour deux raisons.

La première est que la droite française a le droit, politiquement et moralement, de raisonner en termes de valeurs et en termes de nation. Ce sont des éléments constitutifs de sa culture politique et une partie significative de l’électorat s’y retrouve. Ce sont aussi, chacun le comprend sans peine, des éléments problématiques de son histoire. Le discours sur la nation a été terni avec la défaite de 1940 et le régime de l’État français qui s’est maintenu jusqu’en 1944. La décolonisation et plus particulièrement la guerre d’Algérie, ensuite, ont contribué à brouiller la référence à la nation et l’image de certaines des institutions qui l’incarnaient, comme l’armée. Le nationalisme républicain incarné par le général de Gaulle n’a pas fait disparaître l’autre version du nationalisme. La droite elle-même, à la fin des années 1970, ne savait plus exactement où elle en était avec cette idée : souvenons-nous de l’appel de Cochin, qui vit fin 1978 un Chirac alors antieuropéen fustiger « le parti de l’étranger ». Ces errements firent les beaux jours de la gauche mitterrandienne : c’est en faisant mine de confondre tous les nationalismes de droite, et en les diabolisant par le filtre du racisme et de la xénophobie, que la gauche des années 1980 a ouvert la voie au Front national. Les slogans de l’antiracisme ont diabolisé une partie du corpus idéologique de la droite républicaine, l’affaiblissant durablement et faisant les beaux jours de la droite non républicaine. On a beaucoup accusé M. Sarkozy, depuis quelques années, d’adopter parfois un discours et des postures droitières afin de se concilier les électeurs du Front national. Il est permis de considérer que cette « dérive » fut en réalité utile pour débarrasser la vie politique française d’un parasitage qui a trop longtemps dévoyé le débat public. Si l’on ne veut pas réitérer l’erreur des années 1980, qu’on laisse la droite républicaine se réapproprier l’idée de nation.

La deuxième raison est que la gauche, en entrant dans le débat, pourrait saisir l’occasion de se mettre au net avec ses propres confusions et élaborer enfin, en prenant réellement acte du fait européen et de la mondialisation, une doctrine sur ce point, quelque part entre l’internationalisme des origines et le nationalisme cocardier incarné par M. Chevènement. Une telle mise au point serait peut-être l’une des clés de l’aggiornamento tant de fois espéré et tant de fois repoussé.