La Commission Européenne rentre dans le dur edit

Oct. 14, 2024

Durant sa première présidence, Ursula von der Leyen avait réussi quelques coups de maître. Elle avait massivement augmenté son budget, une addition de 750 milliards sur cinq ans à son budget annuel de 1074 milliards. Auparavant, elle avait obtenu de centraliser les achats de vaccins contre le Covid. Ensuite, elle a déplacé une partie de l’utilisation des 750 milliards pour financer le Pacte vert qui ambitionne de faire de l’Europe “le premier continent neutre pour le climat”. Une partie de ces ressources sont financées par des émissions de dette européenne, des eurobons, ce qui a longtemps été considéré par nombre de pays, dont l’Allemagne, comme un tabou absolu. Elle compte bien continuer à renforcer les pouvoirs de la Commission durant son second mandat.

Pour ce faire, elle a commandé bien à l’avance des rapports à deux anciens premiers ministres italiens, Enrico Letta et Mario Draghi. Sans trop de surprise, ces deux rapports soutiennent un ambitieux programme piloté par la Commission. Le rapport Draghi propose un budget de 800 milliards, financé par des eurobons, principalement pour conduire une politique industrielle centrée, vous l’aurez deviné, sur les nouvelles technologies digitales, la sécurité des approvisionnements et la décarbonation. Ce serait un changement historique. La politique industrielle était largement remisée depuis le lancement du marché unique en 1993. Certains pays, dont la France, ont continué à la défendre mais leurs marges de manœuvre était sérieusement contraintes par les règles du marché unique qui interdisait les aides d’État.

Deux raisons principales avaient convaincu les architectes du marché unique, dont Jacques Delors, de bannir la politique industrielle. Son efficacité était mise en doute par la majorité des études disponibles et les aides d’État faussaient la concurrence au sein du marché unique. Mais les nostalgiques de la politique industrielle n’ont jamais baissé les bras et les débats ont continué, surtout en France et même au sein de Telos. Le rapport Draghi est prudent, il inclut de nombreuses conditions, mais son auteur semble avoir été convaincu par son diagnostic qui se concentre sur l’indéniable déclin technologique de l’Europe. Pour contourner les indéfendables aspects protectionnistes, il propose une politique industrielle conduite au niveau européen par la Commission, comme si les pays membres ne se battraient avec énergie pour récupérer le plus possible de la manne au profit de leurs champions nationaux.

Un avantage de cette proposition est qu’il permet aussi de contourner le pacte de stabilité. Beaucoup de gouvernements sont dans une situation précaire en raison de la taille de leur endettement. De ce fait, ils sont contraints dans leurs capacités à financer des politiques industrielles nationales. Une politique commune serait financée par la Commission, sans que l’on sache où elle trouverait les fonds nécessaires. Nombre de pays du Nord de l’Europe, dont les dettes publiques sont en général plus faibles, voient les eurobons comme un moyen transparent pour les pays du Sud de faire payer par les pays du Nord ce dont ils n’ont pas les moyens. De plus, les pays du Nord sont plutôt sceptiques sur l’utilité des politiques industrielles. Des pays comme les Pays-Bas, le Danemark ou la Suède abritent des entreprises de haute technologie qui n’ont pas eu besoin d’aides d’État pour percer au niveau mondial. La démolition[1] des propositions sur les télécommunications avancées par rapport Draghi est un premier signal d’alarme des difficultés auquel Ursula von der Leyen va faire face.

Et voilà qu’une autre de ses initiatives est attaquée avant même d’avoir été annoncée publiquement. Consciente que les 800 milliards réclamés par Drahi vont effaroucher bien du monde, elle cherche à trouver des marges de manœuvre au sein du budget de la Commission. Or les deux tiers de ce budget sont consacrés à deux programmes : la politique agricole commune et les dépenses dites de cohésion, des aides aux régions les plus pauvres pour leur permettre de rattraper les autres. Elle envisage de remettre en cause le caractère automatique de ces deux catégories de subventions, distribuées depuis longtemps sans avoir jamais fait la preuve de leur utilité. C’est gênant pour la Commission de demander plus de pouvoirs et plus de ressources alors que l’essentiel de son budget est constamment critiqué pour son inefficacité. Depuis longtemps, les précédents présidents de la Commission ont essayé d’euthanasier ces vaches sacrées, mais ils ont buté sur la pugnacité des bénéficiaires, les paysans qui désorganisent régulièrement le trafic à Bruxelles, et les pays qui reçoivent le plus d’argent de la part du fonds de cohésion, majoritairement les pays d’Europe centrale et orientale, qui ont bien appris comment bousculer le fonctionnement de l’UE.

L’idée d’Ursula von der Leyen est fondamentalement correcte. Pour acquérir plus de pouvoir et plus de moyens, elle doit faire la preuve que la Commission peut agir de manière efficace. Comment justifier ses ambitions en matière d’innovations technologiques et de lutte contre le réchauffement climatique si le cœur de ses actions reste centré sur des subventions qui ne contribuent ni à l’une, ni à l’autre (et c’est un euphémisme) ? Comment rassurer les craintes que la politique industrielle qu’elle entend mener ne soit capturée par les redoutables groupes de pression qui combinent les grandes entreprises, qui ont échoué à grimper l’échelle technologique, et leurs gouvernements qui cherchent désespérément à les protéger ?

Malheureusement, l’approche n’est pas correcte, reflétant l’habitude de la Commission de mélanger les objectifs dans une effort d’additionner les soutiens et d’accroître son rôle. L’idée est de rassembler les deux programmes (agricole et cohésion) et quelque 500 autres programmes en un seul programme, qui serait construit pays par pays. Dans la ligne du Pacte vert, chaque pays soumettrait sa demande détaillée à la Commission. Celle-ci conditionnerait son acceptation à des engagements divers en matière de décarbonation, d’investissements productifs dans les activités préférées à Bruxelles ou dans des progrès en termes de genre. Mis au courant de ces projets, le Comité des Régions, un lobby consacré à défendre le fonds de cohésion, a immédiatement réagi et rejeté avec force ce projet. Les agriculteurs ne devraient pas tarder à suivre. La plupart des gouvernements, peut-être même tous les gouvernements, se dresseront contre cette tentative de la Commission d’augmenter ses pouvoirs. On ne sacrifie pas des vaches sacrées sans susciter de résistances.

Ursula von der Leyen compte peut-être sur la faiblesse politique de l’Allemagne et de la France, empêtrées chacune dans une situation politique interne difficile, pour résister à ces pressions. Ce faisant, sa démarche pose une série de questions importantes. Éliminer, ou simplement diluer, la politique agricole commune et le fonds de cohésion, représenterait une réforme historique de l’UE, trop longtemps engluée dans des activités improductives. L’UE sait créer des programmes, mais elle ne sait pas y mettre un terme quand ils ont dépassé leurs dates de validité, même depuis très longtemps. Une telle démarche arriverait à point nommé pour mettre en œuvre certaines mesures des rapports Letta et Draghi, si possible celles qui sont justifiées. Cela faciliterait le lancement de nouveaux programmes temporaires quand ils sont utiles, quitte à les arrêter quand leur efficacité se révèle douteuse, comme peut-être le Pacte vert.

De manière plus générale, cela devrait remettre sur rail l’éternel débat sur l’intégration européenne. Depuis l’échec du référendum sur la constitution en 2005, les partisans d’une « union toujours plus étroite » cherchent à saisir toutes les occasions possibles pour élargir le champ d’action de la Commission, sans passer par la case Traité désormais considérée impossible, à tort ou à raison. Les avancées obtenues par Ursula von der Leyen leur donnent des ailes, mais ils pourraient le regretter si les résultats promis ne sont pas obtenus. Car, en face, le camp des eurosceptiques n’a cessé de se renforcer dans presque tous les pays, y compris bien sûr en France et en Allemagne. Pour eux, l’objectif n’est pas seulement d’empêcher tout approfondissement, mais aussi de revenir en arrière. De ce fait, les débats sur l’intégration ne portent plus vraiment sur l’intérêt des mesures proposées, ils sont guidés par des visions idéologiques plus ou moins avouées. Toute erreur de l’un des camps renforce l’autre. Les partisans de l’intégration ont grand besoin de démontrer que l’UE est plus efficace que ce que suggère l’image de la bureaucratie bruxelloise et l’impossibilité de revenir sur des « acquis » qui ont fait leur temps, comme la politique agricole commune et les politiques de cohésion. La nouvelle Commission ferait bien de se montrer plus sélective et moins gourmande.

[1] Tommaso Dudo, Massimo Motta, Martin Peizs et Tommaso Valetti “Draghi is right on many issues, but he is wrong on telecoms”, Vox EU, CEPR.17 septembre 2024.