Sciences Po: à gauche toute! edit

19 octobre 2022

Martial Foucault et Anne Muxel viennent de publier un petit livre[1] rendant compte d’une enquête sur les attitudes sociopolitiques des étudiants de Sciences Po, après une précédente étude qui avait été menée en 2002 sur la même population. Un des résultats les plus spectaculaires de l’enquête est la très forte poussée de la gauche : 71% des étudiants de Sciences Po se situent à gauche ; ils étaient 57% en 2002. Ils se distinguent nettement des autres jeunes qui ne sont que 41% à déclarer le même positionnement (-30 points !). À gauche, mais aussi, très souvent, à l’extrême-gauche : sur une échelle gauche-droite en 11 positions (de 0 « très à gauche » à 10 « très à droite ») 17% se placent en position 0 ou 1 (+13 points par rapport à 2002), et 20% en position 2.

Figure 1. Vote au premier tour de la présidentielle de 2022 des étudiants de Sciences Po (% des suffrages exprimés) et des jeunes de 18-25 ans (intentions de vote)

Lecture : 18-25 ans, sondage Ifop pour l’ANACEJ auprès d’un échantillon représentatif de 1499 jeunes interrogés en ligne en mars 2022 (Base : personnes inscrites sur les listes électorales ayant l’intention d’aller voter, soit 58% de l’échantillon)

Il n’est donc pas étonnant de constater que 55% de ces étudiants disent avoir voté en 2022 au premier tour de l’élection présidentielle pour Jean-Luc Mélenchon (21% pour Emmanuel Macron, 11% pour Yannick Jadot). Les autres candidats font des scores minuscules (Valérie Pécresse et Anne Hidalgo, 3% chacune). En 2002, le candidat du Parti socialiste, Lionel Jospin, arrivait largement en tête (40%) et les candidats de droite (Jacques Chirac, Alain Madelin, François Bayrou) rassemblaient 28% des intentions de vote. Ces deux familles politiques sont laminées en 2022 chez ces étudiants. Leur sensibilité politique se démarque très fortement de celle des autres jeunes : l’attirance pour Jean-Luc Mélenchon y est trois fois plus forte, alors que Marine Le Pen n’y trouve aucun écho contrairement à ce qui se passe dans l’ensemble de la jeunesse (figure 1).

L’enquête montre que la sensibilité aux inégalités, les questions environnementales et le féminisme dans le sillage du mouvement MeToo sont les principaux ingrédients qui alimentent le tropisme de gauche des étudiants de Sciences-Po. Le font-ils dans une optique radicale ? En partie oui, puisqu’ils sont majoritairement séduits par Jean-Luc Mélenchon qui assume cette radicalité politique. À l’inverse, la proximité avec le Parti socialiste, réputé être un parti de gouvernement (même si des doutes commencent à poindre sur le fait que ce qualificatif puisse lui être attribué), s’est effondrée (-22 points par rapport à 2002), comme le vote en faveur du candidat de ce parti à la présidentielle (même si Emmanuel Macron a recyclé une partie de ces électeurs).

Autre signe d’une radicalité assumée par une forte minorité des étudiants : 39% d’entre eux (+7 points par rapport à 2002) se situent au seuil le plus élevé de l’indicateur de radicalité politique construit par les auteurs de l’enquête (mesurant la propension à justifier des actes politiques contestataires ou violents[2]). Cependant cette radicalité politique assumée n’est pas, pour la grande majorité des étudiants, nihiliste, anarchiste ou ultra-violente. On peut en voir une preuve dans le fait que le terme « Black blocs » ne recueille que 14% d’avis positifs (ce qui n’est quand même pas négligeable).

Les étudiants de Sciences Po ayant une sensibilité de gauche semblent ainsi se répartir en deux groupes, proche pour l’un d’entre eux de ceux que nous avions appelés les « démocrates protestataires » dans l’enquête de l’Institut Montaigne sur les 18-24 ans[3], et l’autre de ceux que nous avions appelé les « révoltés ». Les premiers ont une fibre contestataire mais ne répudient pas la démocratie et sont réticents à justifier la violence politique ; les seconds sont plus radicaux et n’hésitent pas à cautionner certaines formes de violence. Mais la particularité des étudiants de Sciences Po est d’être surreprésentés dans ce dernier groupe (si l’on en croit par exemple l’indicateur de radicalité politique construit pas les auteurs) alors que dans l’enquête nationale sur les 18-24 ans les étudiants étaient la catégorie de jeunes la moins présente dans ce groupe des révoltés qui était plutôt constitué de jeunes actifs en difficulté personnelle tant sur le plan de leur situation matérielle que de leur profil psychologique (un type de jeune aux antipodes de l’étudiant de Sciences Po).

Une élite à la conscience malheureuse

« L’élite étudiante », ou en tout cas cette portion de l’élite, semble donc bien plus radicale que l’étudiant moyen. Comment l’expliquer ? J’emploie le terme « élite » à dessein car – et c’est un autre résultat très intéressant de l’enquête – les étudiants de Sciences Po assument totalement l’idée qu’ils appartiennent à une « élite ». En effet, la question leur est posée dans l’enquête et 70% d’entre eux répondent par l’affirmative, 18 points de plus qu’en 2002. L’étudiant de Science Po semble donc cautionner la définition de Pierre Bourdieu sur « l’école du pouvoir » ! Bien plus, les étudiants de Science Po paraissent fortement désabusés sur le rôle de la méritocratie dans leur réussite : l’idée selon laquelle c’est le diplôme qui permet d’accéder au statut d’élite s’effondre au profit du rôle des relations, de la naissance et dans une moindre mesure de l’argent (figure 2). On se demande alors comment, animés de telles convictions, les étudiants de Sciences Po, pourtant politiquement très à gauche, peuvent assumer le fait d’appartenir à cette élite qui semble, à leurs yeux, être plus le fruit de la reproduction sociale que du mérite. Sauf à considérer que chacun se perçoive comme une exception, ils doivent ressentir une tension entre l’idéal d’égalité et de justice auquel ils adhèrent et la reconnaissance crue que ce sont les privilèges de la naissance qui créent et entretiennent les élites auxquelles ils disent appartenir.

Un moyen de la résoudre est sans doute de penser que leur action, en tant qu’élite dirigeante, contribuera à promouvoir les valeurs auxquelles ils adhèrent en tant qu’étudiants. La radicalité qui accompagne et entretient cette conviction est peut-être le moyen de prouver, à leurs yeux et à ceux des autres, qu’elle sera bien menée à son terme, malgré les avantages sociaux dont ils bénéficient et qui leur ont permis d’accéder à ce statut envié et de poser ainsi un baume sur leur conscience malheureuse. Certains universitaires ont une posture cynique qui consiste à faire de l’entrisme politique : c’est le cas de Geoffroy de Lagasnerie dont j’avais dressé le portrait dans ces colonnes[4]. Mais ces cas sont très minoritaires et il faut faire crédit aux étudiants de Sciences Po de la sincérité de leurs convictions dans la tentative de concilier leurs idéaux et la vision désabusée qu’ils ont de leur propre réussite en tant que future élite dirigeante.

Figure 2. Critères les plus importants pour devenir une élite dirigeante selon les étudiants de Sciences Po en 2002 et 2022 (1er choix) (%)

Les idées avancées ici sur la radicalité des étudiants de Sciences Po sont évidemment des conjectures et l’enquête ne permet pas de les prouver. Cela pose une question sociologique intéressante qui reste ouverte : à quel degré les établissements de formation contribuent-ils à la socialisation politique des étudiants qu’ils accueillent ? En d’autres termes, les étudiants de Sciences Po étaient-ils aussi à gauche et aussi radicaux avant d’intégrer l’école ? Ou bien y-a-t-il une fabrique interne de l’étudiant de Sciences Po qui contribue progressivement à forger ses convictions et à le distinguer assez radicalement des autres étudiants ? Ces deux propositions ne sont évidemment pas incompatibles mais on ignore à quel degré l’une l’emporte sur l’autre. On peut simplement noter que les sciences sociales critiques et notamment la sociologie critique de Pierre Bourdieu sont très présentes dans les enseignements et peuvent contribuer à forger la conviction que la société française est scandaleusement injuste et oppose de façon binaire les dominants aux dominés. Cette pensée critique développe aussi l’idée qu’une école comme Sciences Po constitue un des rouages essentiels du maintien de cette domination (voir La Noblesse d’Etat, de Pierre Bourdieu) et entretient ainsi la mauvaise conscience des étudiants.

Plusieurs signes montrent en tout cas que les étudiants des Grandes écoles sont de plus en plus contestataires, au moins pour une partie d’entre eux, et refusent de plus en plus souvent d’assumer le rôle que leur assigne traditionnellement leur statut (récemment contestation du partenariat avec LVMH par des étudiants de Polytechnique, contestation des « jobs destructeurs de la planète » par des étudiants d’AgroParisTech etc..). Cela fait contraste avec la masse des étudiants ordinaires qui, sauf certaines places-fortes traditionnelles de la contestation (comme à Rennes, à Nantes ou à Toulouse) semble plutôt dépolitisée et assez amorphe.

La fabrique sociale des élites dont la France était si fière semble commencer à se gripper. Le paradoxe est que ces étudiants ne contestent pas le système de formation des élites lui-même, alors qu’il pourrait prêter à discussion[5], mais plutôt les objectifs qu’il leur assigne en tant que futures élites dirigeantes. Le fait qu’ils renient le rôle de la méritocratie – un des fondements essentiels de la politique éducative – est un symptôme inquiétant. Les étudiants français de Sciences Po semblent ainsi à rebours de ceux de l’Ivy League américaine que décrit Michael Sandel[6], une élite arrogante et sûre de la légitimité de sa position. Les étudiants français doutent au contraire de la légitimité de leurs « mérites ». On peut trouver cela rassurant. Mais, poussée trop loin, cette conscience malheureuse peut conduire à bien des excès si elle pousse à agir sous la seule emprise de la culpabilité. Un pays n’a-t-il pas besoin d’élites qui assument leur rôle sans pour autant abuser de leurs privilèges ? Encore faut-il évidemment que le système méritocratique fonctionne réellement selon le principe d’équité qui le fonde. C’est là sans doute le vrai combat.

[1] Martial Foucault et Anne Muxel, Une jeunesse engagée, Presses de Sciences Po, 2022

[2] Ont participé ou seraient prêts à participer à au moins trois des actions suivantes : organiser une manifestation, affronter les forces de l’ordre, provoquer des dégâts matériels, affronter d’autres manifestants, occuper un bâtiment administratif, écrire des graffitis politiques sur les murs.

[3] Une jeunesse plurielle. Enquête auprès des 18-24 ans, Institut Montaigne, février 2022

[4] https://www.telos-eu.com/fr/societe/le-retour-du-simplisme.html

[5] L’enquête montre que la création des Conventions Education Prioritaires (CEP) à Sciences Po, visant à accroître la diversité sociale des étudiants, a eu des résultats très mitigés. Certes le % d’étudiants issus des catégories employés et ouvriers s’est accru (passant de 3% en 1998 à 14% en 2021, mais le % d’étudiants issus des catégories cadres et professions intellectuelles supérieures s’est également accru (passant de 53,5% à 58%, contre 33% dans les universités).

[6] Voir le papier que Monique Dagnaud a consacré à son livre dans Telos : https://www.telos-eu.com/fr/societe/michael-sandel-les-elites-et-le-merite.html