Participation électorale: crise ou pas crise? edit
La publication récente de deux notes de l’INSEE permet de faire le point sur l’état de la participation des Français aux élections nationales et son évolution[1]. Cette participation est plus importante qu’on ne le dit souvent et si sa baisse au cours des vingt dernières années est réelle, elle n’est pas générale et elle est aisément explicable.
Partons des élections de 2022. Cette année-là, 84% des électeurs ont voté au moins à l’un des quatre tours des élections présidentielle et législatives. 36% ont voté aux quatre tours, 48% à un, deux ou trois tours et 16% seulement n’ont voté à aucun tour.
La participation a été nettement plus élevée à l’élection présidentielle (69,3% ont voté aux deux tours, 13,3% à un tour et 17,4% se sont abstenus aux deux tours) qu’aux élections législatives (respectivement 40,2%, 17,7% et 42%).
Tableau 1. Participation aux élections législatives de 2022 en fonction de la participation à la présidentielle (en %)
Note : la partie bleutée représente les votes intermittents.
Lecture : 36,4% des inscrits ont voté à la fois aux deux tours de la présidentielle et aux deux tours des législatives. Parmi ceux qui ont voté au premier tour de la présidentielle mais se sont abstenus au second tour, 2,1% ont voté à tous les tours des législatives.
Champ : inscrits sur les listes électorales en France (métropole ou DOM) et résidant en France en 2020 (2021 pour Mayotte) ; champ différent de celui du ministère de l'Intérieur.
Source : INSEE, enquête sur la participation électorale 2022.
Le graphique 1 montre que l’écart de participation aux deux types d’élections se réduit régulièrement avec l’âge. De près de trente points chez les plus jeunes (18-24 ans) il n’est plus que d’une dizaine de points dans la tranche d’âge 70-74 ans. Aux élections législatives la participation passe ainsi entre ces deux tranches d’âge de 35% à 75%.
Graphique 1 : Vote à l’élection présidentielle et vote aux législatives selon l’âge en 2022
Lecture : 73,6% des 75-79 ans ont voté à au moins un tour des élections législatives, contre 34,8% des 18-24 ans.
Champ : inscrits sur les listes électorales en France (métropole ou DOM) et résidant en France en 2020 (2021 pour Mayotte) ; champ différent de celui du ministère de l'Intérieur.
Source : INSEE, enquête sur la participation électorale 2022.
Les données de l’INSEE montrent également que l’abstention systématique (aux quatre tours de scrutin) est la plus faible chez les diplômés du supérieur (10%), les cadres et professions intellectuelles supérieures (7%) et les personnes ayant le niveau de vie le plus élevé (8%) et qu’elle est la plus élevée chez les personnes sans diplôme (30%), les ouvriers non qualifiés (24%) et les personnes ayant le niveau de vie le moins élevé (25%). Elle ne dépasse cependant jamais 30% dans aucune catégorie.
L’évolution au cours des vingt dernières années
La faible participation aux élections législatives de 2022, comparée à la participation à l’élection présidentielle, est l’aboutissement actuel d’un processus qui remonte loin dans le temps et qui s’est accentué depuis le début du siècle (tableau 2). Tandis que la participation à l’élection présidentielle est demeurée à peu près stable au cours des vingt dernières années, ne reculant que de quelques points depuis 2002, la participation aux élections législatives s’est fortement érodée, reculant d’une quinzaine de points.
Ce phénomène principalement est dû au fait que depuis 2002 les élections législatives ont toujours eu lieu dans la foulée de l’élection présidentielle et qu’avec le temps la partie la moins politisée de l’électorat s’est convaincue – à tort comme on l’a vu – que tout était joué à l’élection présidentielle. Le maintien d’une participation très élevée à cette élection montre qu’il n’y a pas de baisse d’ampleur de la participation électorale en général, mais plutôt une baisse spécifique touchant les élections parlementaires, une grande partie de l’électorat ne considérant plus que l’Assemblée nationale joue un rôle important dans le fonctionnement de nos institutions.
Tableau 2. Participation à l’élection présidentielle et aux élections législatives de 2000 à 2022 (en %)
Champ : personnes inscrites sur les listes électorales et résidant en France métropolitaine.
Source : INSEE, enquêtes sur la participation électorale de 2002 à 2022.
Âge et cycle de vie
La baisse générale de la participation aux élections législatives est due au fait que chaque génération nouvelle participe moins que la précédente (graphique 2). Comme le montre le graphique 2 chez les 18-24 an, en 2000, les votants systématiques étaient plus de 30%. En 2022 ils sont moins de 20%.
Si l’on s’intéresse au cycle de vie, il apparaît que l’augmentation régulière avec l’âge de la participation systématique – jusqu’à 70 ans – est un phénomène qui se reproduit pour chaque génération.
Ainsi, il ressort de ces différentes observations que le taux de participation électorale d’un individu aux élections nationales est le produit de trois facteurs : son âge, sa génération et son statut social.
Abstention systématique et participation intermittente
L’abstention systématique et la participation intermittente présentent deux caractéristiques communes : elles diminuent avec l’âge et elles sont plus élevées chez les jeunes d’aujourd’hui que chez ceux d’il y a vingt ans. Mais un élément intéressant les distingue.
Tandis que la hausse de la participation intermittente d’une génération à l’autre paraît traduire une évolution structurelle qui relève d’un effet de période, puisque les deux courbes de 2002 et de 2022 sont parallèles (touchant donc toutes les générations dans des proportions équivalentes), il en va tout autrement pour l’abstention systématique. Celle-ci semble relever plutôt d’un effet de génération concernant les moins de 45 ans, et d’autant plus marqué que la génération est récente. C’est ce comportement – le refus de participer à toutes les élections – qui est le bon indicateur d’une crise grave de la démocratie. C’est lui qu’on doit donc étudier de plus près pour porter un diagnostic à ce sujet.
La détection d’un effet de génération repose sur le constat d’un écart significatif dans un comportement donné d’une même classe d’âge à deux dates différentes (suffisamment espacées). C’est bien ce qu’on repère chez les plus jeunes (les 18-24 ans) chez qui l’abstention systématique s’est accrue en vingt ans, de 2002 à 2022, de près de dix points. Si on prend comme référence, non pas l’élection de 2002 (qui a occasionné un surcroît de mobilisation avec la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour), mais l’élection de 2007, la croissance de l’abstention systématique est de plus de douze points chez les 18-29 ans.
À ce stade, deux interprétations de cette évolution de l’abstention systématique sont possibles. La première repose sur l’hypothèse d’un effet de génération qui ne serait en réalité qu’un « effet-retard ». Les jeunes s’abstiendraient de façon plus systématique aux deux tours des élections présidentielles et législatives, simplement parce que leur socialisation politique est plus tardive. Cette thèse a été avancée par Anne Muxel, qui parle d’un « moratoire » de l’entrée en politique des jeunes[2]. Ensuite, en prenant de l’âge, en intégrant les rôles adultes (professionnels et familiaux) qui sont plus tardifs à se stabiliser, ils reprendraient les pas des générations précédentes en matière de participation politique. Il y a des arguments solides pour soutenir cette thèse, singulièrement le fait qu’effectivement la stabilisation professionnelle et familiale se fait aujourd’hui à des âges plus avancés et confère donc peut-être à ces jeunes un sentiment de citoyenneté amoindri.
La seconde interprétation repose sur l’hypothèse d’un effet générationnel plus durable. Il y a indéniablement un effet du vieillissement dans l’évolution selon l’âge de l’abstention systématique, comme le montrent les courbes de 2002 et 2022 qui ont la même forme : décroissance jusqu’à 40-45 ans, stabilisation, puis remontée rapide après 75 ans. Mais rien n’assure que cet effet se reproduira à l’identique dans les générations récentes qui ont commencé leur vie politique avec un surcroît important d’abstention systématique. Celle-ci pourrait bien laisser des traces durables.
Les théoriciens des générations considèrent que les valeurs générationnelles se cristallisent durant la jeunesse. Or d’autres enquêtes montrent que l’éloignement d’une partie des jeunes à l’égard de la politique ne repose pas simplement sur de l’indifférence ou de la méconnaissance, mais sur un profond scepticisme à l’égard des mécanismes de la démocratie représentative. Dans une enquête en 2021 sur un large échantillon de 8000 jeunes de 18-24 ans[3] (avec des échantillons témoins de la génération des parents et de la génération des baby-boomers), 51% seulement des jeunes interrogés considéraient comme très important de « vivre dans un pays gouverné démocratiquement », contre 71% des Baby-boomers. 34% des mêmes jeunes disaient que « voter ne sert pas à grand-chose car les responsables politiques ne tiennent pas compte de la volonté du peuple » (24% des baby-boomers). 68% d’entre eux pensent les « hommes politiques sont plutôt corrompus ». Cette dernière opinion est assez largement partagée par les autres générations (67% par les parents, 56% par les baby-boomers), mais elle a sûrement des effets plus délétères chez des jeunes déjà éloignés de la politique.
Au total, une partie notable des jeunes générations semble ressentir une profonde défiance à l’égard du système politique ce qui les fait douter de la valeur même de la démocratie représentative. Cette défiance est particulièrement marquée et s’est fortement accentuée chez les jeunes non diplômés. L’étude de l’INSEE constate que chez ces derniers l’abstention systématique est devenue majoritaire alors qu’elle ne concerne que 17% des diplômés du supérieur. Les clivages de participation politique se creusent à l’intérieur de la jeunesse.
Les deux hypothèses qui viennent d’être présentées – l’effet retard et l’effet générationnel durable – ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Elles jouent probablement de façon concomitante. L’état de santé démocratique du pays dépendra du degré auquel l’une l’emporte sur l’autre. A titre illustratif, nous avons imaginé un scénario d’élections fictives en 2027 et 2032 reposant sur l’hypothèse du maintien, pour les élections suivantes, des tendances d’abstention systématique enregistrées entre 2002 et 2022 (en maintenant constants les taux de croissance annuels de l’abstention systématique dans chaque classe d’âge). Le résultat est présenté dans le graphique 3. Par rapport au graphique 2, l’éventail formé par les courbes d’abstention systématique à chaque date s’est ouvert plus largement. Cet éventail pourrait être plus resserré si les taux de croissance de l’abstention systématique diminuent dans les générations à venir, voire s’annulent ; il pourrait être plus ouvert au contraire si cette abstention systématique s’accélère dans les nouvelles générations. En tout état de cause ce mouvement sera graduel et s’étalera sur une assez longue période car il repose sur le remplacement progressif des anciennes générations par les nouvelles. Pour voir quel scénario se dessine réellement, le juge de paix sera évidemment le résultat des prochaines élections.
Reste le phénomène spécifique de désaffection croissante pour les élections législatives bien mis en lumière par l’étude de l’INSEE. Ici, comme on l’a rappelé, c’est le fonctionnement même du système politique qui en est la cause principale. Ceci étant dit, le fait que 84% des électeurs aient voté à au moins un tour des deux élections de 2022 montre que, contrairement à ce qui est souvent dit, il n’existe pas à l’heure actuelle de crise alarmante de la participation électorale.
Graphique 2. Comportements de vote en 2002 et 2022 selon l’âge
Lecture : en 2022, 60,3 % des inscrits ayant entre 18 et 24 ans ont voté à au moins un mais pas tous les tours des élections nationales cette année-là (vote intermittent).
Champ : personnes inscrites sur les listes électorales et résidant en France métropolitaine.
Source : INSEE, enquêtes sur la participation électorale de 2002 et 2022.
Graphique 3. Simulation de l’abstention systématique entre 18 et 59 ans sous l’hypothèse de prolongation des tendances 2002-2022
Lecture : les courbes de 2027 et 2032 reposent sur l’hypothèse du maintien des taux de croissance annuels de l’abstention systématique enregistrée entre 2002 et 2022 (calcul des auteurs)
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[1] INSEE Première, n° 1928 et n°1929, novembre 2022. Toutes les données utilisées dans ce texte sont tirées de ces deux notes.
[2] Anne Muxel, L’Expérience politique des jeunes, Presses de Sciences Po, 2001.
[3] Olivier Galland et Marc Lazar, Une jeunesse plurielle, Rapport pour l’Institut Montaigne, février 2022. Voir aussi Olivier Galland, 20 ans bel âge ? Radiographie de la jeunesse française d’aujourd’hui, Nathan, 2022.