L’Europe au Proche et Moyen-Orient: le vertige de l’impuissance edit

4 juillet 2025

Si la multiplication des conflits au Proche et au Moyen-Orient rend les analyses  difficiles, il existe cependant une convergence dans les commentaires déplorant la faible influence de l’UE et de ses États membres. Sans revenir sur ce qui a été dit sur les faiblesses fondamentales de l’action extérieure de l’UE, il est nécessaire de tirer quelques leçons de ce qui vient de se produire, notamment en Palestine et avec le nucléaire iranien.

Si la multiplication des conflits au Proche et au Moyen-Orient rend les analyses difficiles, il existe cependant une convergence dans les commentaires déplorant la faible influence de l’UE et de ses États membres. Sans affirmer que « désormais, l’Europe y compte pour moins que le Qatar », on ne peut que constater un important recul. Sans revenir sur ce qui a été dit sur les faiblesses fondamentales de l’action extérieure de l’UE, il est nécessaire de tirer quelques leçons de ce qui vient de se produire, notamment en Palestine et avec le nucléaire iranien, en se focalisant sur deux de leurs composantes : d’une part, vouloir agir et exercer une influence dans cette région implique de tenir compte de ses spécificités et politiques et diplomatiques ; d’autre part, l’UE et ses États membres ne peuvent intervenir au-delà de la marge d’action qui leur est définie par l’influence des autres puissances, en particulier les États-Unis.  

Les spécificités orientales

Si on ne peut pas en faire ici une analyse approfondie, on ne peut nier que la région présente des particularités qui multiplient et aggravent ses problèmes.

On y observe une bellicosité particulièrement élevée et ancienne : les guerres y durent plus longtemps qu’ailleurs, des foyers multiples de tensions s’y maintiennent, et pas seulement en Palestine, bien que celle-ci ait tendance à occuper le devant de la scène. Le chaos qui règne au Soudan, en Libye et au Yémen est aussi à l’origine de pertes humaines très élevées. Les guerres au Liban, puis en Irak et en Syrie ont été exceptionnellement meurtrières et rien ne laisse penser que ces pays sont durablement stabilisés.

Les constructions politiques y sont fragiles. Aucun pays ne présente un bilan favorable quant à son état de droit[1] : Democracy is in short supply, suivant la caricature de The Economist. Il en résulte une perméabilité forte face aux idéologies totalitaires ou extrémistes : le fondamentalisme religieux (dans les pétromonarchies du Golfe, en Iran, en Afghanistan, et même en Israël) ; le nationalisme intégral (le Baath en Syrie et en Irak) et parfois les deux ensemble, comme en Turquie depuis 2002. L’idéologie et les contre-vérités sont en surabondance dans une propagande effrénée qui exploite avec un certain succès la crédulité des masses.

Au nom de leur idéologie, certains gouvernements entendent s’affranchir du droit international (en Iran dès 1979 en séquestrant des diplomates américains et depuis en recourant à la « diplomatie des otages »), en finançant le terrorisme, en occupant des territoires qui ne leur appartiennent pas (Israël en Cisjordanie, à Gaza et au Golan depuis 1967, la Turquie à Chypre depuis 1974 et en Syrie du nord depuis 2012). Hélas, leur respect occasionnel de la Charte des Nations unies rejoint celui des grandes puissances : la Russie (alors l’URSS en Afghanistan de 1979 à 1989) et les États-Unis à de multiples reprises au cours du demi-siècle écoulé, notamment en Irak depuis 2003, bien que tout cela n’ait en rien amélioré la situation.

La capacité d’intervention limitée de l’UE et de ses États membres

Depuis le début du XXe siècle, le monde occidental rencontre des difficultés avec une région qui n’a pourtant pas été durablement touchée par le colonialisme européen : deux décennies d’administration directe de la France et du Royaume-Uni (les mandats sur la Palestine, la Syrie, le Liban et l’Irak), mais un temps beaucoup plus long de domination indirecte par les États-Unis, qui ont donné la priorité à leurs préoccupations géostratégiques, ce qui les a incités à montrer une assez grande complaisance vis-à-vis de l’islam politique, et des illusions sur les vertus possibles d’un « islamisme modéré », dont l’existence a été réfutée par Erdoğan lui-même, qu’Obama avait pris pour un « liberal minded reformer[2] ». L’Europe n’a pas été en reste, jusqu’à ce que des rapports récents mettent en évidence les dangers présentés par la pénétration des Frères musulmans[3].

Depuis l’éviction des Franco-Britanniques après l’équipée de Suez en 1956, les Européens ont suivi le méandres de la politique américaine. Les États membres savent que leur marge d’action est limitée et qu’il est dangereux d’en sortir, comme la France a tenté de le faire au Liban, avant d’en être découragée par l’attentat du Drakkar[4]. En 2003, les pays européens qui ont suivi les États-Unis en Irak, notamment le Royaume-Uni et la Pologne, n’ont pas fini de le regretter.

Du côté de l’UE, faire la promotion de l’état de droit dans un tel contexte n’offre que des perspectives limitées. En se concentrant sur l’aide aux Palestiniens et le désarmement nucléaire iranien, elle a quand même tenté d’apporter sa contribution à la paix.

Depuis 1997, l’UE apporte une aide substantielle à l’Autorité palestinienne, soit au titre de la coopération technique et financière (projet PEGASE pour contribuer à ses dépenses administratives, soutien aux réfugiés à travers l’UNRWA), au total 1.26 milliard d’euros pour 2025-2027), soit dans le domaine humanitaire (237M€ en 2024). Son soutien pourtant décisif n’a pas donné les résultats attendus. Avant d’être bombardées par Israël à Gaza, les infrastructures qu’elle avait financées ne lui ont pas donné d’influence. On lui a à la fois reproché d’en avoir trop fait (n’aurait-il pas été mieux de dépenser cet argent ailleurs ?) et trop peu (en n’exerçant pas des pressions efficaces sur Israël). Depuis le 7 octobre 2023, entre une opinion publique en partie manipulée par les extrémistes et une incapacité à dégager des positions communes aux 27 États membres, l’Union ne parvient plus à se faire entendre. Peut-elle se consoler en pensant que l’affaire n’est pas vitale pour l’Europe ?

Ce qui n’est pas le cas de la négociation nucléaire avec l’Iran, qui concerne directement sa sécurité. La diplomatie européenne y a pris une initiative originale qui a conduit à l’accord JCPOA de 2015[5], en associant les membres permanents du Conseil de sécurité et l’Allemagne. Non seulement cet accord avait limité les capacités d’enrichissement de l’uranium iranien à 3,5%, mais il était susceptible de décourager les partisans de la prolifération nucléaire dans la région. En échange de la levée des sanctions qui le frappaient, l’Iran l’a appliqué jusqu’à ce qu’il soit dénoncé par Donald Trump en mars 2018. Depuis cette date, selon les experts de l’ONU, l’Iran a accéléré ses préparatifs en portant ses stocks à 142 kg d’uranium enrichi à 60%, un niveau  proche du seuil militaire (90%) apte à fabriquer une bombe.

Sur une question aussi sensible qui confine au hard power, l’UE est parvenue à réussir une négociation difficile, mais a manqué de l’influence nécessaire pour faire respecter l’accord, une leçon à méditer pour l’avenir. On voit ici clairement les limites de ses capacités wilsoniennes, face au comportement brutal de Washington. Depuis cette date, l’invasion de l’Ukraine a encore plus clairement placé l’UE en position de faiblesse, faute de disposer des moyens nécessaires pour être écoutée.

En fait, le problème vient de bien plus loin. Puisque la totalité de l’île de Chypre est officiellement incluse dans l’UE depuis son adhésion en 2004[6], pourquoi l’Union s’est-elle révélée incapable de libérer cette partie de son territoire de l’occupation turque, un envahisseur quand même moins redoutable que la Russie de Poutine ? Cette faiblesse n’est-elle pas de nature à disqualifier l’UE pour exercer une forte influence sur son voisinage ? Dès qu’il s’agit de la paix et de la guerre, l’Union semble impuissante. Avec un article 5 du traité OTAN remis en cause par Donald Trump, cela représente un important déficit se sécurité à compenser.

Cette mise à l’écart serait-elle un ultime avertissement à une Europe en réveil tardif ? Si elle accepte maintenant de se réarmer sans en préciser encore les modalités, elle reste en panne d’une politique étrangère commune, une faiblesse toujours très préoccupante. Quand elle disposera d’une force militaire, l’UE saura-t-elle s’en servir, ou plutôt celle-ci aura-t-elle une crédibilité suffisante pour qu’elle n’ait pas besoin de s’en servir ? Enfin, si on veut que le dernier mot reste à la diplomatie, ce que tout le monde souhaite, comment faire pour qu’elle soit plus efficace ?

[1] Les classements des ONG (Freedom in the World, Reporters sans frontière) leur sont peu favorables. Si Israël bénéficie d’une meilleure cote, son attitude vis-à-vis des Palestiniens le met aussi en position défavorable.

[2] Claire Berlinski, « Turkey’s two thugs »City journal, 23 décembre 2014.

[3] Notamment un rapport officiel sur Les Frères musulmans et l’islamisme politique en France, Paris, mai 2025, 75p.

[4] Attribué au Hezbollah, l’attentat du Drakkar a tué 58 parachutistes français et 6 civils libanais le 23 octobre 1983 au sud de Beyrouth.

[5] JCPOA : Joint Comprehensive Plan of Action, signé à Vienne le 14 juillet 2015. Tout l’uranium enrichi au-delà de 3,67 % doit être expédié hors d’Iran ou dilué. Pendant quinze ans, l'Iran s'était engagé à ne pas enrichir l'uranium à plus de 3,67 % dans la limite de 300kg.

[6] L’invasion turque remonte à 1974, mais l’UE n’a jamais été associée aux négociations de réunification qui n’ont abouti qu’au défectueux plan Annan en 2004, rejeté parce que trop déséquilibré en faveur de la Turquie. Aucun progrès n’a été réalisé depuis.