Sûreté nucléaire: jusqu’où ne pas aller trop loin? edit

26 novembre 2021

Au moment où le gouvernement envisage de lancer le programme de six EPR2 en vue du maintien de la (quasi) neutralité carbone du secteur électrique, il est bon de revenir sur les doutes récents concernant la compétitivité du nucléaire devant les coûts très élevés de l'EPR de Flamanville, mais aussi les coûts de la rénovation à quarante ans des réacteurs existants. Les premiers sont dus à la complexité de la conception de l'EPR résultant de normes de sûreté très élevées et à la sévérité des normes de qualité et de leur contrôle par l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Quant au coût très élevé du grand carénage pour un réacteur (1 milliard d'€, soit l'ordre de grandeur de leur coût de construction, inflation déduite), il vient des nombreux perfectionnements décidés par l'ASN pour rehausser le degré de sûreté vers celui de l'EPR. La question est alors de savoir si on ne va pas trop loin en matière de sûreté nucléaire en France dans une surenchère dans la précaution. Elle mérite d'être posée car, dans d'autres pays, notamment les États-Unis, des objectifs de sûreté quantifiés sont fixés par la loi et les mesures prises doivent être rationalisées en termes de coût-bénéfice.

La conception de l'EPR, terme du renforcement de la sûreté en France

Dans le cas de l'EPR de Flamanville, mises à part les difficultés de réapprentissage de l'industrie, il est clair que la complexité de la conception du réacteur pour baisser d'un facteur dix le risque d'accident et empêcher toute conséquence sur l'environnement, ainsi que les normes très sévères de fabrication qui ont été définies bien au-delà de ce qui est nécessaire, ont joué sur les coûts et accru aussi les difficultés d'apprentisssage. L'EPR, qui est un projet franco-allemand à l'origine, a été conçu pour répondre aux nouvelles exigences des autorités de sûreté respectives qui avaient leur propre conception, ce qui a conduit finalement à un empilement d'exigences plutôt qu'à une harmonisation équilibrée. Il en est résulté un concept multipliant les redondances des systèmes de protection et de mitigation des accidents graves. Citons une double enceinte de confinement, un récupérateur de corium (cœur fondu) sous la cuve, quatre boucles d’injection d’eau destiné au refroidissement de la cuve, une alimentation de secours en eau pour les générateurs de vapeur, le doublement du système électrique et du contrôle-commande, ou encore des générateurs diesels d’ultime secours redondants. Toutes ces dispositions ont certes permis de respecter l’objectif de probabilité d’accident de fusion du cœur fixé par l’ASN à un millionième par réacteur-an, mais elles ont également accru largement la complexité de l’ensemble, ce qui ne va pas forcément dans le sens d’une amélioration de la fiabilité globale du concept.

La conception de l'EPR entre 1995 et 2005 a constitué l'étape finale de renforcement de la sûreté  engagé depuis le début des années 1980 à la suite du premier accident de Three Mile Island (TMI) en 1979. Pourtant le niveau de sûreté atteint par les réacteurs nucléaires construits en France à cette époque, et encore en fonctionnement, était déjà très élevé. La probabilité d’une fusion partielle ou totale du cœur est estimée à 5 cent-millième par réacteur-an pour les REP de 900 MW et à un cent-millième pour ceux de 1300 MW. Ce risque était alors considéré comme acceptable, compte tenu des dispositions prises pour empêcher des rejets importants de radioactivité dans l’environnement en cas de fusion du cœur, notamment l'enceinte de confinement très résistante. Dans la surenchère dans la précaution, le régulateur de la sûreté s'est appuyé sur les retours d'expérience des accidents successifs (TMI, Tchernobyl en 1986, Fukushima en 2011) et ceux des événements exceptionnels survenus en France (grand froid de 1986, canicule de 2003, inondation à la centrale du Blayais en 1999).

Une règlementation de plus en plus contraignante s'est développée en France dans tous les domaines et des normes de plus en plus sévères ont été adoptées dans notre pays plus qu'ailleurs. Cette rigueur se veut comme une revanche après les décennies de proximité de l'instance de contrôle et des acteurs du nucléaire, source de défiance pour une opinion publique devenue suspicieuse vis-à-vis de la technologie nucléaire depuis les premiers accidents. La longue marche vers l'indépendance a abouti en 2006 à la transformation de l'autorité de contrôle, alors direction ministérielle, en autorité administrative indépendante (AAI). Elle est en outre investie d'un devoir de transparence formalisé de façon très précise dans la loi adoptée cette année-là. Or comme on l'a dit, la loi ne fixe pas d'objectifs quantifiés, ni n'impose de rationalisation des décisions, ce qui explique la volonté d'en faire toujours plus en accumulant les normes, les règlements, les procédures de contrôle. Elle n'hésite pas non plus à mettre sur l place publique le moindre écart aux référentiels de sûreté de l'exploitant, pour montrer à l'opinion publique sa rigueur et son indépendance, ce qui ne facilite pas la tâche de ce dernier.

Une amélioration sans fin… 

On retrouve cette tendance dans le cas de la rénovation des réacteurs existants à quarante ans. En référence au  principe de l'amélioration continue de la sûreté que s'est donné l'ASN, et qui n'est inscrit nulle part dans la loi, l'objectif imposé par l'ASN est de hisser la sécurité des réacteurs existants au même degré que si on les construisait actuellement avec les normes de sûreté de l'EPR, avec notamment la réduction d'un facteur 10 de la probabilité d'un accident de dimensionnement avec relâchement de radioactivité. Aux Etats-Unis, en dehors des mesures prises après les accidents,  on se contente du maintien du niveau de sûreté d'origine car il n'y a pas de tabou à s'interroger sur l'efficacité des mesures rapportée à leur coût. Les réexamens tous les 20 ans visent à s’assurer presque uniquement que les effets du vieillissement des équipements sont anticipés. Dans cette logique 90% des réacteurs ont déjà été autorisés à fonctionner jusqu'à 60 ans, et deux jusqu'à 80 ans.  On retrouve cette différence d'approche sur les mesures post-Fukushima. En France l'approche a concerné cinq domaines (inondations, séismes, perte d’alimentation électrique, perte de la source d’eau et gestion d’accidents graves création d'une« Force d’Action Rapide Nucléaire » (FARN) externe), contre deux et demi aux Etats-Unis (événements extrêmes, gestion de crise) avec une mesure facultative sur le contrôle des piscines d'entreposage.. Au bout du compte, les mesures post-Fukushima auraient coûté par réacteur quinze fois plus cher en France qu'aux États-Unis, selon Dominique Vignon, ancien président de Framatome.                 

… car la sûreté nucléaire n'a pas de prix

Cette démarche de sûreté maximaliste, déconnectée presque totalement de considérations économiques, a conduit inévitablement à des surcoûts importants qui ont fortement pénalisé la rentabilité globale de l’EPR tête de série et la compétitivité des réacteurs rénovés. Il est clair qu'on ignore tout principe de rationalisation comme si l'on était dans une quête du risque zéro, quête illusoire s'il en est, mais en tout cas coûteuse.

On ignore même les tenants et aboutissants du principe de précaution du Code de l'environnement, qui pourtant est une des  références juridiques de la loi de 2006 sur la sûreté, dont un des prémisses énonce qu'il s'agit  de mettre en œuvre des  « mesures effectives et proportionnées (…) à un coût économiquement acceptable ». Ce que l'on retrouve dans le principe utilisé en radioprotection à l'échelle internationale, connu sous son sigle ALARA (as low as reasonably achievable), qui signifie qu’il faut réduire l’exposition radiologique des individus à un niveau aussi faible que raisonnablement possible. Le mot « reasonably » est explicité par un complément de phrase : « … compte tenu des facteurs économiques et sociaux». Cet élément de pondération, imprégné de réalisme et d’efficacité, devrait influencer l'approche de la sûreté nucléaire en France, alors qu'on lui tourne le dos de façon permanente en se légitimant par des principes creux comme «la sûreté n’a pas de prix ».

L'absence de forces de rappel

Le problème posé par cette fuite en avant est amplifié par l'absence de forces de rappel. L'Autorité de sûreté n'a de comptes à rendre de façon effective à personne. Aux États-Unis, cela se fait par un contrôle parlementaire solide effectué par les comités compétents des deux chambres avec auditions contradictoires, et par les possibilités de recours des exploitants devant les tribunaux sur une nouvelle régulation au même titre que les autres parties prenantes (ONG, gouverneurs hostiles au nucléaire). Cette accountability qui est la base de la légitimité d'une autorité indépendante,  est permise ici par le fait qu'il y ait des objectifs quantifiés de sûreté dans la loi qui constituent des gardes fous et que l'autorité de sûreté américaine applique systématiquement une démarche de rationalisation coût-bénéfice sur les nouvelles mesures quand c'est possible. En France, le contrôle parlementaire de l'action de l'ASN, qui serait censé être exercé par l'OPECST (Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et techniques) par ses auditions et ses rapports, est faible. Il s'exerce dans la relative indifférence des parlementaires sur ce sujet très spécialisé. Pour eux, il est plus confortable de s'en remettre à l'ASN qui a priori n'aurait pas d'intérêt particulier à défendre, contrairement à l'exploitant soupçonné a priori  de tous les maux.

Pour conclure, on est passé en France à la sûreté nucléaire sans limite en tombant dans le précautionnisme à outrance, au point de mettre en question la compétitivité du nouveau nucléaire et même celle du nucléaire existant rénové. Est-ce bien raisonnable? Ne faudrait-il pas rééquilibrer les rôles entre l'État régulateur et l'État stratège industriel?