Dépénalisation du cannabis : que dit l’économie ? edit

9 décembre 2010

L’usage non médical du cannabis est dangereux pour la santé. Y a-t-il un moyen plus efficace d’en contrôler la consommation ? Sa distribution est dangereuse pour la sécurité, comme le montre un drame récent à Marseille. Y a-t-il un moyen de faire que cette consommation ne profite pas aux trafiquants ? La position libérale sur ces questions mérite d’être soumise à l’analyse, parce qu’elle repose sur un usage habile des mécanismes de marché et des meilleures techniques du marketing. Parce que, légal ou pas, le marché des drogues reste un marché, soumis à la loi de l’offre et de la demande.

Un premier argument est avancé par les tenants de la libéralisation. Comme l’usage du cannabis est devenu extrêmement courant, sa répression ressemble à une guerre perdue, comme celle conduite contre l’alcool par le gouvernement américain au moment de la Prohibition. L’interdit public sert avant tout à rejeter la demande du public vers les marchés parallèles, aux mains des malfrats. Il nourrit la délinquance des cités, lui donnant un marchepied pour d’autres pratiques criminelles, plutôt que les caisses de l’État. Il épuise la police dans une lutte assez vaine, distrayant des ressources qui seraient mieux employées ailleurs.

L’argument ne suffit pas en soi à soutenir le cas de la libéralisation : vendre de l’héroïne est un crime fortement réprimé et pourtant toujours pratiqué. Y verrait-on motif, sauf pour quelques esprits dissidents, à la dépénaliser ? Un autre argument est ajouté : le cannabis semble être moins nocif et surtout moins addictif que d’autres substances, notamment le tabac et l’alcool, qui sont pourtant dépénalisées (tout en restant hautement régulées). Il s’agit simplement d’une pratique moins ancrée dans la tradition culturelle des populations, du moins en Occident (voir à ce propos l’article du journal médical The Lancet, cité et adapté par Stephen Pudney sur le site de notre partenaire VoxEU). Et un second, qui nous intéresse plus spécialement ici : une procédure de marché légalisé mais fortement contrôlé est plus efficace pour réduire à la fois la demande de cannabis et la demande pour d’autres produits distribués par la criminalité.

Voyons tout d’abord l’effet sur la demande de cannabis. Au prix observé sur le marché parallèle, celle-ci s’établit à un certain niveau. En cas de légalisation contrôlée, l’idée est de jouer avec la taxe et donc avec le prix de vente légal de façon à ce qu’ils déterminent le même niveau de demande. La question importante est donc : à quel niveau est fixé le prix du marché illicite ? C’est ici comme ailleurs la somme du prix d’achat et des coûts de distribution. Ces deux coûts incorporent la prime de risque de l’activité, évidemment très élevée à tous les niveaux de la chaîne entre le producteur et le consommateur final. Plus donc la répression est forte, plus le prix à la consommation s’élève.

Ce prix intègre aussi, mais négativement, la décote d’incommodité pour le consommateur qui évidemment préfère aller chercher son cannabis au tabac du coin que dans les quartiers louches, ou même qui intègre dans le prix sa propre prime de risque pour les pays qui, comme la France, pénalisent non seulement la vente, mais la consommation de cannabis.

Autrement dit, à demande identique, le prix légal, contrôlé par la taxe, peut être plus élevé que le prix illégal. La rente fiscale sera plus forte que la rente des malfrats, ce qui tient au résultat général qui veut que l’État, ayant le monopole de la légalité, est parfois en mesure de monétiser ce monopole. La taxe ne doit cependant pas dépasser un certain niveau au-delà duquel réapparaîtrait un marché illicite, comme le montre la renaissance récente de la contrebande des cigarettes suite à la très forte hausse des taxes sur le tabac pour des motifs de santé publique. Une prescription de politique publique est donc, suite à la libéralisation du cannabis, de renforcer la répression de sa distribution par les réseaux illégaux. C’est réaliste puisque les forces de police sont libérées de la chasse à sa consommation.

Quel impact maintenant sur la demande d’autres produits mafieux ? Le cannabis est en effet le marchepied à d’autres stupéfiants, plus nocifs, plus addictifs et plus rémunérateurs pour la grande criminalité. Certains entendent par là que la consommation de cannabis donnerait physiologiquement l’envie d’essayer des drogues plus dures. Ceci reste peu conforté empiriquement. Il en va ni plus ni moins que pour le tabac et l’alcool, comme le montre l’étude de The Lancet citée plus haut. Il est très probable par contre que la consommation de cannabis oblige à fréquenter un réseau de distribution qui montre d’autres produits à son catalogue, et qui applique une politique systématique de ventes croisées, à savoir : utiliser la base de clientèle acquise pour lui proposer, souvent à prix d’appel, des drogues plus dures ; vendre à bas prix le cannabis pour attirer le client, et lui proposer ensuite d’autres substances.

Les trafiquants appliquent donc à la lettre le principe n°1 du marketing, désigné dans les manuels comme la « stratégie du produit d’appel » ou « d’entrée de gamme ». Les autorités doivent donc répliquer en suivant le principe n°2 des mêmes manuels, à savoir « segmenter le marché ».

L’idée est de dissocier radicalement la distribution de cannabis de celle des autres drogues restant illégales. Ces dernières resteraient absolument proscrites et donc, par force, entre les mains du marché illégal, avec les risques associés pour les vendeurs et pour les consommateurs. La majorité des études sur le sujet indique alors que la demande spontanée de consommation des drogues dures baisserait. Mais l’effet le plus important se verrait sur l’offre de ces drogues, en raison à la fois de la refocalisation des forces policières et de la perte des revenus du cannabis par les réseaux délinquants.

Il est bien sûr préférable, pour l’efficacité d’une telle politique, qu’elle ne soit pas réduite à un seul pays, comme le savent les autorités néerlandaises qui ont vu exploser à Amsterdam un tourisme de la chose interdite. Mais jointe aux Pays-Bas et à l’Italie, c’est un choix politique que peuvent examiner les autorités françaises. Dans le contexte français, la distribution pourrait passer par exemple par le réseau des buralistes, en mal de revenus par les temps qui courent et qui le fait vivement savoir. Sa consommation serait comme pour le tabac interdite dans les lieux publics, aux mineurs, en achats trop importants, à la publicité, etc. Un contrôle de la qualité serait assuré, ce qui n’est bien sûr pas le cas dans les circuits de distribution illégaux, avec les risques qui s’ensuivent pour la santé publique. À suivre.