Images transgressives et protection de l’enfant: une question publique en suspens edit

5 juillet 2018

Régulièrement, la société française s’offre une catharsis sur le fait pornographique. Des médecins, des spécialistes de l’enfance, des éducateurs poussent un cri d’alarme et intiment les pouvoirs publics de prendre des mesures contre la consommation croissante d’images et de films classés X par les jeunes. Pourtant ces mesures existent sur le papier : une montagne de textes juridiques et de recommandations a été édifiée depuis 20 ans. Mais face à la puissance des géants de l’Internet et à la diversité de position des États, leur effet est proche de zéro. Constatons ainsi que la pornographie est entrée dans les mœurs, sans évidemment que les sociétés contemporaines et surtout les familles l’aient effectivement choisie.

Enfants et familles face à un tabou

Cet imaginaire[1] impacte sensiblement les relations et les pratiques sexuelles des nouvelles générations, ces affirmations émanant de médecins et psychanalystes étayent avec un certain recul les anticipations que l’on pouvait avoir sur l’exposition précoce des adolescents à ces images. Alors que, dans l’après mai 1968, la pornographie glissait sur la vague de la libération du corps, aujourd’hui elle ne se projette guère plus vers le libertinage et la contestation, mais s’est muée en un adjuvant banalisé de la sexualité. Depuis quelques années, la hache de guerre semble enterrée entre le lobby des producteurs et diffuseurs, « forcément » pour la libération des individus et la liberté de création (cinématographique), et un lobby, « forcément » réactionnaire et pour la protection des jeunes, car l’industrie pornographique a gagné. Le monde des médias et de la culture ne s’arcboute donc plus sur ce sujet. En revanche l’univers médical monte au créneau.

Les réactions des jeunes face aux images violentes et pornographiques font l’objet d’une étude française de Sophie Jehel – publiée sur le site du ministère de la Justice[2]. Une centaine d’adolescents de 15 à 18 ans ont été conviés à participer à des focus groups puis interviewés en face à face dans trois établissements scolaires : 1) un groupe dans un établissement à majorité d’enfants de classes aisées 2) un groupe dans un établissement à majorité d’enfants d’origine populaire 3) un groupe de jeunes dans un établissement qui reçoit des élèves en grandes difficultés scolaires et où figurent de jeunes délinquants suivis par la PJJ. Une trentaine de parents aussi ont été interrogés.

Aucun jeune n’est laissé à l’écart de la culture médiatique formée par une palette de contenus bien répertoriés : blockbusters, séries américaines, les réseaux sociaux Youtube, Facebook, Snapchat et Instagram. Au-delà, pourtant, les pratiques de la jeunesse sont assez nettement polarisées : entre les enfants des classes moyennes et supérieures dont les goûts fusent tous azimuts, y compris le livre et la presse d’information, et qui alternent butinage intellectuel et détente nonchalante, d’une part ; et d’autre part les jeunes d’origine populaire, davantage centrés sur la télévision et ses divertissements, qui usent des réseaux sociaux comme des espaces de défoulement, mais aussi qui les vivent comme une menace en raison des interactions malveillantes toujours possibles.

Dans les trois groupes, des adolescents ont déjà été confrontés, volontairement ou pas, à des images violentes ou trash, les membres du groupe 1 ayant pourtant été davantage épargnés en raison des filtres éducationnels posés par leur famille. Par rapport aux images pornographiques, les jeunes organisent des stratégies que les chercheurs ont regroupés en quatre thèmes : l’adhésion, l’indifférence, l’évitement, l’autonomie. Sans surprise, l’adhésion (on rentre dans l’image, on ne peut s’en détacher, elle fascine malgré l’angoisse qu’elle procure, elle renvoie parfois à des situations déjà vécues dans le monde physique) est davantage le fait du groupe 3. L’attitude d’autonomie (on se détache du contenu de l’image, on peut y apporter distance critique, réflexivité et le relativiser) est rencontrée davantage dans le groupe 1. Mais dans les trois groupes ces images suscitent troubles et émotions et choquent les adolescents – et davantage encore ceux issus des milieux populaires. Dans les deux premiers groupes, les ados redoublent de suggestions pour atténuer ou éradiquer cet imaginaire oppressant de leur environnement médiatique : renforcement des techniques de filtrage, sanctions accrues des distributeurs de contenus, demande d’aide des enseignants, sensibilisation dès l’école primaire, etc.

Les familles, qui dans l’ensemble, connaissent mal ce que regardent leurs enfants, sont désorientées. Mais elles se résignent à ce déferlement pornographique, et n’attendent pas grand’chose des pouvoirs publics qui ne se préoccupent qu’à l’occasion – une pétition, un fait divers, etc. – de ce phénomène. Les milieux populaires, plus que les autres, ont le sentiment d’être débordés, et les familles s’avouent démunies pour maîtriser cette intrusion d’images transgressives. Pourtant, précise l’étude, la réussite scolaire de leurs enfants les préoccupe davantage que la présence envahissante des médias.

Des principes régulateurs établis pour « l’éternité » depuis la fin des années 90.

Comment en est-on arrivé là ?[3] Établis par la Directive européenne Télévision Sans Frontières à la fin des années 80, les cadres juridiques de la régulation médiatique à l’égard de l’enfance semblent avoir été construits pour l’éternité. L’équilibre entre protection de l’enfance et liberté d’expression est posé à l’époque comme une pierre angulaire et les autres sujets, comme les tensions entre objectifs commerciaux et fonctions informationnelles, ou le refus de la censure, tous ces principes issus de la télévision ont été repris en Europe pour encadrer Internet.

En matière de protection de l’enfance, le débat européen à la fin des années 1990 était de distinguer entre les contenus « nuisant gravement aux mineurs », considérés comme « uniquement disponible de manière à ce que les mineurs n’entendent ou ne voient jamais ces contenus » et les contenus « susceptibles de nuire aux mineurs », ceux-ci n’étant pas alors soumis à des restrictions, le diffuseur devant seulement s’assurer que les mineurs n’ont pas accès à ces programmes en usant d’un cryptage ou d’autres mesures, par exemple en jouant sur les horaires. À chacun sa sensibilité nationale, à chacun son interprétation législative. Seuls quatre pays ne mentionnent pas « la pornographie » comme contenus « nuisant gravement aux mineurs » : la France, la Grande-Bretagne, la Lituanie et la Pologne.

Si l’on se centre exclusivement sur le cas français, remarquons que l’astuce de rédaction[4] qui évite de nommer la « pornographie » autorise le groupe Canal +, alors très puissant et principal financeur privé du cinéma français, de diffuser un film porno sur Canal + le samedi soir après minuit – cette programmation perdure aujourd’hui.

Devant les tracas liés aux définitions (âge de la minorité, qu’est-ce qu’un programme nuisant gravement aux mineurs), face à une libre circulation des contenus qui constitue le principe fondateur de l’Internet, face à la lenteur technologique et de procédure pour repérer et faire retirer des contenus « illégaux » et, finalement, face aux lobbies des acteurs économiques du numérique, les parlementaires européens construisent un cadre juridique minimal, un cadre fondé sur l’autorégulation, celle des milieux familiaux et éducatifs, et sur la responsabilisation des dirigeants de l’économie des médias.

Sur ce dernier point la différence du droit applicable est cruciale entre les anciens médias, radio, presse et télévision, qui exercent une responsabilité éditoriale sur leurs contenus, et les médias en ligne : les réseaux et les sites sont conçus comme des hébergeurs, et sont seulement tenus de faire retirer les contenus illégaux si et lorsqu’ils en ont connaissance. Le programme du Safer Internet institué en 1999 propose des codes de conduites, la création de bases de données (notamment sur le visionnage de la pornographie par les jeunes), des hot lines, des lignes d’assistance, et n’a cessé d’approfondir ses outils éducatifs.

En 2007, tenant compte de l’Internet, la Directive Télévision sans frontières devient Directive des Services des médias audiovisuels. Puis, en 2011, l’Europe édicte la Directive relative à la lutte contre les abus et l’exploitation sexuels des enfants et la pédopornographie. Autrement dit, les parlementaires changent de braquet. Le déferlement pornographique « banal » n’est plus central, on lui substitue un autre sujet de préoccupation, évidemment très inquiétant aussi : l’exposition des enfants au risque criminel sexuel à travers les réseaux. La France a introduit cette dimension dans la loi LOPPSI 2.

Une question publique… en suspens

La prégnance des médias marchands dans l’environnement des enfants, l’invasion d’images trash et transgressives, obligent à un effort gigantesque d’éducation et de prévention ; depuis vingt ans le discours n’a pas changé. Une fracture est bien identifiée. D’un côté les enfants sur lesquels s’exerce une attitude prophylactique : leur environnement social et culturel les aide plus ou moins à maîtriser les effets les plus perturbants des médias – grâce à une ascèse complète ou relative des écrans pendant les premières années de la vie, à un dialogue constant et à l’orientation vers des pratiques culturelles diversifiées on line et offline. De l’autre, des enfants plus vulnérables à l’invasion médiatique et qui sont exposés aux effets psychologiques graves du tout écran sans filtre : les addictions, et des émotions qui submergent et modifient le rapport à la réalité. Entre ces extrêmes, une multitude de nuances existent.

Ce qui a changé, c’est la montée d’une question publique sur le thème de l’équilibre psychologique des enfants et adolescents, c’est que les dirigeants et managers de l’Internet font profil bas, et d’ailleurs limitent drastiquement les pratiques médiatiques de leurs enfants ! C’est aussi que le cyber enthousiasme, s’est émoussé – ici, comme sur d’autres terrains, celui des data ou de l’information. Difficile pourtant de prédire ce que produira ce retournement de l’opinion publique, car en terme de régulation des médias à l’égard de l’enfance et de l’adolescence, les politiques donnent le sentiment que la messe est dite.

 

[1] Philippe Brenot, Les Hommes, le sexe et l’amour, Paris, les Arènes, 2011

[2] Sophie Jehel, Les Adolescents face aux images violentes, sexuelles et haineuses : stratégies, vulnérabilités, remédiations, Site du Ministère de la Justice, 2018.

[3] Une analyse de ces débats figure dans la thèse d’Agnese Pastorino, Médias audiovisuels et contenus sexuels en ligne à l’adolescence, enjeux politiques en Europe, soutenue en 2018.

[4] La définition française des contenus nuisant gravement aux mineurs est celui-ci : contenus délictueux attentatoires à la dignité de la personne humaine : violence, perversion sexuelles, avilissement de la personne, pédopornographie, violence extrême.