Verdir la BCE edit

21 janvier 2021

Voici un débat pour lequel Telos a déjà ouvert ses colonnes (voir les articles de Charles Wyplosz et d’Éric Chaney) et qui ira s’amplifiant : les banques centrales doivent-elles user de leurs outils pour limiter le risque climatique ? La réponse ici est un oui et un non. Non pour certains outils qui ne relèvent pas de leur mission ; oui clairement pour l’un d’entre eux, à savoir une pondération des risques bancaires selon le caractère vert ou brun des crédits alloués. Mais ceci à une condition : qu’il y ait un clair mandat politique pour favoriser, par ce canal, le verdissement du financement de l’économie. Il ne faudrait pas que les banques centrales, de façon subreptice, considèrent que les risques climatiques font déjà partie de leur mandat et qu’elles puissent se passer d’un appui démocratique explicite.

De quoi une banque centrale (associée au normalisateur bancaire) dispose-t-elle comme instruments pour agir ? Elle peut imposer aux banques et aux autres fournisseurs de capital des règles de divulgation des risques climatiques ou carbone qu’elles portent en portefeuille.

Elle peut aussi sélectionner les obligations vertes (green bonds) au détriment des brunes lors des opérations d’achats d’actifs qu’elles effectuent couramment aujourd’hui dans le cadre de leurs politiques non conventionnelles.

Elle peut également assumer directement un rôle de « banque verte », consistant à financer sur son bilan un vaste programme de prêts aidant à la transition écologique, des prêts dont la rentabilité ne vaut souvent qu’à très long terme et que les banques privées peuvent être réticentes à accorder.

Elle peut enfin charger plus lourdement en capital, c’est-à-dire exiger davantage de fonds propres les prêts « bruns » que les banques accordent (par exemple aux sociétés cimentières ou pétrolières) et moins aux prêts « verts ».

La première mesure a une portée faible, même si une telle transparence peut aider les marchés financiers et plus largement le corps citoyen à voir le degré d’implication de l’établissement bancaire dans des investissements lourds en carbone.

La seconde a un impact nul ou presque dans le cas de la BCE, comme le souligne Eric Chaney dans sa tribune, car aujourd’hui elle n’achète des titres souverains. C’est moins le cas de la banque centrale des États-Unis, la FED, qui a un champ d’intervention plus large. Mais on peut citer la Banque de Suède qui a renoncé à acquérir des obligations gouvernementales de l’Alberta au Canada et du Queensland en Australie au motif de leur fort contenu carbone.

La troisième n’est pas viable si la banque centrale doit tenir le rôle d’une banque commerciale, s’occupant de la sélection au détail des crédits à accorder. Beaucoup des tenants de cette solution savent lucidement que ce type d’aide à l’investissement ne relève que d’un budget public soumis à vote démocratique, mais ne l’envisagent en fait qu’avec l’illusion qu’un financement par la banque centrale n’est pas vraiment de l’endettement public. Cette conception n’est pas loin de s’assimiler à de la monnaie magique.

La quatrième consiste à renchérir les financements aux secteurs industriels lourds en carbone et à alléger celui des secteurs économes, ceci en pilotant la charge en fonds propres que l’établissement prêteur doit associer au crédit. Pour ceux de ces secteurs dépendant d’un financement externe, cela réduirait leurs possibilités d’investissement rentables. Le mécanisme serait une sorte de bonus-malus, assez similaire dans ses effets à une taxe carbone, si ce n’est qu’il affecterait les coûts financiers plutôt que les charges opérationnelles. Mais dans les deux cas en offrant la souplesse d’un mécanisme de prix incitant les entreprises à verdir leurs investissements de croissance selon le mieux des opportunités, plutôt qu’à les « définancer » brutalement dès qu’elles touchent au carbone.

Quelle approche retenir ?

Au nom de quelle règle, de quel mandat, les banques centrales doivent-elles engager ces actions ? Une première réponse consiste presque à évacuer la question : la surveillance de ces risques, selon cette approche, fait déjà partie de leur mandat actuel. Une seconde approche consiste à recommander une initiative législative, imposant un mécanisme qui jouerait de façon forfaitaire sur les bilans bancaires, et s’ajouterait aux systèmes de mesure des risques déjà en place, sans nécessairement les affecter.

Pourquoi, selon la première approche, le mandat présent de la banque centrale lui donne toute légitimité à intervenir. Un document de janvier 2020 intitulé « The Green Swan », rédigé sous le double auspice de la BRI et de la Banque de France, en donne deux raisons, reprises aussi dans un document d’août 2020 publié par le Congrès américain.

Le risque climatique pèse dès aujourd’hui sur la politique monétaire : les fluctuations climatiques peuvent affecter les récoltes et donc faire bondir les cours des denrées, faussant les indices de prix et donc la conduite de la politique monétaire ; une tornade peut balayer d’un coup le patrimoine immobilier des ménages de la zone, peser sur leur consommation et donc nécessiter l’action correctrice de la banque centrale.

Il pèse aussi sur la stabilité financière : l’élévation du niveau de la mer peut affecter la valeur des biens immobiliers côtiers et donc menacer de faillite les banques qui ont financé de tels projets ; les actifs échoués des compagnies pétrolières (les champs de pétrole mis à leur bilan et dont le pétrole restera dans le sol) menacent leur solvabilité et donc celle des banques ou des investisseurs.

Pour faire bonne mesure, on ne manque pas d’ajouter l’argument que, même si les risques ne se réalisent que progressivement, un coup de chaud de marchés financiers qui en prendraient subitement conscience pourrait créer la discontinuité chaotique redoutée. Une sorte de « cygne vert » plutôt que noir, pour user de l’image de Nessim Nicholas Taleb concernant les crises financières impossibles à prévoir.

Tout cela paraît peu convaincant. Il y a d'abord de fortes difficultés techniques à corriger la grille des pondérations en capital pour chaque type de projet, d’autant qu’il n’est pas acquis que certains des prêts verts (par exemple ceux qui concernent l’amélioration énergétique des logements) soient moins risqués que la moyenne des prêts (c’est d’ailleurs pour cela que l’intervention publique est requise !).

Surtout, peut-on raisonnablement penser que la hausse du niveau de la mer ou qu’une moindre rentabilité du gaz de schiste va dans les 5 ou 10 ans menacer une grande banque européenne ? Le document cité est une longue liste de tous ces risques, qui donne l’impression que l’objectif cherché, pour des autorités ne pouvant avancer masquées et devinant la bagarre politique qu’impliquera la seconde approche, est de composer un paysage où la crise climatique serait d’ores et déjà pleinement dans le cadre de leurs affaires courantes.

C’est ce qu’avoue à demi-mots Augustín Carstens, le directeur général de la BRI, dans la préface au document cité. La meilleure politique, dit-il, serait bien sûr une taxe carbone (confirmant comme on le dit plus haut la proximité des deux mesures), une tâche qui relève des gouvernements, mais, ajoute-t-il, « une politique fiscale aussi ambitieuse nécessite la recherche d'un consensus et est difficile à mettre en œuvre. [...]Une réponse efficace nécessite de sensibiliser les parties prenantes et de faciliter la coordination entre elles.  Le mandat de stabilité financière des banques centrales peut y contribuer et devrait guider leur implication appropriée. »

En quelque sorte, on fait une taxe carbone bis, sous le manteau, mais sans rencontrer les blocages politiques d’une telle mesure. À cela Jay Powell, l’actuel gouverneur de la FED, élève deux objections (voir Bankers Aren't Climate Scientists). D’une part, comme on l’a dit, une action aussi décisive ne peut pas se dispenser d’un aval démocratique, sauf retours de flamme ; de l’autre, comment mettre sur pied sur base purement technique des critères permettant de distinguer le brun du vert ? Dans les deux cas, c’est à la sphère politique d’intervenir.

Quelles mesures en pratique ?

Il faut savoir qu’il y a déjà un précédent en Europe qui illustre parfaitement la seconde approche, comme le note l’Institute for Climate Economics (I4CE) dans un document de mars 2020. La Commission européenne craignait que les mesures de renforcement des fonds propres des banques suite à la crise financière de 2008 ne pénalisent les PME. Le Conseil et le Parlement européens ont dès lors décidé, et imposé à la BCE et aux superviseurs bancaires, un allégement de la charge en fonds propres pour les prêts aux PME (de 15 à 23,81%). Voir ici. Une mesure similaire (réduction de 25%) a également été adoptée pour les projets d’infrastructure, mais n’est pas encore en application. C’est important en ceci que les projets verts sont souvent des projets d’infrastructure. Comme dans ces exemples, le « correctif vert » s’appliquerait forfaitairement et ne reposerait sur aucune mesure microéconomique des risques. Il suivrait la nomenclature (à perfectionner) actuellement en usage au niveau européen et d’initiative politique.

On peut craindre qu’une telle mesure, relativement commode à mettre en place, soit prétexte à différer la « vraie mesure », à savoir la taxe carbone, selon un argument développé par Eric Chaney déjà cité. En fait, plus que des substituts, les deux mesures sont complémentaires : elles agissent via les coûts des entreprises ou des ménages, qu’ils s’agissent de coûts d’exploitation ou de coûts financiers.  

De même, la mesure pénaliserait le financement brun des banques, mais laisserait intouché (et donc favoriserait) le financement brun par les marchés financiers, dont les fonds d’investissement. Or, les grandes sociétés ont directement accès au marché obligataire ou aux placements privés. Comme le plaide le document du Sénat américain déjà cité, d’autres mesures devraient suivre, par exemple en imposant aux agences de notation de complémenter leurs appréciations de risque par une « notation verte ».

Pour le reste, on devine bien que la mesure proposée n’est qu’une parmi beaucoup pour gérer au mieux la transition climatique. Les mesures quantitatives, les quotas, la taxe carbone, la mobilisation de la communauté des investisseurs et du grand public en font partie et ce serait une illusion de vouloir s’avancer dans un combat si multiforme avec un seul instrument. Dans cette optique, on n’a pas à se priver, sous la réserve d’une légitimité politique, à user de l’arsenal offert par la banque centrale. Et le motif n’est pas tant que la menace climatique accroît les risques bancaires que, tout simplement, ça peut marcher.