L’adhésion de la Géorgie à l’Union européenne: un Kaliningrad inversé? edit

19 janvier 2024

Depuis le 14 décembre 2023, la Géorgie a officiellement reçu le statut de candidat à l’adhésion à l’Union Européenne. Cette décision du Conseil européen peut surprendre : l’ancienne République Socialiste Soviétique (RSS) de Géorgie est dépourvue de continuité territoriale avec l’Union. Les Géorgiens sont-ils des Européens situés hors de l’Europe géographique et historique ? L’Europe aura-t-elle bientôt une « exclave » insérée dans l’espace russe, tout comme la Russie utilise celle de Kaliningrad au cœur de l’Europe du Nord ?

Les frontières de l’Union: évidence à l’Ouest, flou à l’Est

À chaque annonce de candidature officielle comme à chaque élargissement, la question des limites géographiques, historiques et culturelles de l’Europe revient, lancinante. À l’Ouest, tous les Européens savent que leur continent commence au Portugal, en Espagne et en Irlande. Mais à l’Est, les « frontières naturelles » sont bien plus difficiles à reconnaître, qu’on adopte un critère géographique (la chaîne de l’Oural en Russie ?), un point de vue géopolitique (les frontières de l’ancienne URSS ?) ou un prisme territorial (la péninsule occidentale de l’Eurasie), etc.

Lors du Conseil européen du 14 décembre dernier, la question est revenue, comme toujours légitime et comme souvent, insoluble : en effet, outre les six candidatures actuellement reconnues par l’UE, trois pays ont été admis par l’Union comme candidats officiels : l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie. Si tous s’attendaient à la première et si nombreux étaient les partisans de la deuxième, rares étaient ceux qui considéraient la troisième candidature comme évidente. Quels sont les raisons, limites et objectifs de cette fenêtre européenne bientôt ouverte sur le Caucase ?

L’Europe d’outre-mer

À bien des égards, la demande de candidature récente (3 mars 2022) de la Géorgie s’inscrit dans la continuité du Partenariat oriental et de la politique de voisinage, suite à la Révolution des Roses de 2003. Mais passer du statut de voisin partenaire (avec l’accord d’association de 2016) à celui de candidat officiel (en 2023) constitue un saut important, surtout pour la Géorgie. Le Conseil européen de décembre a en effet assorti la candidature géorgienne de nombreuses conditions. Quelles sont les embûches sur la route d’une intégration européenne ?

Pour la première fois depuis l’adhésion de la Grèce en 1981, la construction européenne entreprend un grand écart géographique en effet, la Géorgie non seulement n’a aucune continuité territoriale avec l’espace européen mais en outre ne pourra jamais en disposer. Entre elle et les États membres (potentiels ou actuels) les plus proches, se dressent le territoire russe (dans le cas de l’Ukraine) ou un espace maritime très vaste, la mer Noire, largement dominé par la Russie et la Turquie même en temps de paix (dans le cas de la Roumanie et de la Bulgarie).

En octroyant le statut de candidat à la Géorgie, l’Union a décidé une extension ultra-marine de son espace de libre-circulation. Le cas de cette Europe par-delà les mers est très différent de celui des territoires et départements d’outre-mer des anciens empires coloniaux car la discontinuité territoriale de ces entités est compensée ab initio par une longue inclusion institutionnelle dans la vie des Etats membres métropolitains. La situation de la Géorgie est également bien différente de celle de la Grèce en 1981 qui était séparée de la CEE par la Yougoslavie : le pays était intimement lié à la vie du continent depuis le soulèvement et l’indépendance à l’égard de l’empire ottoman de 1820 à 1830. Enfin, la situation de la Géorgie est sans rapport avec l’insulaire République d’Irlande dans la mesure où les espaces qui font obstacles à la continuité territoriale avec le continent sont, dans le cas de la Géorgie, en rivalité systémique avec la construction européenne. La Géorgie n’est pas seulement outre-mer, elle est outre-Russie.

La communauté de destin politique et le compagnonnage historique font défaut à la Géorgie malgré l’antiquité du christianisme orthodoxe géorgien (IIIe siècle de notre ère). En effet, la Géorgie est, dans la période moderne, une terre de conquête de l’empire russe intégrée en 1922 dans l’URSS par le « fils du pays », Joseph Vissarionovitch Djougachvili, dit Staline. Et, à la différence de la Lituanie et de l’Estonie, la Géorgie n’a, avant son rattachement à l’empire russe et l’Union soviétique, jamais fait partie intégrante de l’espace politique européen des royaumes ou des empires.

D’un point de vue géopolitique, les défis de la Géorgie sont nombreux : après la guerre avec la Russie de 2008, le territoire géorgien fait face à un sécessionnisme notamment Abkhaze et Sud-Ossète, délibérément entretenu par Moscou. C’est ce qui explique que la Géorgie ait un tropisme OTANien ancien et persistant depuis la présidence de Mikhail Saakachvili (2004-2013) et de ses « Chicago boys » libéraux. De plus, petit pays (3,9 millions d’habitants) enclavé entre des géants régionaux, la Turquie et la Russie, a Géorgie a adhéré aux Nouvelles Routes de la Soie de la République Populaire de Chine en accueillant de nombreuses entreprises chinoises dans ses zones franches ouvertes.

Faut-il conclure de ce tableau que la candidature de la Géorgie est uniquement dictée par les circonstances tragiques et impérieuses de l’expansionnisme russe ? L’Union est-elle gagnée par une boulimie ultra-marine ? Se révèle-t-elle incapable d’avoir à l’est des voisins qui ne lui soient ni hostiles, comme la Russie et la Turquie, ni candidats (comme l’Ukraine et la Moldavie) ?

Surmonter les difficultés intérieures par le projet européen

Pour les Européens, la Géorgie n’a ni le profil historique des anciennes démocraties populaires intégrées en 2004 ni la destinée des anciennes entités fédérées de l’ancienne Yougoslavie. Mais elle partage avec tous ces jeunes États le souhait de surmonter ses difficultés intérieures grâce à la perspective de l’adhésion à l’Union européenne.

La candidature de la Géorgie est, pour son économie, un gage de modernisation, de diversification et de développement. Économiquement, le partenariat approfondi signé en 2016 a étendu le libre-échange du Marché unique. Mais ce partenariat n’a pas encore européanisé les exportations du pays : l’Union européen reçoit entre 15% et 17% des exportations géorgiennes, loin derrière la Chine et la Russie.

Sur le plan politique également, la candidature officielle de 2023 et censée accélérer la progression du pays sur les « chemins de l’Etat de droit » selon l’expression popularisée par Florent Parmentier. En effet, l’ancienne RSS peine depuis son indépendance à garantir les libertés publiques et les droits individuels malgré les efforts des administrations présidentielles pro-européennes. La société civile, régulièrement saluée pour sa vitalité par la Commission européenne, réclame ces réformes de ses élites depuis bien longtemps et a réussi à empêcher un rapprochement avec le système russe.

À la confluence entre le développement d’une économie moderne et la construction d’un État de droit, la lutte contre la corruption sera centrale dans les négociations d’adhésion avec l’Union européenne.

L’adhésion sera exigeante pour la Géorgie : les 27 chefs d’Etat et de gouvernement l’ont répété le 14 décembre dernier en faisant référence à l’avis de la Commission européenne du 17 juin 2022. Cela signifie que l’Union n’est prête à faire le « saut géorgien » que si plusieurs conditions sont réunies : la Commission exige de la Géorgie qu’elle s’engage plus activement dans la réforme de ses institutions judiciaires pour garantir leur indépendance ; elle lui demander de remédier à la « polarisation » de la vie politique qui empêche pour le moment des alternances fluides entre partis politiques au pouvoir ; et elle lui réclame une lutte résolue contre les discriminations notamment ethniques et contre l’emprise des oligarques sur sa vie publique.

Ouverture économique, recherche de marchés, désenclavement économique, lutte contre la corruption et développement de l’État de droit : toutes ces raisons sont en somme bien classiques aux marges de la construction européenne. L’Espagne post-franquiste, le Portugal post-salazariste ou encore la Croatie à l’issue de la sanglante dissolution de l’ex-Yougoslavie envisageaient elles aussi leurs vocations européennes de façon assez semblable. La perspective européenne sert à réaliser par l’extérieur les réformes intérieures que les seules forces nationales ne parviennent pas à achever. La Géorgie ne fait pas exception.

La Géorgie, un levier géopolitique pour l’Union?

Intransigeante sur ses principes et exigeantes sur l’acquis communautaire, l’Union européenne sert aussi certains de ses intérêts en passant du partenariat oriental et de l’Accord d’Association aux négociations d’adhésion avec la Géorgie. Elle prend des risques abondamment décrits plus haut mais elle renforce considérablement son statut géopolitique.

Sans attendre l’intégration, la candidature géorgienne accroît l’empreinte européenne sur le « lac russe » qu’est devenue la Mer Noire en raison du blocus naval imposé à l’Ukraine. Avec cette décision, le Conseil européen a redessiné la carte géopolitique européenne : l’espace du Pont-Euxin cesse d’être une frontière lointaine pour devenir une zone de transit intérieur, de l’Europe vers un candidat. Elle prend ainsi à revers la Russie dans sa zone d’hégémonie historique et dans son aire d’action militaire, le Pont-Euxin.

Par cette décision, l’Union contrebalance aussi de facto la politique régionale de la Turquie : appuyée sur l’Azerbaïdjan, son armée et ses pipelines, celle-ci développe en effet son empreinte sur le Caucase et, plus à l’est, vers l’Asie centrale. Même si une candidature à l’UE ne bloque pas une poussée géopolitique turque de fond, elle marque un poste avancé de l’Europe dans la région et enfonce littéralement un coin dans l’expansion turque vers le nord-est.

Enfin, de façon moins explicite, elle reprend l’initiative face à la République Populaire de Chine : la conclusion de l’Accord d’Association de 2016 comprend en effet un accord de libre-échange des biens et de libre circulation des personnes. Mais il est en réalité contesté par l’inclusion de la Géorgie dans l’Initiative One Belt One Road de la RPC et par la conclusion d’un accord de libre-échange avec Pékin. La perspective d’une adhésion géorgienne rappelle que l’Europe entend renforcer la maîtrise des flux sur tout le flanc sud de l’Eurasie. La candidature géorgienne est bien un des aspects du Grand Jeu Europe-Chine.

Une décision apparemment technocratique de candidature peut aussi être lue comme unε véritable démonstration de puissance contre trois rivaux majeurs de l’Union : la Russie, évidemment, la Turquie, dans une moindre mesure et la République Populaire de Chine, de façon inattendue.

Dans l’antichambre européenne

Parmi les neuf candidats officiels à l’Union européenne, la Géorgie peut apparaître comme le plus éloigné et le moins évident. Fera-t-elle en conséquence longtemps faire antichambre ? Tout dépend de la perspective de la prochaine mandature européenne : si le prochain élargissement à l’espace post-soviétique est avant tout guidé par des considérations géopolitiques, alors, la Géorgie pourrait bénéficier du « fast track » de l’Ukraine et de la Moldavie.