Poutine et l’Ukraine: succès de court terme et revers à long terme edit
Après la reconnaissance unilatérale de l’indépendance des Républiques séparatistes dans le Bassin du Don (Donbass), le président russe semble s’imposer comme le grand vainqueur de trois mois de crise internationale autour de l’Ukraine. Toutefois ses gains de court terme seront annulés par des revers de plus long terme, sur le plan économique, politique et stratégique.
« Et le vainqueur est encore… Vladimir Poutine ». Partout en Europe et aux Etats-Unis, on déplore que le président russe s’impose d’ores et déjà comme le grand gagnant des trois mois de crise internationale autour de l’Ukraine. En quelques semaines, à l’aide d’exercices militaires et de cyberattaques, en reconnaissant unilatéralement les Républiques séparatistes autoproclamées et en envoyant ses troupes officiellement sur le territoire ukrainien, la Russie a tout à la fois réussi à se replacer au centre des relations internationales, à dicter son agenda de négociations aux chancelleries occidentales et plongé les Européens dans la crainte d’un nouveau conflit armé de grande ampleur sur leur continent. En somme, une victoire totale sans tirer un seul coup de canon. Ces gains sont indéniables pour la présidence russe. Mais le bilan de trois mois de crises est plus contrasté qu’il n’y paraît. En effet, les succès fortement médiatisés de court terme ne doivent pas faire oublier les revers de plus long terme – qui passent souvent inaperçus : loin de restaurer l’empire, la Russie a définitivement perdu l’Ukraine ; loin d’infliger un camouflet aux Etats-Unis, la crise a revivifié l’OTAN ; loin de marginaliser les Européens, les tensions ont remobilisé le couple franco-allemand et dissipé la « fatigue sur l’Ukraine ».
L’Ukraine définitivement perdue pour la Russie
Depuis trois mois, la Russie fait sentir à son voisin direct tout son poids pour lui barrer la possibilité de mener une politique étrangère autonome. Le territoire de cet Etat est morcelé, son identité nationale niée et sa légitimité récusée. En outre, la Russie mine la crédibilité de l’État ukrainien en le montrant incapable de rétablir l’ordre sur son propre territoire. Toutefois, aujourd’hui plus que jamais, le retour de l’Ukraine dans le giron russe paraît définitivement impossible.
Depuis 2014 au moins, la Russie tente de juguler la réorientation stratégique et économique de l’Ukraine vers l’Union européenne et l’OTAN : dès 2013, elle avait essayé la diplomatie en faisant adhérer l’Ukraine à son Union économique eurasiatique plutôt qu’à un partenariat approfondi avec l’Union européenne. Elle avait ainsi déclenché (malgré elle) le mouvement Euromaïdan et le renversement de la présidence pro-russe de Yanoukovitch. Pour discréditer l’État ukrainien, la Russie avait ensuite utilisé tout à la fois la subversion et la force en annexant la Crimée et en soutenant les séparatismes en Ukraine orientale en 2014 ; puis elle avait régulièrement déstabilisé le pays en rallumant régulièrement des combats sur le terrain et des attaques dans le cyberespace. La crise sciemment causée par les exercices militaires commencés en décembre 2021 constitue le point culminant de cette stratégie de la déstabilisation durable du jeune et fragile Etat ukrainien. Mener des exercices militaires continument sur la frontière russo-ukrainienne, puis en Biélorussie, en Crimée et en mer Noire, c’est, pour la Russie, un moyen de faire comprendre à l’opinion mondiale que l’Ukraine ne peut être défendue militairement car elle est encerclée. C’est donc, aux yeux des Ukrainiens eux-mêmes, souligner que leur Etat n’est pas capable d’assurer lui-même sa souveraineté. Déstabiliser, discréditer et affaiblir : tel est la doctrine russe depuis 2014 au moins.
Malgré la démonstration de force impressionnante sur toutes les frontières de l’Ukraine et désormais dans le bassin du Don, la Russie pourrait n’engranger que de maigres et provisoires résultats : la société civile ukrainienne est resté mobilisée contre les ingérences russes, les forces armées ont résisté aux provocations, le gouvernement est resté ferme dans sa défense de la souveraineté nationale. Aujourd’hui, l’Ukraine est en piteux état mais elle est définitivement perdue pour la Russie. La plus importante des anciennes Républiques Socialistes Soviétiques est irrémédiablement tournée vers l’Occident sur tous les plans. La majorité de la population ne veut pas rejoindre la Fédération ; les élites accélèrent la redéfinition de l’identité nationale séparément de la Russie ; les Occidentaux font bloc pour assurer son indépendance. La reconnaissance de l’indépendance de régions séparatistes à la Fédération de Russie acte la limite des marges d’action russe dans ce pays : la Fédération a sans doute les moyens militaires de tenir ces territoires. Elle a également les capacités militaires d’établir, au prix de violents combats, une continuité territoriale avec la Crimée en prenant Marioupol et en faisant de la Mer d’Azov un « lac russe ». Mais elle n’aura assurément pas les ressources diplomatiques, économiques, politiques et administratives pour intégrer l’Ukraine. Le « joyau » de l’ancien URSS échappe pour longtemps à la zone d’influence russe. La Russie doit se contenter de lambeaux d’Ukraine : la base militaire de la Crimée et les zones tampons du Donbass.
L’OTAN en résurrection
En déclenchant cette crise et en tenant le rapport de force sur la durée avec les Etats-Unis, la Fédération de Russie a obtenu plusieurs succès internationaux auquel elle tient depuis l’humiliation des années 1990 : elle traite d’égal à égal avec les Etats-Unis et compense ainsi son infériorité dans le partenariat avec la République Populaire de Chine ; elle fait entendre ses priorités stratégiques (l’arrêt des élargissement de l’OTAN) ; elle manifeste au monde la reconstruction de sa puissance militaire engagée en 2009. Néanmoins, cette victoire de prestige ne doit pas occulter un revers moins évident : la Russie a contraint les Etats-Unis à s’impliquer en Europe plus qu’ils ne le souhaitent.
Annoncé depuis au moins l’administration Obama, la réorientation stratégique des Etats-Unis vers l’Asie s’est confirmée avec les deux administrations Trump et Biden. Dans la gigantomachie du 21e siècle entre Américains et Chinois, la Russie était rétrogradée au rang de rival secondaire. Cela froissait la fierté nationale mais offrait à la présidence Poutine des marges d’action supplémentaires. Face à des Européens mal à l’aise avec les politiques de puissance, la Russie pouvait compenser ses faiblesses économiques par un hard power reconstitué et utilisé sans complexe. Diviser l’Europe, faire sentir le besoin d’un gaz russe très coûteux et jouer des muscles face à une Europe peu militarisée : telle aurait pu être la doctrine russe. Mais un autre choix a été fait, qui n’est pas nécessairement gagnant à long terme pour la Russie.
Après trois mois de crise, plus que jamais depuis la Guerre Froide, les Etats-Unis sont investis en Europe orientale : l’OTAN est revenue de son désormais célèbre état de « mort cérébrale » déclaré par le docteur Macron. Elle est devenue le principal casus belli en Europe et un facteur de polarisation stratégique : la Russie l’a rendue à son statut d’ennemi public n°1 ; les Etats-Unis ont été contraints de relégitimer l’Alliance ; et les Européens l’ont en grande partie replacée au centre de leurs priorités. A Washington, les anciens de l’OTAN ne sont plus des has been face aux spécialistes de l’Asie et de la Chine : ils ont repris une place centrale dans la politique étrangère. Malgré eux, les Etats-Unis ne peuvent quitter le front européen, du moins dans l’immédiat.
En somme, dans la crise en cours, les autorités russes ont privilégié la victoire symbolique (le statut de rival et partenaire des Etats-Unis) au résultat durable (la négociation d’une nouvelle architecture de sécurité avec les Européens).
La remobilisation des Européens
Depuis longtemps maintenant, la Russie joue habilement des dissensions internes de l’Union, de sa dépendance au gaz et de la faiblesse de son appareil militaire. En décembre 2021 et en janvier dernier, elle a poussé son avantage jusqu’à marginaliser les Européens en les tenant loin des pourparlers avec les Etats-Unis. Toutefois, la longueur et la gravité de la crise ont entraîné un retour de balancier : la remobilisation de l’Union face à la Russie.
La présidence française, la chancellerie allemande, le Haut Représentant Borrel et toutes les institutions européennes se sont lentement mais graduellement mises en mouvement dans cette « valse européenne » à trois temps conceptualisée par Elie Cohen et Richard Robert. Elles ont d’abord conjugé le spectre de la marginalisation stratégique sur le continent en rétablissant le dialogue direct avec le Kremlin. Loin d’aller à Canossa, le président Macron et le chancelier Scholz ont mise en branle un mouvement européen : lent à démarrer, il a ensuite préparé un train de nouvelles sanctions et est resté inflexible sur la souveraineté de l’Ukraine. Il a rendu au « format Normandie (entre Européens) sa légitimité. Le chancelier allemand a même rappelé à Kiev la nécessité de tenir parole sur les réformes internes de l’Ukraine (décentralisation) prévues par les Accords de Minsk. Si une certaine « fatigue ukrainienne » avait saisi les Européens après plus de 6 ans de conflit larvé, la crise actuelle a, en trois mois, replacé la souveraineté ukrainienne au centre de la définition des intérêts stratégiques européens.
Là encore, le succès médiatique immédiat de la Russie sur la scène internationale ne doit pas occulter un revers de plus longue durée : l’unité européenne s’est retrempée dans le soutien à la souveraineté de l’Ukraine et dans l’élaboration de sanctions. En outre, cette crise a constitué un véritable « baptême du feu » diplomatique pour le chancelier Olaf Scholz. Alors qu’il prônait l’apaisement contre sa propre coalition Arc-en-ciel, il est devenu l’avocat de la sécurité européenne à Washington et à Moscou.
La Russie, source de crise
La Russie risque également un revers de long terme auprès de ses rivaux et auprès de ses alliés, chinois notamment. La reconnaissance de l’indépendance des Républiques séparatistes auto-proclamées expose toute l’Eurasie à une triple crise financière et démographique. Financière d’abord car la Russie apparaîtra comme une source d’incertitude telle qu’elle découragera les investissements dont elle a tant besoin. Elle entraînera les places boursières dans sa spirale de crise au risque d’un krach important. Sur le plan économique, les prix des hydrocarbures risquent une hausse supplémentaire : cela fera engranger à la Russie de nouvelles recettes à court terme. Mais à long terme, tous les Etats de l’Union européenne tenteront d’accélérer la diversification de leurs approvisionnements, privant la Russie de sa rente gazière et pétrolière européenne. Enfin, la Russie risque d’organiser sciemment une crise des réfugiés ukrainiens en Europe. A court terme, elle déstabilisera ainsi les Etats de l’est du continent, selon sa stratégie éprouvée. Mais à long terme, elle perdra incontestablement son attrait pour ceux qui, en Europe, se faisaient ses avocats, qu’il s’agisse d’Etats (Hongrie, Chypre, etc.) ou d’hommes politiques. Depuis 1991, la Russie cherche à retrouver son statut de puissance d’équilibre – la situation actuelle annule ses efforts en la posant en principale origine des déséquilibres en Eurasie.
Les gains incontestables de la Russie dans cette crise de trois mois pourraient bien ressembler, à terme, à une victoire à la Pyrrhus.
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