L’aspirational class ou l’ethos des nouvelles élites américaines edit
Que font les nouvelles élites américaines de leur argent? Comment vivent et consomment ces adultes éduqués, dotés de parchemins universitaires prestigieux, occupant dans la sphère du travail des postions managériales ou professionnelles qui leur permettent de figurer parmi les 10% les plus riches? La sociologue Elizabeth Currid-Halkett[1] mobilise une artillerie de données pour capter l’essence et les dépenses de ce qu’elle nomme l’aspirational class, une expression souvent traduite par « la classe ambitieuse ». L’ambition, en français, étant dotée d’une connotation subtilement péjorative, pour ma part, je préfère le terme de classe en quête d’épanouissement personnel – une aspiration qui se lit à travers son ethos du quotidien. De fait, si ces élites sont ambitieuses, c’est surtout par leur désir de tendre vers « la bonne vie ».
Les codes de la distinction: un travail épanouissant et des consommations qui maximisent les potentialités intellectuelles et relationnelles
Elizabeth Currid-Halkett vise à adapter au monde contemporain les théories de Thorstein Veblen sur les signes de distinction de la classe dominante. Alors qu’au début du 20e siècle, la dite leisure class affichait la supériorité de son statut par l’oisiveté et par son goût pour des biens d’un luxe ostentatoire, qu’en est-il aujourd’hui ? Et bien, précisément, c’est tout le contraire. Les plus riches mettent en scène leur investissement dans le travail, qui se veut épanouissant et si possible à finalité sociale. Surtout, ils cultivent un style de consommation discret où les achats tapageurs comme les vêtements de luxe, les automobiles, les bijoux, les montres, les sacs de marque, les produits électroniques chers passent derrière le rideau et comptent carrément moins que les dépenses consacrées aux biens immatériels : celles qui nourrissent l’âme et améliorent les compétences culturelles et relationnelles de chacun. Contrairement aux fantasmes des transhumanistes, pour ces premiers de la classe, l’homme augmenté n’est pas le cyborg au crâne serti de capteurs qui vont dynamiser ses capacités mentales, c’est l’individu qui démultiplie les expériences humaines pour s’enrichir intrinsèquement.
Exploitant les statistiques de consommation aux Etats-Unis, la sociologue de l’Université de Southern California dévoile l’ethos de l’aspirational class. Pour les 1%, les 5% ou les 10% les plus riches, la part du budget consacrée à des dépenses à caractère ostentatoire (vêtements, voitures et équipement électronique) ne cesse de diminuer depuis 1996 en regard des autres catégories de dépenses pour des biens non matériels, comme l’éducation, la santé, le bien-être et les voyages, un sursaut qui s’est intensifié après la crise de 2008. En 2014, la part du budget consacré par les plus riches à des consommations visibles, on pourrait dire de type « show off », est à peu près la même que celle des classes moyennes[2] (17-18%) ; et pour les catégories populaires, la part de dépenses ostentatoires a proportionnellement augmenté, ce qui témoigne d’une certaine démocratisation de biens autrefois considérés comme de luxe.
En valeur absolue, toutefois, les riches continuent de dépenser davantage pour des biens matériels que le reste de la société, mais leurs préférences se tournent aujourd’hui vers des consommations à finalité existentielle, renforçant ainsi la ligne de démarcation symbolique qui les sépare des autres. Ainsi en 2014 les dépenses des catégories supérieures pour ces nourritures de l’esprit représentent entre 17% et 23% de leur budget, soit 80% de plus que la moyenne nationale. En contraste, les classes moyennes dépensent autour de 9% de leur budget dans des consommations immatérielles. Chiffre éclairant : alors qu’entre 1996 et 2014 la part des dépenses dans l’éducation a augmenté de 60% pour l’ensemble des Américains, celle des plus riches a crû de 300%. Une lacune du livre réside dans le fait qu’il ne fournit pas de données détaillées sur les dépenses dans le logement – et rien sur les résidences secondaires. On y apprend toutefois que pour l’ensemble des ménages la part financière dévolue au logement est homogène en fonction des catégories sociales et assez stable -globalement elle passe de 30% en 1996 à 33% en 2014. Précision utile pourtant : pour les riches, la part des revenus consacrés au logement a peu varié alors qu’elle a plutôt crû récemment pour les classes moyennes et les bas revenus, ce qui expliquerait leur modération à dépenser pour des consommations immatérielles.
Quels sont ces postes de dépenses en radicale augmentation chez les plus riches ? D’abord, l’éducation, la santé, la protection sociale et les retraites (aux Etats-Unis tous ces domaines sont particulièrement onéreux, et, en l’absence d’un Welfare efficace, ils creusent les inégalités) ; tout ce qui relève de l’amélioration de soi (sports de bien-être, fréquentation des équipements culturels – on les désigne comme des « cultural omnivores » – et apprentissage d’activités expressives et artistiques) ; les voyages qui procurent des expériences humaines (autrement dit, Airbnb plutôt que des hôtels de luxe, ou des expéditions originales, comme des treks ou des excursions hors des lieux du tourisme de masse) ; les services qui rendent la vie plus facile (personnel pour le ménage, nounous, livreurs à domicile), en somme l’achat de temps disponible qui permet de se consacrer à des activités récréatives et intellectuellement gratifiantes.
Un modèle éducatif teinté de rousseauisme
Dans ce mouvement, l’aspect le plus spectaculaire concerne le soin envers l’éducation des enfants. Ce modèle éducatif original commence avant la naissance et se source dans des études anthropologiques valorisant la proximité physique mère/enfant le plus longtemps possible – la culture hippie subsiste dans les esprits. Cours de yoga et cours sur la parentalité, injonction à l’allaitement au sein à la demande (six mois exclusivement au sein et au moins un an en allaitement mixte recommande l’Académie américaine de pédiatrie), incitation à garder le plus possible le nourrisson contre soi et à le faire dormir dans la chambre des parents (un pédiatre dogmatique, sans doute peu écouté, recommande cinq ans !). Tous ces préceptes rousseauistes, en vogue dans une moindre mesure en Europe aussi, sont appliqués avec zèle chez les parents appartenant aux classes supérieures car, dans ces milieux, les conditions de vie et de travail le permettent. Notamment, dans les entreprises de pointe, les femmes cadres supérieures bénéficient de congés payés de maternité bien meilleurs qu’ailleurs et le monde professionnel adhère à cette conception de la « bonne » maternité : ainsi Sheryl Sandberg, numéro deux de Facebook, a pu sans problème pratiquer l’allaitement maternel sur son lieu de travail. La suite du parcours éducatif est à l’avenant. Les parents de milieux privilégiés consacrent de plus en plus de temps à leur progéniture, notamment en favorisant l’expression de l’enfant pour qu’il développe son autonomie, aiguise sa capacité d’argumentation, enrichisse son vocabulaire et teste ses aptitudes sociales. Ils dépensent aussi de plus en plus d’argent pour des apprentissages dans la sphère de l’accomplissement de soi et de la socialisation (cours artistiques, fêtes goûters, voyages, visites culturelles, etc.) : « les parents de l’aspirational class conçoivent leurs enfants comme des projets en développement, et mettent en œuvre un modèle éducatif qui maximise ses chances de succès pour l’avenir». Ce projet éducatif, concocté dans les milieux élitistes des sociétés avancées et en voie de diffusion auprès des classes moyennes, prend aux Etats-Unis un tour extrême en raison du coût élevé de l’Université et de la sélection impitoyable qui y règne. Rester dans l’aspirationnal class se mérite.
Des marques et des produits auréolés de la culture du partage
L’élite américaine succombe toutefois à la consommations ostentatoire pour certains produits et certaines marques : celles qui font résonner les valeurs d’authenticité et la profondeur éthique. Ainsi, même si Starbucks (13 000 débits aux Etats-Unis) se pare de l’image du commerce équitable, on lui préférera la marque Intelligentsia (neuf lieux de débit essentiellement dans des grandes villes), qui propose un café bien plus cher, mais pratique une relation directe avec les agriculteurs, les rémunère davantage et les implique dans la sélection des graines selon leur qualité et leur parfum. Il en est de même pour la plateforme numérique Etsy qui permet à des artisans de vendre directement des bottes faites à la main, des bijoux, des bougies, des vêtements vintage et tout un ensemble d’autres produits. On peut multiplier les exemples. Nourriture bio et objets artisanaux échappant aux logiques industrielles dessinent un mode de consommation reposant sur le lien de partage entre producteurs et acheteurs, et la promesse d’un acte chargé de valeurs humaines positives. Dans l’esprit de cette classe issue de la méritocratie scolaire, la recherche du profit maximum par le capitaliste doit céder un peu de terrain aux injonctions en faveur du bien commun, et donc se limiter à un profit modéré, souligne la chercheuse. Touches par touches, celle-ci s’emploie à cerner les signes par lesquels l’aspirational class tente de se construire une image de vertu dans la sphère de la consommation.
Les choix décrits dans ce livre révèlent une quête de la bonne vie, réfléchie et tempérée dans ses désirs et ses agissements, manifestant un fond très aristotélicien. Ils signalent l’aboutissement de l’ascension des valeurs post-matérialistes opposées aux valeurs matérialistes dans les sociétés avancées, une révolution silencieuse dont les travaux de Ronald Inglehart offrent témoignage depuis quarante ans.
Ce livre a le mérite d’enrichir de données chiffrées les réflexions sur la « New Class ». Dès les années 80, Daniel Bell ou Alvin Gouldner avaient bien noté les aspirations et le système de pensée de ces fraîchement sortis de l’Université, une fraction de la société que des travaux du début des années 2000 nommeront les « créatifs culturels » (Paul H. Ray et Sherry Ruth Anderson), la classe créative (Richard Florida), ou les bobos in Paradise (David Brooks). Hédonisme de bon aloi, optimisation des ressources personnelles de chacun et principes éthiques : pour ces nouvelles élites, la réussite s’habille de bien plus d’exigences que de la simple récompense en terme de finances ou de statut, elle se traduit par la mise en application d’un ethos de vie. Retranché dans sa tour d’ivoire des bonnes pratiques et se positionnant avec une certaine supériorité morale, ce groupe social composé des 10% les plus riches a creusé un véritable fossé culturel avec le reste de la société – un fossé sans doute plus béant et plus infranchissable que celui produit par l’argent.
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[1] Elizabeth Currid-Halkett, The Sum of Small Things: A Theory of the Aspirational Class, Princeton University Press
[2] Revenus du 6e au 9e décile.