Michael Sandel, les élites et le mérite edit

20 avril 2021

Le mérite scolaire peut-il être le fondement de la justice sociale ? Telle est la piste de réflexion vertigineuse à laquelle invite le livre de Michael J. Sandel, La Tyrannie du mérite (Albin Michel, 2021). Ce professeur de philosophie politique à Harvard, disciple de John Rawls et sacré par la presse américaine comme le rock star moralist, est connu pour son best seller mondial, Justice, dans lequel il développe une critique du libéralisme, en montrant les limites d’une société fondée sur le seul principe de l’efficacité économique et du respect des libertés individuelles. Pourquoi parle-t-il de tyrannie du mérite, posant par là une lourde suspicion sur cette notion ? Parce que son sujet, c’est l’élite issue de la méritocratie scolaire, objet de débats sans fin, compte tenu de la place grandissante que ces premiers de la classe occupent dans la gouvernance des sociétés, dans les représentations, et dans la hiérarchie des qualités encensées et récompensées par le monde moderne. Si le monde qu’il évoque est principalement celui des grandes universités américaines, à l’heure où l’on veut réformer l’ENA et les écoles d’élite son propos mérite toute notre attention, ne serait-ce que parce qu’il dégage des solutions originales.

La double tyrannie du mérite scolaire

Michael Sandel qualifie la méritocratie scolaire de tyrannique en empruntant deux directions. En premier lieu il l’aborde sous l’angle de la récompense excessive accordée aux hauts diplômés qui cumulent estime sociale, postes de pouvoir et émoluments élevés, et qui pour l’essentiel sont issus des familles fortunées et culturellement privilégiées. Cette concentration de pouvoir par les gagnants du système universitaire engendre le profond ressentiment des autres, les peu ou pas diplômés, et donc ouvre une plaie béante au sein du corps social, instillant le ferment du populisme. Cette blessure narcissique qui atteint les couches populaires, cette humiliation, est devenue une question cruciale du 21e siècle.

Ce premier angle est un sujet certes prépondérant, mais, pour un esprit français, et pour beaucoup de lecteurs des œuvres remarquées de la sociologie américaine récente – citons les livres de Richard Reeves (Dream Hoarders) ou de Elizabeth Currid Halkett (The Aspirational Class) recensées dans Telos, ou de Tyler Cowen (The Complacent Class) –, il résonne comme un air de déjà entendu. Plus intéressants sont les champs de vision et le décryptage du professeur de Harvard : il se concentre sur les recrues des universités Ivy League, qui accaparent les postes de la technocratie et de la politique, et qui peuplent le milieu de la finance. Autre point important : alors que le livre cerne un champ finalement assez vaste, les recrues des grandes universités représentant des milliers d’étudiants (20% des candidats sont retenus en moyenne), les exemples les plus cités sont Bill et Hillary Clinton, Barak Obama, les leaders du parti démocrate, qui, tout au cours de leurs mandats, n’ont eu de cesse de marteler les bienfaits de l’excellence, et de dessiner un monde divisé entre les gens intelligents et les crétins. La focalisation sur le monde politique, voire quelques personnalités, donnent au propos des accents de brûlot contre le virage idéologique du parti démocrate, dans le sillage des livres de Thomas Frank[1] ou de Mark Lilla[2] parus ces dernières années. Ce que dénonce vigoureusement Michael Sandel, c’est l’hybris, l’ivresse de soi, l’orgueil démesuré qui s’est emparé de cette élite étroite – en France, on parlerait de posture d’arrogance –, mais aussi cette façon de brandir comme des arguments de légitimité les efforts effectués pour emmagasiner des connaissances pointues et manifester une rapidité et une dextérité intellectuelles. Autrement dit cette élite ne cesse de mettre en avant « ses mérites ».

Le livre montre comment les États-Unis sont passés d’une élite héréditaire (les grandes universités recrutant sans examen, ni concours dans les familles aisées pouvant assumer des frais de scolarités très élevés et pouvant aider au prestige de ces institutions via des réseaux d’entraide et des fondations) à une élite méritocratique où la sélection d’entrée se gagnent sur les notes et les tests, sans que cela d’ailleurs ne modifie sensiblement l’origine sociale des étudiants : les familles privilégiées en effet usent de tous leurs moyens pour former les « meilleurs » et n’hésitent pas parfois à tricher pour permettre à leurs rejetons de s’affranchir à l’occasion des obstacles que constituent les épreuves d’évaluation – ceci a donné lieu à divers scandales ces dernières années. Notons que dans cette sélection scolaire, aux États-Unis, la question des revenus des parents est plus importante encore que le contexte culturel tant le prix de la scolarité est élevé, même si, bien entendu, les deux sont souvent liés. Par ailleurs, elle engendre un problème que l’on rencontre moins en France : l’endettement presque pour de longues années des étudiants dont les parents ne peuvent pas suivre l’inflation des frais de scolarité.

L’autre angle de la tyrannie, selon Michael Sandel, est celui des efforts démesurés, scolaires et autres, demandés aux enfants de la bourgeoisie qui, certes, trustent les places dans les universités du réseau Ivy League, mais à un prix psychologique énorme. Il reprend ainsi les thèses de Daniel Markovits, professeur de droit à Yale, qui publie en 2019 un essai, The Meritocracy Trap (le piège de la méritocratie), dont le contenu peut être résumé d’un trait d’ironie : « Sauvons les riches ! » Ce dernier décrit, chiffres et études à l’appui, la charge mentale que suppose cette compétition engagée dès le berceau et poursuivie dans le top des universités – travail incessant, renoncements à des centres d’intérêts personnels, nuits écourtées, angoisses, dépressions, etc, guidée par la pathologie emblématique du bon élève : le perfectionnisme. Autrement dit, les étudiants des filières d’élite frôlent en permanence le burn out ou y sombrent carrément.

Ainsi le système de compétition forcenée pour les hauts titres universitaires engendre des perturbations gravissimes à tous les échelons de la société, tant sur le plan de la cohésion sociale que sur celui de la santé mentale des élites. « Peu généreux à l’égard des perdants, oppressif vis-à-vis des vainqueurs, le mérite se transforme en tyrannie », résume l’auteur.

La morale du mérite

Michael Sandel ne cède pas à la tentation de ne considérer la réussite que comme un fait de hasard heureux (on a les bons gènes, on a été là au bon moment, on a su saisir les besoins d’une époque, on a eu la chance de naître dans une bonne famille) et donc qu’il n’y a aucun principe de justice lié au mérite – une voie empruntée par deux penseurs aussi différents que Friedrich Hayek et John Rawls. Le premier pense qu’un individu est défini par sa contribution marchande, que cette valeur est déterminée par des facteurs que personne ne maîtrise pleinement (savoir saisir les opportunités) et n’est donc pas une mesure de son mérite. Le second avance que les différences de talents sont aussi arbitraires que les différences de classe, que certaines personnes sont favorisée par la nature et que « si les individus s’affrontaient dans une situation véritablement équitable, les gagnants seraient néanmoins ceux qui possèdent le plus de talents » ; il préconise donc que les gagnants partagent leurs gains avec les moins chanceux, et que les revenus qu’ils génèrent fassent l’objet d’une redistribution.

Sans adopter la position radicale qui nie totalement les notions de dispositions, de mérite et d’effort, Michael Sandel se rallie à la préconisation classique de nombre de théoriciens de l’éducation : démocratiser l’entrée des universités Ivy League, et refuser une division brutale entre les méritants et exclus. Il liste une série de solutions : abaisser les standards d’excellence dans les recrutements sportifs (voie peu prometteuse, d’après lui, car cette sélection s’opère sur des sports pratiqués par les familles aisées comme le golf ou la voile ) ; lever l’exemption fiscale des universités privées qui n’admettent pas au moins une moitié d’étudiants dont les familles se situent dans les échelons inférieurs de l’échelle des revenus (proposition du professeur de droit à Yale Daniel Markovits).

Mais sa préconisation la plus convaincante et qu’il semble retenir est celle-ci : tirer au sort les étudiants qualifiés à partir d’un certain écrémage préalable. Son raisonnement est le suivant : sur les 40 000 candidats se disputant chaque année les 2000 places ouvertes par Harvard et Stanford, tous les recruteurs s’accordent à dire que la majorité des candidats sont capables de suivre, et même de manière satisfaisante, les cursus offerts par ces deux écoles, et que ce qui sépare les reçus des recalés est infime, souvent quelques points ou dixième de points aléatoires, quelque chose de l’ordre de la chance. En fait, « on pourrait presque jeter tous les dossiers en bas de l’escalier, en ramasser et on obtiendrait un résultat juste ». Il propose d’éliminer de la masse des candidats les quelque 10 000 étudiants qui pourraient ne pas tirer le maximum de l’enseignement de ces deux universités (on ignore quels critères seraient retenus) et de tirer au sort au sein des 30 000 restants. Cette méthode, pas si fantasque puisqu’elle a l’avantage de choisir dans un vivier de bons étudiants et de tenir compte de la part d’aléatoire et d’injustice de la sélection finale, aurait un vrai avantage : cesser de faire croire aux heureuses recrues qu’elles sont des élues de Dieu, qu’elles sont autorisées à arborer leur vie durant l’insigne d’un mérite qui serait supérieur aux autres. Elle aurait comme conséquence de refroidir l’ubris des candidats sélectionnés in fine, et d’apaiser le climat autour des élites. Quelle différence en effet entre le fait d’être auréolé par une image de mérite personnel exceptionnel et celui d’avoir reçu le coup de pouce décisif par le truchement d’une banale loterie. Introduire de la contingence dans le processus de sélection permet d’avoir une approche raisonnée de son propre succès, ou de son propre échec –qui ne sera pas alors porté comme une croix qui marque à jamais le destin.

La réflexion de Michael Sandel sur le mérite des élites touche essentiellement le champ du pouvoir politique. Le monde de la Tech, pourtant bras armé de la puissance américaine, et les universités qui la portent, et plus largement le champ économique et industriel semblent presqu’oubliés, laissant à la réflexion un angle mort sur un pays toujours prompt à vanter les mérites de l’entrepreneur. Pourquoi en parler de fait, puisque là un autre ordre de mérite s’exerce : celui du marché, qui distribue les places, diplôme ou pas. L’auteur aborde la question de la valeur morale, du rattachement au bien commun, de ce que l’on crée ou produit, mais ne s’engage pas sur dans l’exploration de l’élite désireuse d’avoir un impact social – cette alter élite que Jean Laurent Cassely et moi avons cernée dans Génération surdiplômée. Or il est certain qu’elle existe aussi aux Etats-Unis, en particulier chez les jeunes hauts diplômés.

The rock star moralist

Publié juste avant les élections présidentielles de 2020, lancé presque comme un avertissement au parti démocrate, le livre a connu un vif succès aux États-Unis. Or, après quelque 300 pages dévolues aux Ivy League et aux injustices de la méritocratie scolaire, il consacre les dernières pages à dicter ce que serait un bon programme politique : mieux doter l’enseignement professionnel et technique, transformer la hiérarchie de l’estime « qui confère aux étudiants inscrits dans les universités d’élite un honneur et un prestige plus grands que ceux accordés aux étudiants formés dans les universités publiques locales ou ceux qui suivent un enseignement technique ou professionnel » ; tempérer l’hybris du mérite : la foi méritocratique ne peut tenir sa promesse que lorsque l’on est maître de son destin et elle ne peur offrir de fondement à la solidarité. Le livre se clôt sur un appel à la reconnaissance du travail, notamment celui des travailleurs non diplômés.

Les États-Unis se révèlent, à travers la réflexion de Michael Sandel (et de bien d’autres auteurs) une société profondément inquiète par l’émergence d’une élite culturelle qui creuse des inégalités avec le reste de la population. Ce mouvement d’opinion est parallèle à celui qui s’étend en France. Remettre la méritocratie scolaire à sa juste place, sans renier l’importance d’avoir des dirigeants, des managers et des experts bien formés à l’heure de l’économie de la connaissance : toutes les sociétés développées sont confrontées à ce défi.

 

[1] Thomas Frank, Pourquoi les pauvres votent à droite, Agone, 2013, suivi de Pourquoi les riches votent à gauche, Agone, 2018.

[2] Mark Lilla, La Gauche identitaire. L’Amérique en miettes, Stock, 2018.