Rééquilibrer la gouvernance européenne de l’énergie edit
De l’avis général, la crise énergétique actuelle a révélé au grand jour les dysfonctionnements du marché de l’énergie européen. La consultation en cours, organisée par la Commission européenne en vue d’une réforme du « market design », offre l’occasion de proposer une réorientation de la régulation offrant aux Etats-membres une plus grande latitude pour gérer au niveau national leur propre mix énergétique.
À chaque objectif de politique énergétique, son market design
La crise énergétique qui a débuté mi-2021 et qui de l’avis de nombreux observateurs est appelée à durer, révèle un double échec.
Celui du « market design », censé apporter aux consommateurs européens une énergie compétitive et sûre. Cet échec est patent et reconnu par tous, y compris par la présidente de la Commission européenne, U. von der Leyen,
Celui de l’Energiewende, la transition énergétique allemande, qui avait pour objectifs de diminuer les émissions de CO2 et de sécuriser le système électrique. Cet échec, quoique non discutable, n’est pas reconnu par le pays intéressé alors que la coalition au pouvoir affiche une agitation intense et a pris dans l’urgence des décisions inimaginables il y a encore peu de temps comme la relance de centrales au charbon ou la prolongation des dernières tranches nucléaires[1].
Ces deux échecs sont liés. Le marché, dans sa structure actuelle, est hérité des réformes britanniques des années 1980 qui servaient un but politique : casser les puissants syndicats charbonniers. La mise en œuvre d’une politique libérale a permis d’utiliser le gaz de la mer du Nord dans le système électrique en remplacement du charbon grâce aux nouvelles centrales à cycle combiné gaz. Sous l’influence de l’Allemagne, après la crise financière de 2008-2009, cette structure de marché a été adaptée avec l’adjonction de dispositifs de subvention hors marché, pour servir un nouveau but politique, celui d’une relance keynésienne « verte » avec le développement massif d’éolien et de solaire PV, le gaz devant servir de back-up à leur intermittence.
Outre que cela a entraîné la dépendance de l’UE au gaz qui est apparue au grand jour en 2022, il faut retenir que le choix d’une structure de marché et de ses adaptations répond à un objectif politique de développement (ou de conservation) d’un mix électrique particulier. C’est pour cette raison que la France a tenté depuis les années 1990 de résister à la mise en place d’une organisation qui n’était pas adaptée à un parc comportant une forte part de capacité nucléaire développée auparavant par une seule entreprise. Cela a abouti à des compromis parfois baroques, comme celui sur l’ARENH adopté pour rendre viable une concurrence dans la fourniture, un mécanisme qui s’est révélé malheureux car il a contribué à affaiblir EDF.
La Commission européenne vient de mettre en consultation en ce début d’année 2023 des éléments de réforme du market design en vue de publication d’une nouvelle directive avant l’été. Tout laisse à penser que tous les types de mix devront s’y adapter, comme sur le lit de Procuste, alors même que chaque Etat-membre est souverain dans le choix de son mix et que les désaccords sont profonds sur l’utilisation ou non de certains moyens de production. Cette crise peut être l’occasion de cesser de faire des propositions de compromis ou de chercher à obtenir des concessions, et au contraire de revenir à une organisation dans laquelle la régulation nationale prédomine, tout en gardant une coordination au niveau européen.
Comme si cela n’était pas évident, il faut commencer par rappeler les particularités des systèmes énergétiques. L’électricité est vitale pour l’économie, il suffit pour s’en convaincre d’imaginer l’arrêt de toutes les communications numériques, devenues plus importantes que l’éclairage et le chauffage. Cela place la question de la sécurité d’approvisionnement comme fondement de toute politique énergétique. Ensuite, l’électricité répond à des lois physiques particulières (non stockabilité, lois de Kirchoff pour son transport, etc.) et s’adapte donc très mal aux lois du marché, surtout si l’on intègre les considérations de géopolitique. La crise actuelle a bien mis en évidence le couplage existant entre le gaz et l’électricité, ce qui implique que les politiques électriques et gazières doivent être menées de front. Leurs natures étant différentes, les solutions sont toutefois divergentes.
Le gaz, très majoritairement importé, appelle une régulation au niveau européen
Pour le gaz, l'enjeu fondamental se situe hors de l'Europe (les sources de gaz seront à plus de 85% hors de l'Union – 70% si on inclut la Norvège qui sans être membre de l’UE lui est néanmoins étroitementassociée – sauf si on se décide à exploiter les ressources indigènes en hydrocarbures non conventionnels). La régulation doit se faire au niveau européen afin d’avoir plus de poids face aux fournisseurs étrangers (au contraire de ce qui se passe aujourd’hui quand certains Etats-membres font cavalier seul et courent le monde à la recherche de fournisseurs remplaçant la Russie).
Cela peut passer par la création d'une agence d'achat du gaz, ce qui implique une coordination géopolitique et donne du contenu au poste de la politique internationale de l'Union. On peut y voir un vœu pieux, mais c’est oublier que l'achat groupé obligatoire fait partie de la culture européenne comme cela a été le cas pour le charbon dans la CECA et l'uranium dans l'Euratom. Une telle agence du gaz a pour contrepartie une politique de partage de la pénurie en cas de crise.
L’électricité, un bien produit et consommé surtout localement, appelle une régulation nationale
Outre ses particularités physico-économiques, l'électricité est perçue comme un service local ou national, très ancré dans les territoires, avec des aspects de solidarité, de concessions nationales dans la prise en charge des infrastructures comme les réseaux, etc. Toutes ces questions sont beaucoup mieux traitées au niveau national, voire régional ou même local.
Il convient donc de renverser la logique actuelle de la prééminence de la régulation européenne sur la régulation nationale (la seconde devant à terme faire disparaître la première). Cette logique a été mise en place par transposition du modèle thatchérien mais ne connaît qu'un étage de régulation, celui venant de l'Europe au nom de la concurrence. Par un curieux retournement de l’Histoire, c’est ce même Royaume-Uni qui en 2012 a ouvert la voie à une adaptation du market design par l’adjonction de « Contracts for Differences » (CfD), pour faciliter les investissements dans les techniques bas carbone et afin de réduire la production à base du gaz national, ce qui lui permettait de prendre en main ses choix de mix électrique.
Pour autant, une coordination européenne reste indispensable, mais, à l’image de ce qui existe par exemple aux Etats-Unis où la FERC est responsable du commerce entre Etats et de grands principes fédéraux, ces Etats ont de grande marges de manœuvre pour réguler l'activité interne de production et de distribution de l'électricité. La Commission européenne pourrait avoir un rôle se limitant à de grands principes (la politique climatique, la géopolitique, etc.) et maintenir le marché de gros, qui a apporté les preuves de son bon fonctionnement, sous sa forme actuelle pour assurer les transactions d'équilibre transfrontières.
Un système possible pour la France
Notre pays a une tradition de planification qui était adaptée au développement de moyens de production exigeant de forts investissements en capital (nucléaire, hydraulique) et à une gestion coordonnée de ces moyens par ordre de mérite pour l’exploitation optimale du parc en temps réel. Il sera difficile de revenir au système antérieur ne serait-ce que parce que la nature du mix a évolué avec l’arrivée massive d’énergie intermittente, que les interconnexions aux frontières se sont développées et permettent de profiter du foisonnement européen, et que de nouvelles technologies comme le numérique, et dans une moindre mesure les batteries, pénètrent les systèmes électriques.
De manière simplifiée, un système qui pourrait être mis en place serait réparti entre des producteurs en concession pour les moyens décarbonés (ENR, nucléaire, etc.) et les autres. Une agence publique indépendante serait chargée de passer des contrats de type CfD avec les producteurs et d’acheter sur le marché court terme la grande majorité de l’électricité physique correspondant aux contrats financiers signés avec eux. Elle la revendrait aux fournisseurs (ou aux gros consommateurs) à des prix de cession reflétant les coûts de long terme (selon des modalités à préciser), les marchés « spot » assurant toujours la coordination de court terme (au niveau européen). Les fournisseurs, approvisionnés sur des bases identiques et transparentes, se concurrenceraient sur la base de leurs offres tarifaires et de services, contribuant à la flexibilité du système.
Pour assurer la cohérence du dispositif, il conviendrait de créer une agence de planification chargée de la programmation à moyen et long terme du développement des différentes capacités de production, des sources de flexibilité et du réseau. Celle-ci pourrait résulter de la fusion des certains services de RTE, de la CRE, de la DGEC, du SGPE, de France Stratégie et du Haut-Commissariat au Plan. Le plan de long terme serait défini en fonction des objectifs de politique énergétique fixés par le gouvernement à la lumière des conseils de l’agence de planification, dotée d’importants moyens de modélisation du système électrique[2].
La crise actuelle offre l’occasion d’agir
L’échec de l’Energiewende rebat aujourd’hui les cartes en Europe. L’Allemagne, empêtrée dans ses contradictions, a perdu sa boussole et se retrouve paralysée pour imposer ses choix à ses partenaires européens. Par exemple, elle prévoit de doubler son parc de centrales à gaz en cherchant partout des alternatives au gaz russe. Cet objectif étant en contradiction avec ses objectifs climatiques, elle affirme que ce gaz fossile sera remplacé à terme par de l’hydrogène « vert ». Bien que sa viabilité technico-économique reste à démontrer et que ce choix technologique lui soit propre, l’Allemagne souhaite que des objectifs ambitieux de production d’hydrogène soient fixés à ses partenaires européens (tout en s’opposant à ce qu’il soit produit avec du nucléaire !).
Comme par ricochet, la Commission européenne hésite sur la ligne à adopter. Initialement décidée à entamer une réforme profonde du market design, elle n’envisage plus aujourd’hui que des aménagements. Pour continuer l’exemple de l’hydrogène, les discussions stériles sur les vertus environnementales comparées de ses différentes couleurs s’éternisent (vert, bleu, turquoise, gris, jaune, blanc, etc.). La Commission semble en même temps découvrir l’ampleur de la tâche que la révision du market design représente. En effet, chercher à optimiser un système homogène centralisé qui ne sera jamais uniforme relève de la quadrature du cercle. Le moment est donc opportun pour redonner aux régulateurs nationaux la prééminence sur le régulateur européen, à l’inverse du modèle actuel.
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[1] Voir Etienne Beeker, « Où va la transition énergétique allemande? », Telos, 1er février 2023.
[2] Voir Dominique Finon, Etienne Beeker, « Les voies d’une réforme radicale du marché européen de l’électricité », Telos, 14 septembre 2022.