Efforts et «circonstances»: quelle égalité des chances? edit

31 janvier 2019

Emmanuel Macron a, à nouveau, déclenché une controverse en déclarant le 11 janvier que « trop de nos concitoyens pensent qu'on peut obtenir sans qu'un effort soit apporté ». Et il a ajouté à propos de la jeunesse qu’il faut « qu’on lui enseigne un métier et le sens de cet engagement qui fait qu’on n’a rien dans la vie si on n’a pas cet effort. » Cette idée des « efforts » à accomplir pour obtenir une juste rétribution semble a priori relever d’un propos de café du commerce. Pourtant, elle est bien au cœur des réflexions sur le concept « d’égalité des chances »… mais bien difficile à opérationnaliser.

Les principes de l’égalité des chances

C’est un philosophe, politiste et économiste américain, John Roemer qui a le plus réfléchi à la question, notamment dans son ouvrage publié en 1998, Equality of Opportunity. Que nous dit Roemer ? Il introduit d’abord une idée simple, mais fondamentale pour définir ce que recouvre la notion d’égalité des chances, la distinction entre les efforts et ce qu’il appelle les « circumstances » (traduisons simplement par circonstances). Les circonstances, ce sont tous les facteurs explicatifs de la situation d’un individu sur lesquels cet individu n’a absolument aucun moyen d’action. Par exemple, le fait de naître dans une famille ouvrière ou dans une famille de cadres supérieurs exerce évidemment un impact considérable sur la destinée individuelle et cette origine avec son lot d’avantages ou de désavantages échoit à l’individu dès sa naissance sans qu’il ait aucun moyen de la refuser.

Il y a, poursuit Roemer, des individus qui partagent les mêmes circonstances qu’on peut donc regrouper dans une même classe, disons pour donner un exemple simple, les enfants d’ouvriers. Si ces individus partagent exactement les mêmes « circonstances », c’est-à-dire les mêmes facteurs externes qui déterminent leur situation individuelle, comment expliquer les différences de réussite qu’on enregistre malgré tout entre eux ? Ces différences de réussite, à circonstances données, ne peuvent tenir, dit Roemer, qu’aux différences « d’efforts personnels » qu’entreprennent les uns et les autres.

Autrement dit, les individus héritent dès leur naissance d’avantages ou de handicaps sur lesquels ils n’ont aucune prise. C’est une inégalité fondamentale qu’il faut tenter de corriger. Mais à avantages ou handicaps donnés, certains individus réussissent néanmoins mieux que d’autres et cette inégalité n’est pas injuste puisqu’elle résulte d’efforts personnels que certains font et d’autres non.

Comment compenser les hasards de la naissance?

Quelles sont les conséquences pour les politiques publiques ? Si elles veulent obéir au principe d’égalité des chances, elles devront tenter de compenser les handicaps qui résultent des hasards de la naissance (les circonstances dans le langage de Roemer).

Mais des difficultés surgissent pour déterminer précisément ce champ des circonstances. En théorie, on pourrait se mettre facilement d’accord pour considérer que les inégalités de richesse au départ de la vie font partie des circonstances. L’héritage est certainement un facteur considérable de reproduction des inégalités qui ne doit rien aux « efforts ». Mais comme l’Etat n’est pas lui-même créateur de richesse, il ne pourra compenser ce handicap qu’en prenant aux uns pour redistribuer aux autres, non pas directement bien sûr, mais sous forme, par exemple, de services publics, de bourses pour les enfants de milieux défavorisés etc... L’Etat applique donc des droits de succession sur les héritages. Pourtant les Français eux-mêmes sont très réticents à appliquer une taxation élevée sur la transmission d’un patrimoine familial : 72% par exemple trouverait trop élevée une taxation de 100 000 euros sur un patrimoine composé d’une maison familiale de 500 000 euros (un taux de 20%). Et encore 48% serait opposé à un même taux de taxation sur un patrimoine de même montant composé d’actions (enquête Dynegal, 2013). Apparemment les Français ne partagent pas tout à fait la définition des circonstances de John Roemer. A leurs yeux la continuité familiale l’emporte sur l’équité sociale.

Plus problématiques encore, l’éducation et les valeurs transmises aux enfants. Celles-ci peuvent avoir un impact décisif sur leur réussite. Les travaux sur les compétences non cognitives ont montré par exemple que le caractère consciencieux, c’est-à-dire la tendance à être organisé, responsable et à travailler dur, était un facteur prédictif important des réalisations personnelles dans le domaine éducatif et professionnel. Or, l’acquisition de ces traits de personnalité est, en partie au moins, le fruit de l’éducation reçue. Il est difficile de considérer qu’ils résultent totalement du hasard de la naissance et donc des « circonstances », puisqu’ils sont le fruit d’une action volontaire. Il est vrai que celle-ci est celle de la famille autant que de l’enfant lui-même. Mais est-il si facile de séparer l’une et l’autre ? Finalement faut-il considérer que l’éducation reçue fait partie des circonstances ou des efforts ?

Les héritages génétiques eux-mêmes font indéniablement partie des circonstances. Mais comment en tenir compte alors que, dans l’état actuel de la science, on ne sait pas différencier clairement leurs effets de ceux de facteurs environnementaux ? Par ailleurs, même si on y parvenait, compenser les inégalités génétiques n’entrerait-il pas en complète contradiction avec la méritocratie scolaire qui fait de la mesure des différences de talents son ultima ratio ?

Définir les « efforts » n’est pas plus simple : comment les évaluer, les mesurer ? Les économistes, pour le moment y ont renoncé, et ne retiennent qu’une définition négative qui n’est pas très satisfaisante : tout ce qui n’est pas expliqué par l’origine sociale (qui résume grossièrement les circonstances) est réputé relever des « efforts ».

Fonder une politique publique sur les notions d’effort et de circonstances est donc certainement conceptuellement juste, mais très difficile à concevoir dans la pratique sur des critères mesurables et partagés. Le risque est alors que la notion ne prenne plus qu’un sens moral sujet à polémiques et à controverses. D’ailleurs, le Président a donné prise à cette lecture morale, en critiquant la déconnexion, trop souvent présente chez les Français selon lui, entre les efforts consentis et les rétributions attendues. La réprimande morale est sous-jacente, mais surtout les circonstances sont ici oubliées. Les partisans d’une société équitable peuvent attendre que, dans une certaine mesure (il est vrai difficile à déterminer, on l’a vu), les handicaps de la naissance (mais aussi d’autres hasards malheureux au cours de la vie) soient au moins partiellement compensés ou atténués par des politiques publiques adaptées. C’est d’ailleurs bien le principe de l’Etat social. Il est vrai cependant, et c’est peut-être à quoi pensait le Président, que cette compensation se fait de plus en plus sous le principe de politiques dites « actives » fondées sur une approche des droits et des responsabilités, visant à limiter les comportements opportunistes. Néanmoins, dans la théorie de l’égalité des chances, la notion d’effort n’est pas la contrepartie de la compensation des circonstances. Elle est simplement le contraire des circonstances, ce que l’individu entreprend librement pour améliorer sa condition. Elle n’a donc pas de sens moral et réduire les « efforts » à cette seule contrepartie morale apparaît très réducteur. Après tout, les individus sont libres d’entreprendre les seuls efforts qu’ils jugent nécessaires – et cette estimation peut grandement varier d’un individu à l’autre – tant qu’ils ne réclament pas d’être rétribués pour des efforts qu’ils n’ont pas entrepris. Mais est-ce vraiment le cas de beaucoup de Français ?