Ronald Inglehart et les transformations culturelles du monde edit

20 mars 2019

Les Presses universitaires de Grenoble ont eu l’heureuse idée de traduire et de publier en français le dernier ouvrage de Ronald Inglehart[1] dont les travaux sur les transformations culturelles, à partir des riches enquêtes sur les valeurs dont il fut le promoteur, forment la base empirique. Un de ses plus fameux ouvrages, The Silent Revolution, avait été également traduit et publié en France sous le titre La Transition culturelle dans les sociétés industrielles avancées (Economica, 1993).

La thèse post-matérialiste

Ronald Inglehart creuse toujours le même sillon, mais en s’appuyant évidemment sur des données nouvelles et plus récentes. Rappelons en quelques mots sa thèse centrale, celle de l’émergence du « post-matérialisme ». Cette thèse suppose qu’avec le développement économique, les individus attachent moins d’importance à la sécurité matérielle et adhèrent progressivement à des valeurs qui mettent en avant le sentiment d’appartenance, l’autonomie individuelle et l’expression de soi. Ces valeurs se répandent avec le renouvellement des générations sous l’hypothèse que la structure de base de la personnalité tend à se cristalliser au moment de la jeunesse et se modifie peu par la suite. Les individus qui naissent dans une société d’abondance (au moins relative) adhèrent donc naturellement aux valeurs post-matérialistes et finissent par prendre la place des anciennes générations matérialistes qui disparaissent peu à peu.

Cette thèse est portée par un optimisme évolutionniste. Le développement économique se généralisant, les valeurs post-matérialistes et avec elles les valeurs démocratiques qui leur sont liées (car les besoins d’expression de soi et d’autonomie individuelle sont antinomiques à l’autoritarisme politique) devraient se répandre dans monde.

Limitée au monde occidental et sur la période du début des années 1970 à la fin des années 1980 (qui formait la base empirique du premier livre), la thèse d’Inglehart est assez convaincante. Le renouvellement générationnel semble bien avoir fait évoluer les valeurs dans le sens qu’il décrit. D’autres travaux sur les valeurs en France et en Europe, menés sous l’égide du groupe ARVAL qui pilote les enquêtes Valeurs en France, montrent d’ailleurs ce développement continu des valeurs que d’autres chercheurs ont appelé « libéralisme culturel » ou ont caractérisé par l’expression « d’individualisation des valeurs ». Une indication parmi d’autres de cette évolution est la croissance spectaculaire de la tolérance à l’égard de l’homosexualité. Une autre est la reconnaissance grandissante de l’équivalence des rôles sexués.

Cette évolution a d’ailleurs contribué à progressivement faire converger les valeurs des différentes classes d’âge. En effet les jeunes des années 1960, qui ont les premiers contribué à la révolution des mœurs, ont conservé de cette socialisation initiale un ethos libéral qui a été peu entamé par le vieillissement. Et cette tendance s’est confirmée pour les générations suivantes. De ce fait les clivages de valeurs selon l’âge sont aujourd’hui très faibles et les valeurs ont convergé vers un point d’équilibre dont ne sont exclues aujourd’hui que les personnes très âgées.

Mais revenons au dernier livre d’Inglehart. L’auteur cherche évidemment à vérifier la solidité de sa thèse avec des données comprenant des enquêtes plus récentes et surtout étendues à une grande diversité de pays. Le résultat est-il convaincant ? À moitié seulement, pour une raison principale.

Ronald Inglehart apporte des nuances à sa thèse initiale en reconnaissant que des zones culturelles homogènes définies notamment par des croyances religieuses profondément ancrées dans l’histoire et la culture de ces sociétés sont résistantes au changement. Cependant, il est persuadé que le développement économique est le facteur-clef qui finira par faire tomber ces barrières culturelles.

Les cas atypiques des pays musulmans et de la Chine

C’est sur ce point que sa thèse ne convainc pas complètement. En l’état actuel, et d’après les données mêmes que l’auteur mobilise, de nombreux pays restent extrêmement éloignés des valeurs séculières rationnelles comme des valeurs d’expression de soi qui, selon sa thèse, doivent se répandre avec l’industrialisation (pour les premières) puis avec une étape plus tardive de la modernisation (pour les secondes). Et rien ne prouve, sinon un acte de foi évolutionniste, que le développement économique suffira à les faire éclore.

De ce point de vue, Ronald Inglehart reste très (trop) discret sur deux aires culturelles : les pays musulmans et la Chine. Les premiers, ceux notamment que l’auteur appelle l’Afrique islamique dans un de ses graphiques (p. 70) restent extraordinairement éloignés tout aussi bien des valeurs séculières que des valeurs d’expression de soi et des normes de choix individuel. Sur le graphique de la page 130 du livre qui montre le classement des pays sur ces normes de choix individuel (concernant l’acceptation de l’égalité des sexes, du divorce, de l’avortement et de l’homosexualité) l’ensemble des pays musulmans enquêtés, très dispersés sur le plan géographique (Iran, Arabie Saoudite, Bengladesh, Pakistan, Maroc, Algérie, Malaisie, Qatar, Jordanie, Egypte, Turquie, Indonésie, Azerbaïdjan) mais réunis par leur adhésion commune à l’islam, se trouvent tous au plus bas sur l’indice mesurant l’acceptation de ces normes. Ils forment un groupe homogène qui se démarque nettement des autres pays. Beaucoup de ces pays musulmans sont pauvres, mais pas tous. Le Qatar a le PIB par habitant le plus élevé de la planète ! Et l’Arabie Saoudite se situe juste derrière les Etats-Unis. Les habitants de ces deux pays ne sont donc certainement pas préoccupés par des questions de sécurité matérielle. Manifestement, ils n’ont pas pour autant adhéré à des valeurs post-matérialistes. Ronald Inglehart reste presque muet sur cette question de la résistance des pays de culture musulmane aux valeurs qu’ils considèrent comme « occidentales » et qui, dans l’esprit de leurs dirigeants et sans doute d’une grande partie de la population, n’ont aucune vocation à accompagner « naturellement » leur développement économique.

Quant à la Chine, Ronald Inglehart a cette formulation curieuse (p. 176) : « … bien que de nombreux observateurs se soient alarmés de la reprise économique en Chine, celle-ci a des implications positives sur le long terme. Derrière sa structure politique en apparence monolithique, les conditions sociales préalables à la démocratisation sont en train d’émerger et ont bien plus progressé que ne le réalisent beaucoup d’observateurs ». Le moins qu’on puisse dire est que si les « conditions sociales préalables » émergent, les signes tangibles de démocratisation (qui devraient accompagner le développement économique et les valeurs d’expression de soi qui en découlent selon la théorie d’Inglehart) demeurent ténus, sinon invisibles. Les derniers développements montrent plutôt un renforcement du contrôle de la société par le pouvoir politique qui prend la forme, assez terrifiante, de la surveillance algorithmique. Le programme de « crédit social » basé sur les réseaux sociaux et les caméras de surveillance intelligentes, se traduit déjà par une restriction de l’accès aux transports pour les citoyens « mal notés ». Surtout, rien n’indique que la société chinoise résiste fortement à cette évolution. Les Chinois se révolteront peut-être un jour, mais on n’en voit pour le moment aucune prémisse.

Une pente évolutionniste

Finalement, même s’il reste prudent et nuancé dans ses propositions, il me semble que Ronald Inglehart se situe bien dans les pas des théoriciens de la modernisation des années 1950-1960, tels que Daniel Lerner, Talcott Parsons ou Samuel Eisenstadt, qui considéraient que le passage des sociétés traditionnelles aux sociétés modernes (et occidentales) était un processus inéluctable qui devait se traduire par une convergence de l’ensemble des sociétés vers les valeurs de l’Occident. Ronald Inglehart prend bien en compte le fait que les cultures non occidentales ont une forte autonomie et ne changent que lentement, mais il semble néanmoins considérer que l’effet du développement économique les conduira vers la « modernisation culturelle ». Nous n’avons bien sûr aujourd’hui pas la preuve du contraire, mais des doutes grandissants se font néanmoins jour à ce sujet. Dans un travail (non publié) sur les valeurs au Maroc (fondé sur le même jeu de données des World Values Surveys), j’avais été frappé du fait que les Marocains pouvaient, en moyenne, adhérer largement aux valeurs de « modernisation économique » (entendue comme un monde organisé autour de valeurs rationnelles dans le domaine économique), sans renoncer en aucune manière aux valeurs traditionnelles en matière religieuse et dans le domaine de la vie privée. Ils étaient également plus réservés à l’égard de la démocratie.

L’idée évolutionniste simpliste que les pays non occidentaux rejoindront inévitablement les valeurs libérales et démocratiques sous l’effet du développement économique a conduit les pays occidentaux à bien des erreurs en pensant que l’on pouvait accélérer le processus par des stratégies d’influence menées sous diverses formes (dont parfois des conflits armés). Soyons juste avec Ronald Inglehart, il n’adhère certainement pas à des idées de ce genre. Mais son livre me semble suivre une pente évolutionniste qui peut y conduire.

 

[1] Ronald Inglehart, Les Transformations culturelles. Comment les valeurs des individus bouleversent le monde ?, préface de Pierre Bréchon, PUG, 2018.