Une banque centrale verte? edit

9 janvier 2020

Avant même de prendre son poste, Christine Lagarde a évoqué un rôle pour la BCE dans la lutte contre le réchauffement climatique. Son collègue britannique, Marc Carney, multiplie les interventions sur ce sujet. La Banque de France a envoyé des signaux semblables en créant un consortium. Ainsi les banques centrales semblent répondre au souhait des activistes engagés dans cette lutte. Un malentendu est en train de se créer.

Les banques centrales donnent toujours le tournis. Elles peuvent créer et détruire d’énormes quantités de monnaie en un seul clic. Alors que la plupart des gouvernements rechignent à s’engager sérieusement dans la lutte contre le changement climatique, du moins en actes sinon en paroles, les ressources sans fin des banques centrales représentent une attraction irrésistible. Les banquiers centraux, comme la grande majorité des citoyens, sont inquiets de ce qui commence à arriver de manière visible et ils sont sans doute désespérés de l’attentisme des gouvernements.

Mais, hélas, les banques centrales sont des institutions très spéciales. Leur pouvoir de créer de la monnaie sans que cela ne coûte apparemment rien à personne est autant illusoire qu’il est extraordinaire (au sens propre). Il est illusoire parce qu’au bout du chemin, il y un coût, l’inflation, un poison lent qui finit par faire du mal à tout le monde, surtout les moins aisés. Il est tellement extraordinaire (au sens figuré) que les gouvernements ont toujours du mal à ne pas vouloir l’utiliser pour dépenser plus sans lever des impôts, le graal de la politique budgétaire. Les résultats de l’abus de cette facilité sont visibles en ce moment au Venezuela, au Zimbabwe ou en Argentine. C’est pour cela, qu’après des épisodes d’inflation dans les années 1970-80 – 13% en France et aux États-Unis, 15% en Grande Bretagne,22% en Italie – que de très nombreux pays ont adopté des réformes qui mettent les gouvernements à l’abri de toute tentation. Ils ont rendu leurs banques centrales indépendantes et leur ont donné comme mission essentielle celle d’assurer un bas taux d’inflation.

Certes, les banques centrales comme la BCE ou la Réserve Fédérale de États-Unis ont créé des montagnes de monnaie depuis la crise financière de 2008 sans que l’inflation ne remonte, mais c’est une situation unique et temporaire, même si le temporaire dure beaucoup plus longtemps que prévu. Ces montants mirifiques n’ont pas été dépensés, ils ont été prêtés, et les prêts peuvent être arrêtés à tout moment – ce que la Réserve Fédérale a commencé de faire et ce que la BCE s’apprêtait à faire quand elle s’est ravisée. Cette certitude que le mouvement sera inversé est ce qui justifie la garantie que tout ceci est temporaire. Si, par contre, une banque centrale finance des dépenses consacrées à la lutte contre le réchauffement climatique, elle ne pourra jamais rappeler cet argent, une condition essentielle pour le contrôle de l’inflation.

C’est une raison pour laquelle les banques centrales ne voudront pas s’engager dans des dépenses vertes. Mais il y a une autre raison, plus subtile : la lutte contre le réchauffement climatique est la responsabilité des gouvernements. Elle implique de nouvelles règles, des taxes et des aides qui vont coûter à certains et profiter à d’autres. Dans une démocratie, seul un gouvernement élu est légitime pour opérer de tels choix. Or les dirigeants des banques centrales ne sont pas élus, ils sont nommés pour accomplir, en toute indépendance, une tâche bien délimitée. Ils ne sont pas directement responsables devant l’électeur, ce qui acceptable tant qu’ils assurent la stabilité des prix. Cette stricte séparation des pouvoirs est logique et elle fonctionne bien. C’est pour cela que les COP sont des réunions entre gouvernements, et que les banques centrales n’y participent pas.

Dans ces conditions, peut-on demander aux banques centrales de financer directement la lutte contre le réchauffement climatique ? Que se passera-t-il alors dans une situation où un conflit apparaîtrait entre assurer la stabilité des prix et financer des dépenses vertes ? Les banques centrales se retrouveraient alors dans une situation délicate, forcées de choisir entre deux obligations contradictoires. Leur choix, quel qu’il soit, déplairait à une partie des électeurs, sans qu’ils aient un mot à dire. Leur indépendance serait alors remise en question. Les banquiers centraux le savent parfaitement et il est donc illusoire de penser qu’ils ajouteront d’eux-mêmes à leur mandat la lutte contre le réchauffement climatique. Ils savent aussi que s’ils le faisaient, on leur demanderait rapidement de créer de l’argent pour d’autres bonnes causes comme, entre autres, la lutte contre les inégalités, la santé, l’éducation et, pourquoi pas, le financement des retraites. La stricte séparation des pouvoirs volerait alors en éclat. C’est pour cela qu’il est hautement improbable que les gouvernements envisage de

changer le mandat des banques centrales.

Alors que nous disent les banquiers centraux quand ils s’expriment sur le sujet ? Il faut les écouter attentivement. Ils s’inquiètent des conséquences du réchauffement climatique. Ils craignent de fortes perturbations sur l’activité économique qui pourraient avoir des implications pour l’inflation. Ils redoutent que les marchés financiers ne soient secoués si les banques subissent de lourdes pertes, ce qui casserait leur capacité à agir et donc à assurer la stabilité des prix. Ils annoncent donc qu’ils vont se préparer à faire face à une situation inédite. Ils vont renforcer leur surveillance des risques, la situation économique et la santé des marchés financiers. Ils vont sans doute se doter de nouveaux outils pour ces nouveaux défis. Mais il est illusoire de croire qu’ils vont sortir de leurs mandats pour financer la lutte contre le réchauffement climatique.

Faut-il déplorer cette prudence que certains jureront excessive ? Après tout, les ressources des gouvernements sont limitées alors que les banques centrales peuvent créer autant d’argent qu’elles le veulent. Derrière ce contraste se cache une interrogation plus générale concernant le partage des tâches entre gouvernements et banques centrales. Depuis la crise financière, les banques centrales ont été sur tous les fronts alors que les gouvernements, mis à part quelques rares exceptions comme les États-Unis, ont adopté un profil bas. Petit à petit, s’est installée l’habitude de se retourner vers les banques centrales pour résoudre tous les problèmes à coup d’argent apparemment facile.

Ce n’est pas seulement injuste, c’est surtout profondément malsain. En dépit de déclarations d’intentions non suivies d’effet, la plupart des gouvernements font preuve d’une grande timidité face au réchauffement climatique. Une raison est qu’ils sont inquiets de leur endettement, mais c’est une fausse raison. La vraie solution, ne leur coûterait rien. Le bon instrument, simple et efficace, est de taxer le carbone dans tous les produits, mais en même temps redistribuer les revenus de cette taxe pour compenser, entièrement ou plus, les personnes à revenu faible, et dépenser le reste pour mettre en place des solutions alternatives comme les transports en commun. Les gouvernements redoutent que cette mesure ne soit impopulaire, comme on l’a vu en France avec les gilets jaunes. Or la mesure qui a déclenché cette révolte n’était pas une vraie taxe carbone. Elle ne concernait que les produits pétroliers et, surtout, il n’était pas prévu de dédommager les ménages à bas revenus qui dépendent de la voiture individuelle pour leur déplacements quotidiens. Mais au-delà de cette erreur pathétique, les gouvernements sont sous la pression des nombreux groupes d’intérêt qui ont beaucoup à y perdre. Des pans entiers de l’économie sont appelés à fondre, voire à disparaître. De nombreuses entreprises « sales » pourraient être sérieusement menacées. Leurs employés n’en veulent pas. Les régions où certaines de ces activités sont concentrées n’en veulent pas. De plus, les conséquences financières seront lourdes, et c’est cela, et cela seul qui concerne les banques centrales. Leur réponse est la bonne : elles veilleront à contenir l’impact sur les marchés financiers. Ce partage des tâches correspond à la séparation des pouvoirs institutionnels. Il implique que les gouvernements prennent, enfin, leurs responsabilités, ce qu’ils aiment dire mais qu’ils évitent soigneusement de faire car ce n’est jamais le bon moment.