Le talisman de la mixité sociale à l’école edit

28 mars 2023

Pap Ndiaye, le ministre de l’Éducation nationale, a relancé le thème de la mixité sociale, en indiquant qu’il en faisait une des priorités de sa politique. Pour le moment, les mesures concrètes donnant corps à cette politique n’ont pas été annoncées, mais les intentions semblent là.

Cette idée n’est pas nouvelle[1], elle est régulièrement mise en avant comme le moyen décisif d’améliorer l’équité scolaire et les performances de la France en la matière alors que les enquêtes PISA montrent régulièrement que les inégalités socioculturelles de réussite scolaire restent très fortes dans notre pays.

Mais de quoi parle-t-on effectivement lorsqu’on parle de mixité sociale à l’école et que vise-t-on ? L’idée de départ est simple et paraît assez intuitive. Des établissements et des classes socialement et scolairement (les deux dimensions étant liées) hétérogènes favoriseraient la réussite des élèves les plus faibles qui seraient stimulés par la cohabitation avec des élèves de niveau plus élevé. On appelle habituellement cet effet un « effet de pairs ». Au-delà de l’effet strictement scolaire, on peut en attendre des effets sociaux positifs plus généraux : la cohabitation d’élèves aux profils culturels et sociaux diversifiés pourrait favoriser l’ouverture sur le monde, l’intégration sociale et l’esprit de tolérance et prémunir du développement de comportements antisociaux.

On peut penser néanmoins à des effets moins positifs de la mixité sociale et scolaire : les meilleurs élèves ne voient-ils pas leurs performances scolaires baisser dans des classes scolairement hétérogènes ? La qualité individuelle de l’enseignement n’est-elle pas mieux assurée face à des classes scolairement homogènes ? Des élèves de niveau scolaire moyen ne seront-ils pas plus à l’aise dans des classes faibles où ils seront parmi les premiers que dans des classes fortes où ils risquent d’être relégués en queue de peloton ?

Quels résultats empiriques ?

En réalité, seules des enquêtes empiriques permettent de trancher ce débat sur les effets scolaires et sociaux de la mixité sociale, mais ces enquêtes sont très compliquées à réaliser si l’on veut aboutir à un résultat rigoureux. Il ne peut s’agir de comparer simplement, sans contrôles supplémentaires, des élèves d’établissements socialement mixtes à des élèves d’établissement socialement homogènes. En effet, les élèves présents dans ces deux types d’établissement sont eux-mêmes très différents, par leurs origines et leurs histoires familiales. Comparer simplement ces deux groupes d’élèves nous renseignera d’abord sur ces histoires individuelles sans parvenir à les distinguer de l’effet lié à la fréquentation d’un établissement plutôt qu’un autre. Pour le faire, il faudrait pouvoir comparer des élèves ayant fréquenté un établissement socialement homogène à des élèves ayant les mêmes caractéristiques sociales, mais ayant fréquenté un établissement socialement hétérogène, une condition très difficile à réaliser.

Pour contourner ces difficultés, les chercheurs ont souvent recours à des expériences naturelles issues de transformations aléatoires de l’environnement, en étudiant, par exemple, « l’impact d’une variation de la composition sociale d’une école sur la réussite scolaire des élèves : un élève réussira-t-il mieux à l’école si la proportion d’élèves de familles aisées dans l’école augmente ? »[2] On peut aussi imaginer comparer deux zones de territoire socialement proches, dont l’une aurait mis en œuvre une politique visant à réduire l’homogénéité sociale des établissements scolaires et l’autre non.

Dans les faits, ces analyses empiriques de type contrefactuel visant à estimer les résultats d’un programme (par exemple visant à la mixité sociale) en comparant un groupe en ayant bénéficié à un groupe témoin présentant les mêmes caractéristiques mais n’en ayant pas bénéficié, sont difficiles à mettre en œuvre et peu nombreuses. Parmi les études internationales de ce type sur l’éducation, l’une fait référence, celle réalisée en 2004 par Joshua D. Angrist et Kevin Lang[3], deux économistes du MIT et de l’université de Boston. Cette étude a cherché à évaluer les effets de la politique américaine de busing, consistant à transporter chaque jour en bus des élèves de quartiers pauvres (noirs) vers des écoles de quartiers plus riches (composées essentiellement de blancs) (le programme METCO pour Metropolitan Council for Educational Opportunity). Les résultats de leur analyse ne montrent pas d’effet sur les résultats scolaires des élèves blancs des écoles recevant ces élèves issus des quartiers pauvres. Quant aux effets du programme sur les résultats des élèves issus des minorités qui en ont bénéficié (par rapport à ceux qui n’en ont pas bénéficié), ils sont, d’après les auteurs, « modestes et de courte durée ».

Ne pas trop attendre des politiques de mixité sociale

Il faut donc sans doute ne pas trop attendre des politiques de mixité sociale à l’école. Leurs effets semblent relativement limités. Ce n’est pas la solution miracle comme on semble parfois avoir tendance à le croire en France. L’analyse qu’ont réalisée deux économistes de l’Ecole d’économie de Paris pour le service des études du ministère de l’Éducation nationale[4] permet d’en comprendre en partie les raisons. Cette étude porte sur l’évaluation des résultats de la procédure Affelnet qui a été mise en place à Paris. Cette procédure a visé à promouvoir une plus grande mixité sociale à l’entrée au lycée général et technologique, en assouplissant la carte scolaire (Paris est divisé en quatre grands secteurs) ce qui offre un large choix aux élèves pour classer par ordre des préférence les lycées auxquels ils voudraient accéder. Ensuite l’affectation est réalisée par un algorithme prenant en compte, outre les préférences des élèves, leurs notes au contrôle continu, un facteur d’origine sociale et un facteur donnant une priorité aux élèves boursiers sur critères sociaux.

L’étude de Gabrielle Fack et Julien Grenier met en lumière un facteur essentiel : les préférences des élèves sont très fortement corrélées à leur niveau scolaire. C’est ce niveau scolaire qui oriente principalement le choix d’un lycée par les élèves. Les écarts de choix entre élèves de catégories sociales différentes ne sont que le reflet de ces différences de niveau ; en effet, à niveau scolaire équivalent on n’enregistre pas de différences significatives de choix entre des élèves issus de catégories plus ou moins favorisées. Ainsi, les différences de préférences scolaires des catégories sociales ne se dissolvent pas dans le bain de la mixité sociale.

Ce résultat fait penser à ce qu’écrivait Raymond Boudon dans un de ses livres majeurs sur les inégalités en matière d’éducation[5]. Pour apprécier l’inégalité des chances, argumentait-il, il ne faut pas simplement prendre en compte le point d’arrivée, mais tenir en compte également du point de départ. Ce qui compte, in fine, c’est la distance qui sépare ces deux points, distance qui permet à chaque individu d’évaluer les coûts, les risques et les bénéfices associés à la trajectoire entre ces points. Ces coûts et ces risques sont évidemment d’autant plus importants que les individus partent du bas. Ces derniers, ceux qui partent du bas donc, ne visent pas spontanément le point le plus élevé. Au terme d’un calcul rationnel, ils choisiront plutôt, en moyenne, un point intermédiaire. D’ailleurs, lorsqu’on étudie les trajectoires de mobilité sociale ascendante, on voit bien que les enfants d’ouvriers se dirigeront préférentiellement vers des emplois de techniciens et de professions intermédiaires plutôt que vers des emplois de cadres. Ce saut vers un échelon plus élevé de l’échelle sociale sera peut-être fait par leurs enfants ou leurs petits-enfants.

Ces préférences liées à l’origine sociale continuent donc d’orienter fortement les choix scolaires. Il ne faut pas s’en lamenter comme le font trop souvent les sociologues de l’éducation qui critiquent ce qui ne serait qu’une « démocratisation quantitative », une hausse du niveau général d’étude, alors que de nouvelles inégalités sociales apparaissent entre les filières (au niveau du baccalauréat par exemple qui a connu une grande partie de son expansion grâce à l’introduction du bac professionnel). Mais ces filières professionnelles et techniques permettent précisément à des jeunes issus de milieux sociaux moins favorisés de connaître une promotion scolaire qu’ils n’auraient probablement pas connue sans elles, ou au prix de risques et de coûts que beaucoup d’entre deux ne veulent pas courir. Il suffit d’ailleurs pour s’en convaincre de constater les taux d’échecs des bacheliers professionnels qui se fourvoient dans des filières universitaires généralistes.

La mixité sociale n’efface donc pas magiquement les préférences sociales. Faut-il pour autant y renoncer ? Non, bien sûr, mais il ne faut pas en attendre plus qu’elle ne peut donner. Et surtout il ne faut pas en faire le cache-misère de la politique éducative. Car, qu’ils étudient dans un environnement socialement mixte ou non, les élèves issus de milieux sociaux moins favorisés ont surtout besoin d’un enseignement de qualité. Plus que les pairs, c’est la qualité des professeurs qui est décisive, la qualité de leur formation, leurs qualités pédagogiques, leur motivation, leur insertion dans une communauté éducative soudée autour d’un projet commun et bien encadrée par des proviseurs jouant véritablement un rôle de chef d’orchestre. Malheureusement, on le sait bien, le système éducatif français ne parvient à faire fructifier toutes ces qualités dans le corps enseignant et dans les établissements scolaires. Beaucoup de raisons y contribuent : la mauvaise formation pédagogique des enseignants (ou simplement son absence), le système d’affectation à l’ancienneté des professeurs, l’insuffisante autonomie des établissements scolaires, l’absence de pouvoirs des proviseurs qui en fait des acteurs relativement impuissants. Et ce sont les établissements situés dans les zones les plus pauvres du territoire et les élèves qui les fréquentent qui en pâtissent le plus. Y remédier paraît plus urgent que de lancer un appel à la mixité sociale qui risque de rester un vœu pieux pour qui connaît un peu le contexte des quartiers prioritaires de la ville où se concentrent le plus de difficultés scolaires.

[1] Voir les deux articles que j’ai consacrés à ce sujet dans Telos : « La pensée magique de la mixité sociale, 1 », et « La pensée magique de la mixité sociale, 2 ».

[2] Voir à ce sujet l’article de Nina Guyon, « Mixité ou ségrégation : quelle école bénéficie le plus aux élèves ? », dans Regards croisés sur l’économie, 2012/2 (n°12), p. 151-164.

[3] J. Angrist et K. Lang « Does School Integration Generate Peer Effects? Evidence from Boston’s Metco Program”, The American Economic Review, vol. 94, n° 5, p. 1613-1634.

[4] Gabrielle Fack et Julien Grenet, « Mixité sociale et scolaire dans les lycées parisiens : les enseignements de la procédure Affelnet », Education et formations, 2016, 91, p. 77-100, HAL Id: halshs-01447265

[5] Raymond Boudon, L’Inégalité des chances. La mobilité sociale dans les sociétés industrielles, Paris, Armand Colin, 1973.