Russie, année zéro: peut-on y croire? edit
Le parallèle avec les deux guerres mondiales, ses causes et ses conséquences, et plus particulièrement avec l’histoire de l’Allemagne, est récurrent dans les analyses de la guerre en Ukraine. Les justifications avancées par le Kremlin rappellent la thèse de l’encerclement (« Einkreisung ») que l’Allemagne wilhelmienne dénonçait au début du XXe siècle. Les Somnambules, l’ouvrage de Christopher Clark qui décrit la marche à la guerre en juillet 1914, est cité par ceux qui redoutent une escalade incontrôlée du conflit et appellent à une cessation rapide des hostilités. Le traité de Versailles, qui aurait imposé des clauses léonines à l’empire allemand vaincu, est brandi par ceux qui mettent en garde contre une « humiliation » de la Russie. À plusieurs reprises, comme en mai 2022, Emmanuel Macron lui-même évoque la nécessité de ne « jamais céder à la tentation ni de l’humiliation, ni de l’esprit de revanche, car ils ont déjà trop, par le passé, ravagé les chemins de la paix ». En février 2023, tout en déclarant vouloir « la défaite de la Russie en Ukraine », le Président de la République estime qu’il « ne faut pas défaire la Russie totalement » ni « l’écraser ».
La crainte de voir la Russie post-soviétique retomber dans l’autoritarisme s’est manifestée dès la période Eltsine. Les premières réflexions sur ce thème, notamment le livre de l’historien Alexander Yanov (Weimar Russia), remontent aux années 1990. La peur d’un retour au pouvoir des communistes est forte, les méthodes peu démocratiques employées par le premier président russe pour combattre ses opposants (bombardement du siège du parlement en 1993) et pour assurer sa réélection en 1996 rappellent à certains la stratégie autoritaire du chancelier Brüning pour tenter de sauver la république de Weimar. Au fil des années et du durcissement du régime de Vladimir Poutine, le spectre des années 1930 est agité. En 2009, Valeri Zorkin, président du Tribunal constitutionnel, justifie des mesures autoritaires par une volonté d’éviter la répétition d’un tel scénario en Russie. Le « syndrome de Weimar » est évoqué lors de l’annexion de la Crimée – comparée au rattachement au Reich de la région tchécoslovaque des Sudètes – pour expliquer l’attitude russe et fustiger l’ordre de l’après-guerre froide, jugé injuste. En 2020, dans une référence implicite à la situation de son pays, Vladimir Poutine affirme que le traité de Versailles – qui a, selon lui, défini des « frontières arbitraires » au profit des vainqueurs et posé des « bombes à retardement » – est devenu « le symbole d’une grave injustice pour l’Allemagne », qui a été « dépouillée de ses territoires et contrainte de payer des réparations énormes aux alliés occidentaux ». Le déclenchement de la guerre contre l’Ukraine est aussi comparé par ses effets à l’incendie du Reichstag, qui justifie la mise au pas de la société russe (cf. Gleichschaltung) et des lois d’exception (Ermächtigungsgesetz).
La référence à l’Allemagne n’est cependant pas utilisée uniquement pour se livrer à des parallèles historiques, plus ou moins justifiés, avec la situation géopolitique de la Russie actuelle. Dès le tournant des années 2000, la période national-socialiste nourrit les réflexions d’historiens russes, désireux de s’inspirer du travail effectué par leurs homologues allemands sur la manière d’affronter le passé nazi (Vergangenheitsbewältigung). Malgré les différences indéniables (la période nazie a été plus brève que le communisme en Russie, le régime soviétique s’est effondré sous l’effet de ses contradictions internes, l’Allemagne a été occupée en 1945), Alexandr Borozniak souligne la pertinence de ces études comparatives. Il doit cependant constater l’absence en Russie de « forces intellectuelles, politiques et économiques œuvrant à la consolidation de la société sur une base anti-totalitaire ». Dans la RFA d’après-guerre, observe également Irina Chtcherbakova, c’est la jeunesse qui a mis en question le passé nazi, en Russie le débat sur le stalinisme et la période soviétique est resté limité à des intellectuels comme Vassili Grossman, Viktor Nekrassov et Alexeï Guerman. L’Allemagne et la Russie ont en commun l’expérience fondamentale de la guerre, mais, pour les Allemands, celle-ci est synonyme de culpabilité, alors que pour les Russes, elle symbolise la victoire, résume la co-fondatrice de Memorial. Vladimir Poutine a fait de la « grande guerre patriotique » (la séquence 1941-1945 de la Deuxième Guerre mondiale) le mythe fondateur de son régime, le ciment social et le modèle de relations internationales (« Yalta » comme directoire des grandes puissances) que le président russe cherche à imposer. Il met en avant une dette morale contractée par les États européens vis-à-vis de l’URSS, et donc de la Russie, dans la lutte contre le nazisme pour donner plus de poids à ses accusations de « russophobie » dont les Occidentaux se rendraient coupables.
Alors que, dès 1946, le problème de la culpabilité du peuple allemand dans le nazisme est posé par Karl Jaspers (« die Schuldfrage »), dans la Russie post-soviétique le travail de mémoire est limité. Les recherches sur la terreur stalinienne et sur les crimes commis par le régime soviétique en URSS et à l’étranger, effectué par des organisations comme Memorial, se heurtent à des obstacles croissants. L’effondrement, brutal, de l’URSS paraît incompréhensible à beaucoup, il alimente des théories complotistes sur une responsabilité de l’Occident (cf. la légende du « coup de poignard » dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres) dans une population, aux prises avec des difficultés économiques, qui accentuent sa posture de victime. Le procès engagé contre le PCUS tourne court en 1992. L’unique projet de loi de « lustration », présenté en 1993 par Galina Starovoïtoiva, assassinée en 1998, n’est pas soutenu par les forces réformistes et ne voit pas le jour. Les « jeunes réformateurs » qui entourent Boris Eltsine sont empreints d’un déterminisme économique, qui les conduit à sous-estimer l’importance de la destruction du système totalitaire. Aucun processus de décommunisation, comparable aux procès de Nuremberg, n’est engagé, observe l’historienne Evgenia Lezina, les institutions ne sont pas réformées, le parlement soviétique (Congrès des députés du peuple), élu en 1990, n’est pas dissous après le putsch avorté de 1991, les structures répressives, non seulement ne sont pas démantelées, mais accroissent leur emprise, le cinquième département du KGB, en charge de la lutte contre les dissidents, renaît au sein du FSB en 1998, par décision de son directeur, Vladimir Poutine, qui, une fois au Kremlin, nomme de nombreux Siloviki à des postes de responsabilité de l’État et de l’économie.
Vladimir Poutine refuse d’investiguer les crimes de l’époque soviétique, au nom de la concorde nationale : il faut éviter des « règlements de compte », explique-t-il en 2017 lors de l’inauguration du monument à « la mémoire des victimes des répressions politiques », ce qui le conduit à ne pas distinguer victimes et bourreaux. Pèsent désormais sur la conscience des Russes, non seulement les crimes de masse commis en URSS et dans le bloc socialiste, mais aussi les nombreux massacres et exactions dont se rendent aujourd’hui coupables les forces russes en Ukraine, qui sont tout simplement niés par le Kremlin, alors que Vladimir Poutine fait l’objet d’un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale. Le Kremlin a pu jusqu’à présent convaincre le peuple russe qu’il est l’éternelle victime d’un Occident foncièrement hostile et qu’il est menacé par l’OTAN. La persistance du syndrome impérial chez les dirigeants et dans la population russes, la gravité des crimes commis par leur armée en Ukraine, l’intensification de la répression, qui ne laisse place à aucune opposition, conduisent des intellectuels russes à établir un parallèle avec l’Allemagne nazie. La fuite en avant et l’impasse dans laquelle Vladimir Poutine plonge son pays nécessitent, d’après eux, une refondation, une « Stunde Null » en Russie, une année zéro comparable à la rupture qu’a connue l’Allemagne en 1945.
« Seule une défaite peut guérir la Russie », écrit le journaliste Mikhaïl Zygar. « La Russie a besoin d’une véritable humiliation, elle doit reconnaître humblement son statut diminué, accepter sa culpabilité dans un effort patient et douloureux pour reconstruire la confiance de ceux auxquels elle a causé du tort. La Russie n’a pas appris cette leçon dans les années 1990, elle doit l’apprendre maintenant », souligne Sergueï Radchenko. Pour cet historien, « c’est seulement à cette condition que la Russie trouvera la paix avec elle-même et avec ses voisins ». « Ni l’OTAN ni l’Ukraine ne peuvent dépoutiniser la Russie. Nous devons le faire nous-mêmes. Mais une nouvelle Russie démocratique n’est pas possible sans changement d’attitude de la nation et sans reconnaissance de sa culpabilité », affirme aussi l’écrivain Mikhaïl Chichkine. Deux tentatives pour instaurer une société démocratique ont échoué, rappelle-t-il, la première après quelques mois en 1917, la seconde, dans les années 1990, a tourné court. Pour autant, il n’y a pas d’alternative à cette « renaissance longue et douloureuse ». Les Russes sont de nouveau face à un choix historique, vont-ils, à l’instar des Allemands dans les années 1930, poursuivre sur le chemin du militarisme, qui les a conduits à la catastrophe, ou bien choisir la voie de la renaissance comme cela a été le cas en RFA après 1945, demande l’économiste Vladislav Inozemtsev.
L’histoire de la Russie montre que les défaites militaires, résultat fréquent de décisions irréfléchies et d’une sous-estimation de l’adversaire, ont mis en question le système politique et initié des processus de réforme, rappelle Leonid Luks. Ce fut le cas après la guerre de Crimée (1853-56), qui aboutit aux réformes d’Alexandre II. De même, la guerre avec le Japon se termine par une défaite et conduit à la création de la première Douma. Les revers militaires subis pendant la Première Guerre mondiale provoquent la révolution de février 1917. Quant à l’intervention soviétique en Afghanistan, déclenchée en 1979, elle contribue au délitement de l’URSS. Force est de constater que, jusqu’à présent, aucune de ces ruptures n’a permis l’enracinement en Russie d’un régime démocratique, pour autant il n’y a pas lieu de se résigner à un fatalisme historique, qui rendrait la Russie incapable de se libérer, à l’instar des autres ex-puissances coloniales, du « syndrome post-impérial », souligne l’historien Andreï Zoubov, privé de son poste en 2014 après avoir dénoncé l’annexion de la Crimée. Ce n’est qu’en 1975, en signant les accords d’Helsinki, que la RFA a reconnu la perte de Königsberg et de Memel, note Andreï Zoubov. Plus de vingt ans après l’effondrement du nazisme, la publication du livre de Margarete et Alexander Mitscherlich (Le Deuil impossible, 1967), qui analyse le refoulement des crimes nazis par un peuple allemand qui se considère comme « victime d’Hitler » et s’investit dans l’économie (avec le miracle économique, « Wirtschaftswunder ») suscite encore de vives réactions en RFA. Il aura fallu quarante ans pour que le président allemand von Weizsäcker qualifie le 8 mai 1945 de « jour de libération ».
Une défaite en Ukraine pourrait aider les Russes à se débarrasser de cette « douleur fantôme » et rompre avec la croyance en un Sonderweg, affirme Andreï Zoubov. Certes, le régime russe paraît solide et l’opposition démocratique marginale et divisée. Incapable de tolérer la moindre contestation, le système Poutine fait cependant preuve d’une grande fébrilité et manifeste de plus en plus ses faiblesses et ses dissensions internes. Il n’est pas à l’abri d’une défaite militaire, qui pourrait provoquer sa chute, bien qu’il s’efforce, non sans succès, de répandre l’idée que sa disparition signifierait le chaos ou une radicalisation supplémentaire. Il est vrai qu’un intellectuel libéral comme Sergueï Medvedev déclare redouter aussi bien une victoire qu’une défaite russe (« Si Poutine gagne en Ukraine, la Russie va devenir un fascisme stalinien, s’il perd ce sera la variante hitlérienne »). Évoquant un projet de livre sur la « culpabilité russe » (« русская вина »), à l’instar de celui de Karl Jaspers, l’écrivain Viktor Erofeev admet la difficulté à le mener à bien, il avoue son scepticisme sur l’avènement de la démocratie en Russie. Mais, de même que très peu de spécialistes avaient pronostiqué l’éclatement de l’Union soviétique, en février 2022 la grande majorité des experts n’a pas cru à l’invasion russe, puis était convaincue que celle-ci serait rapidement victorieuse. En réalité, personne aujourd’hui ne peut prétendre connaître réellement l’évolution des rapports de force entre les différents clans qui se partagent le pouvoir à Moscou, ni l’état réel de l’opinion russe.
Dans les rangs de l’opposition libérale, grossis depuis 2014 par une diaspora nombreuse et éduquée, l’idée se fait jour qu’une défaite militaire de la Russie en Ukraine est incontournable pour mettre un terme à une fuite en avant meurtrière et éviter une catastrophe plus grande encore. Les deux principales plateformes de l’opposition démocratique russe[1], dirigées par Garry Kasparov et Alexeï Navalny, s’accordent à condamner la guerre d’agression menée par la Russie en Ukraine, elles demandent la reconnaissance par Moscou des frontières ukrainiennes de 1991, ainsi que la condamnation des auteurs de crimes de guerre, et expriment leur rejet d’une Russie impériale. La nécessité du travail de mémoire sur les crimes commis depuis un siècle progresse dans les esprits. Cet impératif est désormais ouvertement discuté, ce fût le cas lors des débats organisés à Vilnius en décembre dernier par le « Forum Russie libre » de Garry Kasparov[2]. Le travail réalisé par des historiens et juristes comme Alexandr Borozniak, Nikolaï Epple, Evgenia Lezina, Nikolaï Bobrovski, Stanislas Dmitrievski, Lev Goudkov[3] et d’autres contribue à élaborer les conditions d’un avenir démocratique pour la Russie et à contester l’idée que, par une malédiction de l’histoire, leur pays serait condamné à l’autocratie.
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[1] Les 15 points du citoyen russe qui souhaite le bien de son pays [en russe]. 20.02.2023. https://navalny.com/p/6634/ ; « Declaration of the Russian Action Committee on the vision of the future of Russia » (2022). https://ruskd.com/en/vision-future/
[2] La Culpabilité russe : leçons allemandes, attentes ukrainiennes et vision de l’opposition anti-impériale [en russe]. 08.12.2022. Delfi.it
[3] Alexandr Borozniak, La Rédemption. La Russie a-t-elle besoin de l’expérience allemande de dépassement du passé totalitaire ? [en russe], 1999, réédité sous le titre La Mémoire cruelle [en russe], 2014.
Nikolaï Epple, Un passé gênant. La mémoire des crimes d’État en Russie et dans d’autres pays [en russe], 2010.
Evgenia Lezina, Post-World War II West Germany and Post-Soviet Russia in Comparative Perspective, 2010 ; XX siècle : le travail de mémoire. La pratique de la justice transitionnelle et la politique de la mémoire dans les anciennes dictatures, [en russe], 2021.
Nikolaï Bobrovski, Stanislas Dmitrievski, Entre la vengeance et l’oubli : la conception de la justice transitionnelle pour la Russie [en russe], 2021.
Lev Goudkov, Le Totalitarisme de retour [en russe], 2022).