Qui sont les élèves violents? edit

25 janvier 2019

En relançant l’idée de sanctions financières à l’encontre des parents d’élèves violents, Jean-Michel Blanquer a remis sur le devant de la scène médiatico-politique un sujet très polémique et très controversé, alors qu’un document de travail sur la sécurité à l’école est actuellement en discussion au sein de la majorité. Mais, avant d’envisager des mesures et de discuter de leur efficacité supposée, encore faut-il poser le bon diagnostic sur le phénomène.

L’enquête qui avait été menée en 2016 dans les lycées sur la radicalité[1] ouvre quelques pistes à ce sujet, notamment sur le profil des jeunes les plus tentés par l’usage de la violence et nous voudrions en livrer quelques résultats dans Telos. 

On demandait à ces jeunes lycéens de classe de seconde s’ils avaient déjà fait ou pourraient faire les actes suivants : affronter les forces de l’ordre et la police, provoquer des dégâts matériels dans la rue ou affronter d’autres manifestants. Il ne s’agit donc pas de violences directement scolaires, mais il y a fort à parier que les jeunes tentés par la violence à l’extérieur de leur établissement puissent l’être aussi dans le cadre scolaire. Ces trois comportements sont d’ailleurs très fortement corrélés (coefficients supérieurs à 0,5 et même 0,6 entre l’affrontement avec la police et les dégâts matériels dans la rue), laissant supposer qu’il y a bien un syndrome général d’acceptation de la violence.

Un puissant effet territorial

Un des enseignements majeurs qui se dégage de l’analyse des résultats est la force d’un effet contextuel et territorial : les élèves des lycées situés à proximité ou dans des quartiers sensibles[2] sont deux fois et demi plus nombreux à déclarer avoir fait ou pouvoir faire de tels actes, que les jeunes d’un échantillon témoin représentatif des 15-17 ans (45% contre 18%). L’écart est considérable.

Ce résultat est évidemment dérangeant. Certains pourront penser que l’on stigmatise ainsi des populations défavorisées qui sont déjà en butte à bien des discriminations. Ces inégalités et ces handicaps sont indéniables, mais la réalité de comportements violents plus présents qu’ailleurs dans certaines parties du territoire l’est tout autant et ne fait pas mystère. Le résultat de cette enquête n’est donc pas en lui-même surprenant. Ce qui est impressionnant et peut-être moins attendu, c’est l’ampleur, dans une population très jeune de lycéens ordinaires vivant dans ces quartiers, de l’acceptation de la pratique ou du principe de la violence. On peut en donner une autre illustration : 35% d’entre eux déclarent qu’il peut être acceptable dans la société actuelle de participer à une action violente pour défendre ses idées (15% chez les 15-17 ans, ce qui n’est pas négligeable non plus).

Mais il faut aller plus loin. Après tout, cet effet territorial n’est peut-être que le résultat de la coagulation de multiples effets individuels qui résultent précisément des difficultés, des inégalités et des discriminations dont souffrent ces jeunes et leurs familles. Or les résultats démentent très largement cette interprétation. Une fois contrôlé l’effet territorial lié au fait de suivre ses études dans un lycée ZUS, les caractéristiques socioéconomiques individuelles – la réussite scolaire et le niveau social de la famille – n’exercent aucun effet significatif. Même des variables de nature plus subjective comme l’optimisme ou le pessimisme vis-à-vis de ses perspectives d’emploi futures, ou à l’égard de la mobilité sociale escomptée par rapport à ses parents, n’exercent aucun effet. Une variable subjective est cependant liée à la tolérance pour la violence : le sentiment de discrimination. Néanmoins, cette liaison n’est pas très forte : par exemple, les lycéens qui déclarent être traités moins bien que d’autres en raison de leur origine ou de leur religion sont 55% à déclarer avoir commis ou pouvoir commettre des actes violents, mais ceux qui ne se sentent pas discriminés pour ces motifs sont encore 43% à le faire. L’écart est notable mais la tolérance pour la violence reste à un niveau très élevé chez les lycéens de ces quartiers qui ne se sentent pas concernés par la discrimination. Par ailleurs, variables objectives cette fois, ni l’origine nationale ni l’appartenance religieuse[3] n’exercent d’effet significatif sur la tentation pour la violence.

Autrement dit, il semble bien y avoir, dans la logique d’adhésion à la violence, un fort effet territorial qui surdétermine les facteurs individuels. Quel que soit le niveau social des familles concernées – et il est bien sûr inférieur en moyenne à celui d’autres parties du territoire – le fait, pour ces jeunes, de résider dans ces quartiers est associé à un niveau plus élevé d’acceptation de la violence.

Le rôle de l’école : facteur ou réceptacle de la violence ?

Deux facteurs individuels exercent néanmoins un effet très net, le sexe – les garçons étant, comme attendu, beaucoup plus attirés que les filles (plus de deux fois plus) par la violence – et le rapport subjectif à l’école. Les jeunes qui n’adhèrent pas aux buts de l’école et qui se sentent maltraités par l’institution scolaire sont, à autres caractéristiques contrôlées, plus de deux fois plus souvent tentés par la violence que ceux qui sont les mieux intégrés subjectivement au système scolaire. Il n’est évidemment pas facile de déterminer le sens de la liaison entre ces deux facteurs, la tentation pour la violence et le mal-être scolaire. L’école générerait-elle de la violence par une politique trop élitiste qui rejetterait à ses marges une partie des élèves ? Même si l’école française n’est pas réputée pour être particulièrement inclusive, en menant notre enquête dans les lycées nous n’avons pas eu ce sentiment. D’ailleurs des indicateurs plus objectifs de réussite ou d’échec scolaire comme le redoublement n’ont pas de liens avec la tolérance pour la violence. Il semble donc plus probable qu’une certaine culture violente, importée de l’extérieur de l’enceinte scolaire, rentre en contradiction et en conflit avec les normes scolaires.

Deux autres éléments vont dans ce sens. Les comportements potentiellement violents sont en effet très corrélés à deux autres facteurs : d’une part, la tolérance pour des comportements déviants[4], d’autre part les tensions ressenties avec la police. On recense en effet des niveaux de corrélation élevés (supérieurs à 0,4) entre ces trois facteurs pris deux à deux : la violence est liée à l’acceptation de la déviance et violence et déviance sont liées aux tensions avec la police. Par définition ces facteurs très liés à la violence sont extérieurs au système scolaire. On comprend assez facilement le sens de ces corrélations : tolérer (ou mettre en œuvre) des actes déviants peut conduire à des affrontements avec la police et par ce biais à des formes de violence. L’introduction éventuelle de cette culture violente dans l’enceinte de l’école rentre évidemment en contradiction avec les normes scolaires et les jeunes ne peuvent adhérer simultanément à l’une et aux autres.

Le rôle de la police

Les jeunes avec lesquels nous avons parlé, dans des focus groups, à la suite du questionnaire, évoquent quant à eux très souvent le rôle essentiel à leurs yeux de la police dans l’initiation de ces violences : contrôles abusifs, humiliations, usage disproportionné de la force. L’enquête dans les lycées ne permet évidemment pas d’évaluer la pertinence de ce facteur et le degré auquel il peut jouer. Ce qui est certain, et qui ressort des verbatim collectés dans ces entretiens, c’est que l’animosité à l’égard de la police est extrêmement élevée et peut générer en elle-même diverses formes de violence. Outre les affrontements directs avec les forces de l’ordre que personne ne revendique directement mais que certains décrivent comme fréquents (caillassage par exemple), d’autres expliquent que la défiance à l’égard de la police (et des institutions en général) conduit, en cas « d’embrouilles », à tenter de se faire justice soi-même, la loi de la « légitime défense » s’imposant à leurs yeux. D’autres expliquent que face à un rapport de force défavorable avec la police, la réponse du faible au fort peut être de commettre des dégradations dans l’espace public, « comme ça on les cherche comme eux ils font », explique un jeune interrogé.

Ce tableau décrit l’état actuel de l’engrenage entre la violence, la tolérance pour la déviance et les affrontements récurrents avec les forces de l’ordre, mais il n’en explique évidemment pas la genèse. Comment en est-on arrivé là ? La réponse est loin d’être simple, mais il faut sans doute revenir au premier résultat évoqué : l’effet de contexte territorial. On est sans doute encore loin du phénomène de ghettoïsation américain mais ne s’en approche-t-on pas dangereusement ? Les jeunes de ces cités, une partie d’entre eux au moins, ont sans doute le sentiment de vivre dans un univers clos, hermétique à la société extérieure et à ses règles. Dans cet univers une part de violence fait partie de la culture commune à laquelle ces jeunes se socialisent très tôt à travers le groupe de pairs. La famille peut-elle contrecarrer cette influence et des sanctions l’y inciter ? C’est bien improbable et la mesure paraît finalement assez dérisoire. Elle ne pourra que donner l’illusion que l’on agit. L’école aurait un autre rôle à jouer, certes bien difficile et qui doit être entrepris dès le plus jeune âge (sur ce plan la politique du ministre est la bonne), pour redonner confiance dans les vertus de la réussite et de l’intégration scolaires qui, on l’a vu, sont des antidotes à la culture de la violence.

 

[1] La Tentation radicale. Enquête auprès des lycéens, PUF, 2018.

[2] Le critère retenu est le suivant : des lycées dont, d’après les données du ministère de l’Education nationale, le pourcentage d’élèves résidant en Zones urbaines sensibles est supérieur à la moyenne nationale. Dans l’échantillon ainsi sélectionné ces taux sont très élevés : plus de 50% pour 5 des 6 lycées concernés.

[3] Il en va autrement avec la violence spécifiquement religieuse dont il n’est pas question ici.

[4] Quatre comportements très corrélés sont testés dans l’enquête : voler pour quelques jours un scooter, tricher lors d’un examen, conduire sans permis, dealer un peu de haschich.