Le transclasse est-il si rare et si malheureux? edit

29 mars 2023

Transclasse : cette suave expression désigne celui ou celle qui s’est éloigné(e) de ses origines sociales pour intégrer un autre milieu, souvent à la suite d’une réussite scolaire. Son parcours prend valeur romanesque, en raison des épreuves qu’il faut traverser pour s’extraire de sa condition. Ces situations sont-elles pourtant si exceptionnelles ? Les travaux récents de l’INSEE sur la mobilité intergénérationnelle conduisent à nuancer la vision d’une société cadenassée dans la reproduction sociale. Le transclasse ne semble pas aussi oiseau rare que le prétend le discours habituel sur les inégalités : qui n’en a jamais connu comme voisin de palier ou comme collègue ? Ou qui ne l’est pas ? D’où vient cette ténacité à vouloir occulter les mobilités internes de la société française et quelle est son efficacité politique ?

Une société figée?

Rappelons la définition du transclasse posée par Chantal Jaquet et Gérard Bras, dans leur livre paru en 2014 sur La Fabrique des transclasses : le transclasse « englobe toutes les figures de passage et de migration d’une classe à l’autre, sans préjuger de leur positivité ou de leur négativité. (…) Peut être dit transclasse dans une société donnée quiconque a quitté sa classe d’origine et vu son capital économique, culturel et social changer, en tout ou partie ; enfin ce concept s’applique quelle que soit l’amplitude de la trajectoire sociale. » Une telle définition, prise au pied de la lettre[1], interpelle beaucoup de monde et brise l’image du transclasse comme un être d’exception. Si l’on songe aux bouleversements économiques, géographiques, culturels et technologiques qui ont traversé le monde moderne depuis l’après-guerre et à la diversification des emplois et l’élévation des niveaux de qualification et de diplômes qui l’ont accompagnée, comment ne pourrait-il pas y avoir une certaine fluidité ?

Nul ne niera qu’avoir un père (ou une mère) cadre supérieur ou haut diplômé, ou qu’appartenir à une famille de l’élite, est un facteur favorable et prédictif pour devenir soi-même cadre sup ou surdiplômé, ou pour rejoindre les rangs de l’élite, et donc qu’une dynamique de reproduction est à l’œuvre. Y a-t-il une seule société avancée où la force inverse existe – sauf lors des processus révolutionnaires, type prise du Palais d’hiver ou révolution culturelle chinoise, lorsque les vainqueurs politiques proclament l’abolition des privilèges, des titres et des statuts. La relative fluidité existant d’une génération à l’autre est dès lors mesurable par plusieurs biais : les données générales de mobilité ascendante ou descendante, la profession du fils par rapport à celle du père ( ou de la fille par rapport à celle de la mère), ou le niveau de diplôme du fils (par rapport à celui du père ou de la fille). Les données abondent, donnons seulement quelques éclairages.  

Première clef d’entrée : la mobilité intergénérationnelle père/fils. Ici il est difficile d’arguer platement de la société figée, puisque les mobilités montantes et descendantes du fils par rapport au père sont bien établies. Plus de quarante ans de relevées statistiques montrent ainsi que le nombre de personnes en mobilité ascendante est relativement stable (autour de 25-28%) et que celui des personnes en mobilité descendante, quoique de plus faible amplitude (15% en 2015), a doublé depuis 1977.

La profession du fils par rapport au père[2] atteste aussi que la loi de la reproduction n’est pas d’airain. Ainsi si le fils d’un cadre ou profession intellectuelle a 50% de chances de devenir cadre ou d’exercer une profession intellectuelle, il peut aussi dans 25% des cas embrasser une « profession intermédiaire » et, dans 11% des cas, devenir ouvrier ou employé qualifié. Parallèlement, si un fils d’ouvrier ou employé qualifié a 41% de chance de devenir à son tour ouvrier ou employé qualifié, il a aussi 14% de chances de devenir cadre ou d’exercer une profession intellectuelle supérieure. Deux choses apparaissent alors : un fils de cadre a quatre fois plus de chances de devenir cadre que le fils d’un ouvrier, le milieu d’origine influe puissamment ; mais un fils de cadre n’a qu’une chance sur deux de devenir cadre et dans 50% des cas il exercera une profession différente et le plus souvent inférieure à celle de son père. Pour le dire autrement, une partie des cadres est composée de fils et filles issus d’autres univers sociaux, de niveau inférieure ou différent de celui des cadres : par exemple 30% des fils de « profession intermédiaire » deviennent cadre ou profession intellectuelle, ce qui n’est le cas que pour 14% des fils d’ouvriers ou employés qualifiés. Point important : le plus souvent les changements de statut professionnel entre le père et le fils s’effectuent entre les statuts contigus (un fils d’ouvrier non qualifié qui devient ouvrier qualifié, un fils de cadre qui devient « profession intermédiaire ») plutôt qu’entre statuts extrêmes – le fils d’un ouvrier non qualifié n’a que 9% de chance de devenir cadre supérieur. La distance sociale franchie mérite d’attirer davantage l’attention évidemment que le saut, entre père et fils, d’une catégorie proche à l’autre.

Proposons un dernier prisme : celui du niveau de diplôme des enfants en fonction de celui de leurs parents[3]. Sur ce terrain, le déterminisme scolaire est particulièrement marqué, c’est même l’indice sur lequel s’appuient les théoriciens de la société fermée : mais il n’est pas absolu. Lorsqu’on a des parents peu diplômés on a 73% de risques de ne pas atteindre un niveau supérieur au bac, alors que ce risque n’est que de 22% lorsqu’on est issu d’une famille où un des parents possède un diplôme d’étude supérieure – et dans ce dernier cas, on a 20% de chance d’atteindre un niveau bac + 2, 24% d’atteindre un niveau bac + 3 ou 4, et 34% d’atteindre un niveau bac + 5. La corrélation entre le niveau de diplôme des parents et celui des enfants est très nette pour les nouvelles générations des bac + 5 : 5% de bac + 5 quand les parents sont peu diplômés, 10% quand un des parents a un diplôme d’études secondaires, et enfin 34 % quand un des parents a un diplôme d’études supérieures, comme nous l’avons vu[4]. Là encore on constate une certaine perte en ligne : le niveau élevé de diplôme des parents ne garantit pas à coup sûr aux enfants de poursuivre des études longues.

Ainsi un nombre non négligeable d’individus arrivent à échapper aux mailles du déterminisme social, presqu’exclusivement grâce à l’école ou en dépit de l’école. Cerner les transclasses, dont l’ensemble est certes minoritaire, mais non minuscule, revient à s’écarter de l’idée que les puissants écrasent toujours les faibles, que l’ascenseur de la mobilité ascendante est bloqué (on observe une récurrence de la mobilité ascendante), que le destin des individus est scellé quoiqu’ils fassent, sauf miracle. Engager cette exploration permet aussi de mettre en évidence un sentiment montant : celui du déclassement, soit parce que l’individu n’a pas suivi, en matière de réussite scolaire, la trajectoire de ses parents, soit en raison de la dévaluation des diplômes dans un contexte d’explosion des titres délivrés.

Un regard rivé sur le Roi ou sur les 1%

Pourquoi l’image de la reproduction sociale a-t-elle pris un tel poids dans les représentations communes et les discours politiques, au point que tous les partis, de droite comme de gauche, ne cessent de la brandir comme un mantra ? Les chiffres toujours avancés pour argumenter de cette reproduction sont ceux qui concernent l’élite dirigeante : membres des Comex des grandes entreprises, têtes des administrations publiques et des cabinets ministériels, leaders politiques, soit les quelque 1% d’individus qui occupent les fonctions de direction de la société ou qui sont destinés dans l’avenir à les occuper. En France ce cercle recrute dans des microcosmes socialement fermés et sa composition se renouvelle peu d’une génération à l’autre, indépendamment de la couleur politique de l’exécutif. Les 99% restants intéressent peu les médias et le grand public qui, eux, ont l’œil rivé sur le Roi dans ses habits du 21e siècle. Lire Gala est plus exaltant que de se plonger dans les publications de l’INSEE.

Ces postes, en effet, concentrent un pourcentage élevé d’anciens élèves d’écoles prestigieuses et d’enfants issus de familles à fort capital culturel et économique, des milieux mus souvent par une ambition élevée pour leurs enfants et chez lesquels on ne lésine pas sur les moyens pour parvenir à ses fins. On cite toujours l’ENA (69% d’enfants issus des milieux cadres supérieurs et professions intellectuelles, Polytechnique, 63%, ou dans une moindre mesure les écoles de commerce, 52%)[5]. Ainsi, de même que le discours économique est construit sur une obsession des plus riches (les fameux 1%), le discours social se focalise aussi sur les 1% qui vont occuper les fonctions du pouvoir dirigeant. Et pourtant même ce cénacle accueille quelques boursiers en particulier dans les sphères politiques !

La représentation d’une société perçue à travers le prisme des 1% passe par pertes et profit ce qui s’opère en deçà -où les mouvements de mobilité ascendante et les déclassements sont plus fréquents qu’on l’imagine. Cette vision pessimiste à l’excès écrase les notions d’efforts, d’engagement, de dons et des qualité personnelles et finalement fait boire aux écoliers un philtre puissant pour le découragement : le mérite scolaire n’existerait pas et ne serait que l’habillage d’une position sociale.

Conclusion

L’image du transclasse transmise par la littérature comme un héros (ou une héroïne si l’on se réfère aux romans d’Annie Ernaux) aux larmes amères, déchiré entre deux milieux, honteux de ses origines, et finalement jamais réconcilié avec lui-même, capte-elle une vérité sociale dans une société reconfigurée par le boom éducatif et où les mouvements ascendants et descendants sont plus communs qu’on le dit ? Le transclasse est-il véritablement voué à être une âme malheureuse ou cette image est-elle seulement une projection romancée, toute légitime évidemment dans le domaine de la littérature, qui érige le franchissement des frontières sociales en miracle individuel ? De fait, dans l’étude des transclasses il faut prendre en considération l’amplitude de la trajectoire opérée, comme nous l’avons souligné. Si beaucoup de franchissements de classe épousent le mouvement de la société (la croissance des diplômes d’études supérieures et des postes d’encadrement et d’expertise), certains relèvent plus véritablement de la performance : notamment, pour les transclasses nés dans des milieux « hors classe », dans des univers anomiques, marqués par l’extrême pauvreté, avec des familles cabossées ou dysfonctionnelles, où l’idée de la promotion par l’école ne figure nullement à l’horizon -dans le fil des récits de Kerry Hudson (Basse Classe), J. D Vance (Hillbilly Elegy), ou Norbert Alter (Sans classe ni place), et de bien d’autres auteurs. Mais dans ces cas-là, ce sont moins les larmes amères qui sont versées par ces protagonistes, que le soulagement, la fierté d’avoir réussi à déjouer un sort de départ aussi funeste. « La sociologie doit être critique. Soit. Mais elle doit dévoiler aussi des sources d’espoir » dit sagement Norbert Alter dans un entretien sur son livre.

[1] Ainsi, pourrait-on en déduire, le boursier fils d’agriculteur devenu instituteur, l’ouvrier ayant grimpé dans l’échelle de l’entreprise jusqu’à un poste de cadre, l’enfant pauvre ayant réussi un concours difficile de la fonction publique à force de persévérance scolaire, le gamin de banlieue reconnu comme artiste, tous ces profils peuvent entrer dans cette catégorisation.

[2] France, Portrait sociale, édition 2020, Mobilité sociale, Destinées sociales pour les hommes selon la catégorie sociale du père en 2019, Insee, paru le 3 décembre 2020, https://www.insee.fr/fr/statistiques/4797592?sommaire=4928952 (voir aussi Insee Première n°1739).

[3] France Portrait social 2020, Diplôme le plus élevé selon le diplôme des parents et l’origine sociale en 2014-2015. Donnée établie sur les CSP de 25-44 ans de 2014-2015.

[4] Selon un traitement statistique effectuée par l’Observatoire des inégalités sur des données de l’Education nationale de 2014-2015 41 % des élèves de 6 ème dont un des parent est cadre atteignent le niveau bac + 5, 38 % pour ceux dont un des parent est enseignant, et 7 % pour ceux dont un des parent est ouvrier qualifié (donnée citée dans Monique Dagnaud, Jean-Laurent Cassely, Génération surdiplômée, ed Odile Jaco 2021).

[5] Stéphane Beaud, Mathias Millet, La réforme Macron de l’Université, La Vie des Idées, 20 février 2018, données 2014-2015.