L’ordre européen vu du Kremlin edit

Droits de l’homme, intégrité territoriale, sécurité collective : trois concepts qui, dans l’interprétation des dirigeants russes actuels, doivent jeter les bases d’un continent hiérarchisé et morcelé, très éloigné de l’esprit qui a présidé il y a un demi-siècle au lancement du processus d’Helsinki.
Le 1er août 1975 les chefs d’État et de gouvernement des pays européens (à l’exception de l’Albanie), ainsi que les dirigeants des États-Unis et du Canada, réunis au sein de la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe (CSCE), adoptaient l’Acte final d’Helsinki[1]. Ce document définissait les principes (le « décalogue ») qui, dorénavant, devaient contribuer à assurer la sécurité, promouvoir la coopération économique et garantir le respect des droits de l’homme dans une Europe divisée. Ce « décalogue » a été intégré en 1990 dans la « Charte de Paris » qui marque la fin de la guerre froide et l’espoir d’un continent réunifié. Signe des temps, le cinquantenaire de cet événement majeur de l’après-guerre en Europe n’a guère été relevé. Alors qu’on s’interroge sur les chances d’une négociation pour mettre fin aux combats en Ukraine, les commentaires suscités en Russie par cet anniversaire sont riches d’enseignements sur le sens que le régime de Vladimir Poutine attribue désormais aux notions de droits de l’homme, d’intégrité territoriale et de sécurité collective.
Les Droits de l’homme dans un « État-civilisation »
L’interprétation donnée par le régime de Vladimir Poutine aux droits de l’homme illustre le tournant autoritaire pris par la Russie en 2012. Les signataires « reconnaissent l’importance universelle des droits de l’homme et des libertés fondamentales », peut-on lire dans le chapitre VII de l’Acte d’Helsinki, accepté par l’URSS brejnevienne, et dont les dissidents en Union soviétique et en Europe de l’est vont demander le respect. Dans ce cadre, poursuit le texte, les États participants « favorisent et encouragent l’exercice effectif des libertés et droits civils, politiques, économiques, sociaux, culturels et autres qui découlent tous de la dignité inhérente à la personne humaine ». Mais aujourd’hui le Kremlin qui, depuis 2020 (tentative d’empoisonnement d’Alexeï Navalny), a criminalisé l’opposition démocratique, défend une approche relativiste des droits de l’homme, que traduit la définition de la Russie comme « État-civilisation ». Ainsi, le caractère universel des droits de l’homme est critiqué dans la déclaration conjointe russo-chinoise, publiée quelques jours avant l’invasion de l’Ukraine [2]. « Il n’y a pas de modèle universel pour guider les pays dans l’établissement de la démocratie », soulignent Moscou et Pékin. « Pour mettre en œuvre la démocratie, une nation peut choisir les formes et les méthodes les plus adaptées à sa situation particulière », poursuivent-ils, « c’est au peuple du pays de décider si son État est démocratique ». Les dirigeants chinois et russes « s’opposent à l’abus des valeurs démocratiques et à l’ingérence dans les affaires intérieures des États souverains sous prétexte de protéger la démocratie et les droits de l’homme ». En 2023 Vladimir Poutine exposait cette conception relativiste au club Valdaï : « la civilisation n’est pas une construction universelle […]. La diversité et l’autosuffisance sont les principales caractéristiques de l’État-civilisation (…). Un système politique ne peut être implanté de l’extérieur. Il croît de manière naturelle à partir des racines civilisationnelles des pays et des peuples »[3].
Dans les négociations préparatoires (1973-75), qui ont abouti à l’accord sur le « décalogue » d’Helsinki, l’objectif de la délégation soviétique était d’obtenir la reconnaissance du statu quo territorial en Europe issu de la seconde guerre mondiale, acceptation que les Occidentaux avaient liée à des concessions dans le domaine des libertés publiques et des contacts humains (« troisième corbeille »). Plus que jamais le Kremlin instrumentalise les droits de l’homme au service de sa politique étrangère. Sergueï Lavrov accuse les pays européens (les États-Unis ne sont pas mentionnés) d’attenter à la liberté de la presse (refus d’accréditation en France de RT et de Spoutnik) et de pratiquer la « cancel culture » (annulation d’un concert de Valeri Guergiev en Italie). Il critique les discriminations et la répression dont seraient l’objet les communautés russophones en Europe (États baltes, Moldavie, Ukraine)[4]. Les droits de l’homme sont désormais mis en exergue comme le principal acquis des accords d’Helsinki. C’est ce qu’explique Vladimir Priakhine, professeur dans une université moscovite (РГГУ), qui y voit « l’un des moments les plus importants de la politique et de la diplomatie mondiales, comparable au traité de Westphalie de 1648 »[5]. A l’issue de la guerre de 30 ans, le principe de la souveraineté des États avait été établi, la primauté donnée au droit international « jusqu’à ce que l’Acte final d’Helsinki place le concept des droits de l’homme au-dessus de la souveraineté », affirme Vladimir Priakhine, propos surprenants, puisque la réforme constitutionnelle de 2020 en Russie a eu notamment pour conséquence d’inverser la hiérarchie des normes au détriment du droit international (« Les décisions des autorités interétatiques adoptées sur la base des dispositions des traités internationaux de la Fédération de Russie dans leur interprétation contraire à la Constitution de la Fédération de Russie ne sont pas soumises à exécution dans la Fédération de Russie » - Art .79).
Intégrité territoriale et autodétermination des populations
« Ceux qui condamnent la Russie pour son ‘‘opération militaire spéciale’’ placent le principe de l’intégrité territoriale au-dessus du principe d’autodétermination nationale », affirme Vladimir Priakhine. Sergueï Lavrov tient un raisonnement similaire s’agissant de la Charte des Nations Unies, dont l’Occident fait, selon lui, une lecture sélective en se concentrant sur le principe de l’intégrité territoriale des États, en ignorant le droit des peuples à l’autodétermination et l’obligation des États à respecter les droits de l’homme[6]. En réalité, les engagements figurant dans les accords d’Helsinki sont dénués d’ambiguïté : « les États participants tiennent mutuellement pour inviolables toutes leurs frontières ainsi que celles de tous les États d’Europe », en outre les États signataires « s’abstiennent de tout acte incompatible avec les buts et principes de la Charte des Nations Unies contre l’intégrité territoriale, l’indépendance politique ou l’unité de tout État participant ». Dans les années 1990, la Russie post-soviétique, tout comme l’URSS, s’était montrée sourcilleuse dans la défense de sa souveraineté et de l’intégrité de ses frontières, estimant que ces principes l’emportaient sur le droit des peuples à l’autodétermination, qui ne pouvait s’appliquer qu’aux peuples colonisés[7]. La constitution eltsinienne de 1993 écarte toute idée de sécession unilatérale, à un moment ou la Russie est confrontée à des mouvements centrifuges (Tatarstan, Tchétchénie). La réforme de 2020 introduit dans la constitution un article 67-§2.1, qui précise que « la Fédération de Russie assure la protection de sa souveraineté et de son intégrité territoriale. Les actions […] visant à aliéner une partie du territoire de la Fédération de Russie, ainsi que les appels à de telles actions ne sont pas autorisés ».
La position russe sur l’intégrité territoriale des États et l’autodétermination des populations s’est cependant infléchie progressivement en fonction des appétits territoriaux du Kremlin. En 2008, le Président Medvedev évoque un prétendu « génocide » des populations civiles en Géorgie afin de légaliser la sécession de l’Abkhazie et de l’Ossétie du sud. Pour justifier l’annexion de la Crimée en 2014, le Kremlin se réfère à la Charte des Nations Unies et au « droit à l’autodétermination » de la population qui se serait exprimée lors d’un « référendum » très contesté. L’action de force de Moscou est en effet critiquée par une large majorité des États-membres de l’ONU qui refusent de reconnaître l’annexion de la Crimée. En 2025, Sergueï Lavrov a toujours recours à cette argumentation pour émettre des revendications territoriales, à priori sans limites, à l’égard de l’Ukraine. Il ne s’agit pas pour la Russie de s’emparer de territoires, déclare-t-il, mais de défendre les Russes qui, des siècles durant, ont vécu sur ces terres, et de citer « la Crimée, le Donbass, Odessa, Nikolaev et beaucoup d’autres villes, ports et usines ». Le principe du respect de l’intégrité territoriale ne s’applique, selon lui, qu’aux États « dont les gouvernements observent le principe d’équité et d’autodétermination des peuples ». Or, affirme-t-il, en Ukraine « les Russes ont été persécutés et tués […]. Le régime de Kiev a déclaré la guerre à la langue russe »[8]. Le chef de la diplomatie russe accuse « les pays occidentaux, le Secrétariat et toutes les institutions de l’OSCE » de se « murer dans le silence » face à la législation répressive sur le plan linguistique et culturel que le « régime de Kiev » aurait fait adopter depuis 2017, accusations sans réel fondement, la législation en question concernant essentiellement l’usage administratif de la langue russe dans un pays très largement russophone[9].
Sécurité indivisible et élargissement de l’OTAN
Il est toutefois un concept sur lequel le Kremlin a peu varié, c’est celui de « sécurité indivisible », inclus dans la « première corbeille » de l’Acte d’Helsinki, mais dont la définition n’a jamais fait consensus. « Personne ne peut renforcer sa sécurité au détriment de celle des autres », explique Sergueï Lavrov[10]. Pour les dirigeants russes, la « sécurité indivisible » signifie que, dès lors que le Pacte de Varsovie a disparu, l’élargissement de l’OTAN à l’est n’a pas lieu d’être, car il menace la Russie et viole les engagements de l’après-guerre froide. Ces arguments sont constamment présents dans le discours officiel russe. Le Président Poutine y fait référence en 2007 dans son intervention devant la conférence sur la sécurité de Munich, ils sont au centre du projet de « traité de sécurité européenne », proposé l’année suivante à Berlin par Dmitri Medvedev. L’article 1er du texte prévoit que « toute mesure de sécurité » prise par un ou plusieurs États, ou une organisation comme l’OTAN ou l’UE, devra être mise en oeuvre « en prenant en compte les intérêts de sécurité des autres parties au traité »[11]. En 2014, peu après l’annexion de la Crimée, Vladimir Poutine y recourt pour accuser les Occidentaux de « nous avoir trompé encore et encore, d’avoir pris des décisions dans notre dos, de nous avoir placés devant le fait accompli, comme ce fût le cas avec l’élargissement à l’est de l’OTAN, avec le déploiement d’infrastructures militaires à nos frontières ». Quelques semaines avant l’invasion de l’Ukraine, un projet de traité est adressé en décembre 2021 par le MID aux capitales occidentales – qualifié d’ultimatum par celles-ci – fondé sur ce principe de « sécurité égale et indivisible » (Art.1), qui exige de leur part le retour à la situation militaire qui prévalait sur le continent européen en 1997[12]. Le 21 février 2022, à la veille de l’agression de l’Ukraine, Vladimir Poutine accuse une fois encore Kiev d’avoir violé « le principe de sécurité égale et indivisible » en décidant de son « propre système de sécurité » sans prendre en compte les intérêts de la Russie[13].
En réalité, la position russe est très contestable, y compris sur le plan juridique. En interprétant le principe de « sécurité indivisible » comme lui conférant un droit de veto sur l’élargissement de l’OTAN, Moscou omet de prendre en compte le droit des États européens à rejoindre des alliances, également inscrit dans le « décalogue » (les États participants « ont aussi le droit d’appartenir ou de ne pas appartenir à des organisations internationales, d’être partie ou non à des traités bilatéraux ou multilatéraux, y compris le droit d’être partie ou non à des traités d’alliance ». Ch.I). Ce principe du libre choix des alliances revêt une importance particulière pour les États d’Europe centrale, orientale et balte, victimes de l’impérialisme russe et soviétique (cf. la « doctrine Brejnev » de souveraineté limitée) et qui sont aujourd’hui exposés à une nouvelle menace de la part du régime de Vladimir Poutine. En mettant en avant les prétendues promesses de non-élargissement de l’OTAN, les dirigeants russes créent un amalgame entre les négociations sur la réunification de l’Allemagne de 1990 et les discussions entre les différentes capitales sur une architecture de sécurité européenne. C’est ce qu’a confirmé Mikhaïl Gorbatchev en 2014 : « ces années-là, la question de "l’élargissement de l’OTAN" n’a pas du tout été discutée et n’a pas été mentionnée. Je le dis en toute responsabilité. Aucun pays d’Europe centrale ne l’a soulevée, y compris après la dissolution du pacte de Varsovie en 1991. Les dirigeants occidentaux ne l’ont pas évoquée non plus. Un autre problème a été discuté, posé par nous : le non-déploiement sur le territoire de l’ex-RDA de structures militaires supplémentaires de l’Alliance »[14]. Le 21 février 2022, à la veille d’envahir l’Ukraine, Vladimir Poutine entretient cette confusion sur ces engagements qui concernaient exclusivement l’ex-RDA. « Dans les négociations sur la réunification allemande, les États-Unis ont promis aux dirigeants soviétiques que ni la juridiction ni la présence militaire de l’OTAN ne seraient étendues d’un pouce vers l’est », affirme-t-il. Devant le club Valdaï, en octobre 2023, le Président russe en vient à admettre qu’il n’existe pas de promesse écrite de la part des Occidentaux, mais juge que, finalement, cela importe peu, car « même un document écrit n’a pas d’importance pour eux. Ils sont prêts à jeter n’importe quel papier ».
Ces conceptions bien spécifiques des droits de l’homme, de l’intégrité territoriale des États et de la sécurité collective participent de la vision du « monde multipolaire » que Vladimir Poutine appelle de ses vœux et à laquelle il espère rallier Donald Trump – le projet, inspiré de la doctrine Monroe, d’une planète organisée autour de quelques « États-civilisations » (Russie, Chine…), qui dominent un « grand espace » où ils imposent leur loi. C’est dire la responsabilité qui incombe aux Européens, défenseurs des valeurs universalistes, de la règle de droit et du multilatéralisme. Leur rôle est d’autant plus important que, dans les années 1970, les capitales européennes pouvaient s’appuyer sur la diplomatie américaine – bien que Henry Kissinger ait alors incarné une approche réaliste et bilatérale – ce qui n’est à l’évidence plus le cas aujourd’hui, les Européens sont sous la pression conjuguée de Washington et de Moscou et, à la différence de la guerre froide, ils sont désignés par le régime de Vladimir Poutine comme les principaux fauteurs de guerre.
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[1] Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe. Acte final. Helsinki. 1975, diplomatie.gouv.fr
[2] Joint Statement of the Russian Federation and the People’s Republic of China on the International Relations Entering a New Era and the Global Sustainable Development, en.kremlin.ru, 04.02.2022
[3] Valdai International Discussion Club meeting, en.kremlin.ru, 05.10.2023
[4] S. Lavrov, « L’Acte d’Helsinki a un demi-siècle : attentes, réalité et perspectives » (en russe), rg.ru, 01.08.2025
[5] Vladimir Priakhine, « Les accords d’Helsinki : un demi-siècle de grand mensonge » (en russe), argumenti.ru, 19.08.2025
[6] Foreign Minister Sergey Lavrov’s interview with the Hungarian newspaper Magyar Nemzet, mid.ru, 07.07.2025
[7] Cf. Theodore Christakis, « Self-Determination, Territorial Integrity and Fait Accompli in the Case of Crimea », Journal du Droit International, 2014 (3), pp. 23-48.
[8] Foreign Minister Sergey Lavrov’s interview with VGTRK, Moscow, mid.ru, 19.08.2025
[9] S. Lavrov, « L’Acte d’Helsinki a un demi-siècle ». Article cité
[10] Ibid.
[11] The draft of the European Security Treaty, en.kremlin.ru, 29.11.2009
[12] Agreement on measures to ensure the security of The Russian Federation and member States of the North Atlantic Treaty Organization – draft, mid.ru, 17.12.2021
[13] Address by the President of the Russian Federation, en.kremlin.ru, 21.02.2022
[14] « Le Premier Président de l’URSS sur la manière dont les murs s’effondrent et sont construits » (en russe), rg.ru,16.10.2014