Michael Walzer et le retour des fondamentalismes edit

Nov. 2, 2024

Michael Walzer, philosophe politique, justement reconnu par ses pairs parmi les plus remarquables, membre du fameux Institute for Advanced Study de Princeton, publie un court texte, issu de conférences, qui relève le « paradoxe » des libérations nationales[1].

En analysant les traits communs aux revendications des militants indépendantistes de l’Algérie contre la colonisation française, à celles des indépendantistes indiens contre la domination britannique et aux sionistes qui entendaient libérer les juifs du sort qui était le leur dans les empires européens et turc en fondant l’Etat d’Israël, il décrit les caractéristiques communes à ces « libérations nationales ». Il n’ignore pas les différences dans les conditions historiques qui marquèrent le processus de ces constructions nationales, mais il entend montrer que, dans chacun de ces cas, l’aspiration à la « libération » était portée par des militants laïcs, agissant au nom de l’indépendance des peuples et de l’ambition de construire un pays moderne et démocratique, animés par un rêve socialiste ou socialisant. Les programmes du Conseil national indien, du FLN et des sionistes était fondamentalement laïques. Ceux qui menaient le combat avaient été formés dans le monde intellectuel et politique du colonisateur ou de l’empereur et ils empruntaient au monde européen, alors dominant, leurs revendications d’indépendance. C’était le cas de Nehru, diplômé de l’université britannique, ou de Ben Bella issu du monde académique français ; quant à la majorité des sionistes, ils participaient à la culture germanique de la « Mitteleuropa ». Or, deux ou trois générations après celle des libérateurs, ces pays reviennent à un fondamentalisme religieux, hindouiste, musulman ou juif. Les Hindous extrémistes persécutent avec violence l’importante minorité (100 millions) de musulmans et refusent en fait de leur accorder les droits du citoyen. L’islam est devenu la religion civile d’une Algérie où les chrétiens et les juifs n’ont plus de place. Les suprémacistes juifs considèrent que la terre de la Cisjordanie fut donnée par Dieu aux Hébreux et refusent toute négociation à ce sujet.

Comme tous les écrits de Michael Walzer, le texte qu’il juge lui-même « bref » et « schématique » suscite la réflexion et le lecteur est tenté de prolonger les analyses qu’il propose.

Malgré les traits communs à la colonisation européenne, les politiques suivies et leurs conséquences ne furent pas les mêmes. Les Anglais, peu nombreux, contrôlaient l’immense continent indien en s’appuyant sur une élite dont les meilleurs étaient formés dans les grandes universités des îles britanniques. Le pays était l’héritier d’une grande civilisation à laquelle les administrateurs et les commerçants anglais restaient volontairement étrangers. Les chefs nationalistes du parti du Congrès luttaient pour instaurer d’une démocratie laïque inspirée par le modèle du colonisateur. L’Algérie, en revanche, devint rapidement une colonie de peuplement, où les colonisés étaient affaiblis par leurs divisions. Les militants algériens, anciens étudiants des universités françaises, nourrissaient un rêve de socialisme proche du modèle communiste, certains d’entre eux avaient d’ailleurs reçu une formation à Moscou. La fin de la colonisation fut digne en Inde, elle fut violente et tragique en Algérie. Quant aux sionistes, ils se définissaient eux-mêmes en opposition au pouvoir rabbinique qui s’exerçait sur les populations de la zone de résidence de l’empire tsariste et contre la culture de l’exil élaborée depuis des siècles avant l’ère chrétienne et à leur sujétion politique. Ils voulaient construire le socialisme en Eretz Israël. Ce que résume Michael Walzer par la formule : le sionisme s’opposait au judaïsme.

Quelle que fût la rupture d’avec la situation d’origine, le retour de fondamentalismes religieux aujourd’hui rappelle qu’on ne construit pas une nation à partir de la seule volonté civique. La nation est indissolublement « ethnique », c’est-à-dire historique, et civique. Ethnique en ce que les individus ne sont pas seulement des citoyens, mais des individus historiques définis par une histoire, des croyances et des cultures particulières. La nation démocratique ne peut ignorer ces particularismes, son Idée consiste à les transcender par la citoyenneté commune. Toutes les nations démocratiques sont à la fois « ethniques » en ce sens et civiques par leur principe de transcendance. On est également citoyens quelles que soient ses croyances et ses origines. Les démocraties ont pour projet et pour sens de reconnaître les particularismes et de construire une société de citoyens sans négliger leurs enracinements historiques et religieux. L’indépendance nationale ne peut que s’inscrire dans l’histoire des peuples.

S’agissant des nations nées des « libérations nationales », un ouvrage classique de 1963, Old Societies and New States, dirigé par le grand anthropologue Clifford Geertz, collègue à l’Institut de Princeton et ami de Michael Walzer (le livre est dédié à sa mémoire), l’avait bien montré[2]. Les auteurs s’interrogeaient sur la possibilité de faire naître, dans les « vieilles sociétés », une démocratie de style occidental, ce qui suppose la construction d’un domaine public, où se tissent les liens civiques transcendant les particularismes. Or, malgré la puissance du modèle occidental à l’époque – c’était le temps des indépendances des anciens pays colonisés –, ils constataient la force des liens et des modèles de comportements autochtones. Les liens qu’ils qualifiaient de primordiaux, nés des relations familiales, ethniques, religieuses, historiques préexistantes donnaient à ces « vieilles sociétés » des institutions, des croyances et des solidarités que les « nouveaux États », sur le modèle européen, ne pourraient surmonter qu’avec de longs efforts – à supposer que les « libérateurs » le veuillent, ce qui ne paraissait pas acquis. Ils nous rappellent que les attachements ethniques, vécus comme naturels, sont plus profondément intériorisés que les liens civiques promus par la promesse démocratique.

L’évolution récente confirme les analyses des anthropologues des générations précédentes. D’autant que l’évolution du monde rend moins attirant le modèle occidental et que les anciennes colonies qui se sont construites contre le colonisateur manifestent souvent à son égard opposition et ressentiment.

Il faut ajouter que le retour des fondamentalismes religieux, justement relevé par Michael Walzer, n’est pas propre aux nations issues des « libérations nationales ». Le phénomène est plus ample. En Europe même, le lieu de naissance de l’idée démocratique et de la séparation du politique et du religieux, on assiste à des retours de ce type, non seulement dans les pays qui furent soumis à l’empire soviétique, la Hongrie ou la Pologne (aujourd’hui contenu à la suite des plus récentes élections), mais dans des démocraties aussi assurées que la Suède et les Pays-Bas. Le nombre des catholiques fondamentalistes s’accroît aux Etats-Unis et au Brésil. Les exemples pourraient être multipliés.

La démocratie n’impose pas le sens à donner à l’existence humaine, elle en laisse la responsabilité à chacun de ses membres. C’est une forme d’émancipation, mais cela peut nourrir le sentiment du vide. L’affaiblissement de l’adhésion aux institutions qui la font vivre et lui donne un sens effectif laissent la place au retour à des convictions anciennes ou à la découverte de convictions nouvelles, que leur ancienneté ou leurs affirmations rendent rassurantes, elles donnent un sens au mal et au malheur du monde et des destins individuels. Quand s’affaiblit le civisme dans les plus vieilles démocraties, quand il tarde à s’établir dans les nouvelles, quand il n’est qu’une façade garantissant le pouvoir des gouvernements en place, les fondamentalismes, sous leur forme religieuse ou politique, s’exprime alors avec toute la force de leur simplicité et de leurs exigences. Les individus n’ont plus la responsabilité d’être libres.

[1] Michael Walzer, Le Paradoxe des libérations nationales, PUF, 2024 (éd. originale, 2015).

[2] Clifford Geertz (dir.), Old Societies and New States, New York, The New Press, 1963.