Piketty et le Conseil constitutionnel edit
Dans une tribune publiée dans Le Monde daté du 10 avril dernier l’économiste Thomas Piketty suggère qu’il ne faudrait peut-être pas « trop attendre » du Conseil constitutionnel, auquel la Première ministre s’est adressée, de même que les oppositions, en vertu de la Constitution (article 61, alinéa 2) pour demander si la loi concernant entre autres un article sur la réforme des retraites est bien compatible, dans son contenu et surtout dans la procédure suivie à l’Assemblée, avec la Charte de la 5e République.
Ce qui est d’abord surprenant est le doute que l’article fait planer sur une institution de l’État qu’il faudrait protéger d’un débat partisan. Ce doute naitrait ici du soupçon que les membres du Conseil pourraient imposer « leurs propres préférences politiques sous le couvert du droit ». Comme si le droit, à l’instar des théorèmes mathématiques, pouvait fournir des réponses univoques à des questions qui sont forcément de nature politique, non seulement parce qu’elles proviennent du choix d’acteurs politiques, les élus, mais aussi du fait qu’une décision du Conseil, qui est désormais une véritable Cour constitutionnelle, est prise par un corps collectif. Celui-ci, avec l’aide d’un secrétariat juridique soucieux du respect des précédents judiciaires, délibère à partir d’un débat qui a lieu entre ses membres, qui ont certainement des opinions de nature politique différentes entre eux, comme aussi en matière d’interprétation du droit, L’idée que l’auteur de la tribune se fait du fonctionnement des cours de justice n’est donc pas très claire.
Les arguments que Thomas Piketty produit à l’appui de ses propres doutes renforcent les nôtres quant à sa compréhension du fonctionnement du contrôle de constitutionnalité. Les exemples tirés de l’histoire de la Cour Suprême américaine témoignent d’un comparatisme light, qui ignore les contextes historiques et politiques et les différences importantes entre institutions. Aux 19e siècle, dans une société profondément raciste comme les États-Unis de l’époque, où souvent les juges de la Cour Suprême étaient des propriétaires d’esclaves, il n’y avait rien de surprenant à ce que celle-ci ait maintenue la ségrégation des African-Americans. Il a fallu la présidence de F. D. Roosevelt puis la lutte pour les droits civils menée par Martin Luther King pour combattre le racisme, qui continue de caractériser aujourd’hui une partie de la société et de la culture américaine. Ce ne sont pas les Cours constitutionnelles qui peuvent à elles seules modifier radicalement une société ou produire une révolution culturelle. De même l’exemple de la décision Citizens United, qui scandalise beaucoup d’Européens car elle ne limite en aucune manière le financement privé de campagne électorale, est compatible avec une culture qui accepte le hate speech, mais aussi l’usage quasiment illimité de l’acquisition des armes à feu qui font un grand nombre de morts chaque année. Sans parler des différences radicales entre les cours constitutionnelles de pays comme ceux de l’Europe libérale, dont les membres sont nommés pour une période limitée (souvent neuf ans) tandis que ceux de la Cour suprême sont nommés à vie et sélectionnés de plus en plus couramment sur des critères de stricte fidélité partisane – que l’on pense à des cas bien connus comme ceux des juges Antonin Scalia et Ruth Bader Ginsburg – qui ne sont pas du tout comparables aux critères de sélection qu’on utilise en Europe. Ni Laurent Fabius, ni Alain Juppé n’ont un passé politique d’extrémiste.
Pour ce qui est du cas cité relatif à la Cour constitutionnelle allemande, mais aussi concernant les institutions européennes comparables, Thomas Piketty semble ignorer que les décisions de la Cour ne sont pas celle d’un individu, par exemple le juge Kirchhof, mais, dans le cas allemand, du collège de huit juges qui composent chacune des deux parties du Bundesverfassungsgericht. Ce n’est pas l’ancien président Debré qui décidait des questions soumises au Conseil mais le collège des neuf membres du Conseil par un compromis sur la proposition du juge rapporteur ou par un vote si le compromis n’était pas obtenu aisément. Je ne vois pas d’où l’économiste tire la conclusion que Debré imposait sa volonté sans arguments, comme si le Conseil était un mini parti stalinien où le chef peut dire comme le souverain absolu : c’est ce que je veux, et ma volonté est l’argument qui suffit !
Ce qu’on peut dire en revanche c’est que quelqu’un qui a des opinions politiques proches de celles de Thomas Piketty sera d’accord sur certaines décisions du Conseil et pas sur d’autres (il aime bien la décision allemande sur la fiscalité de 1999 et pas celle de 1995, et d’autres auront la préférence opposée !). En outre, si la Constitution permettait sans aucune ambiguïté de trancher toutes les questions du contentieux devant elle, ce qui n’est pas le cas comme le remarque Piketty lui-même, il n’y aurait simplement pas besoin d’une Cour pour interpréter la Constitution. Il suffirait d’un Parlement et d’une majorité. C’est exactement ce que demandent Benjamin Netanyahu et son ministre de la Justice en expliquant que si la Cour Suprême d’Israël casse ou modifie une loi, la majorité de la Knesset peut casser à la majorité la décision de la Cour. Dans ce cas il vaudrait mieux introduire en Israël un Senat, comme il en existe en France, qui peut faire ses remarques et ses propositions mais n’a pas de dernier mot. En tant qu’économiste ayant des opinions politiques bien marquées, l’auteur de la tribune a des idées sur le système d’imposition qui existe en France. D’autres économistes en ont d’autres. Que faut-il conclure de cela ? Thomas Piketty dit « qu’il ne faut pas trop attendre des juges constitutionnels », c’est-à-dire pas trop attendre qu’ils soient d’accord avec lui, mais c’est toujours le cas dans une société pluraliste. Il propose enfin un amendement constitutionnel. Pourquoi pas, mais son adoption exigerait une majorité qualifiée du Parlement… alors que pour l’instant il n’existe même pas une majorité pour voter la loi à l’Assemblée.
Sur la loi actuellement en examen devant le Conseil constitutionnel Thomas Piketty a une idée claire : elle « est contraire à l’esprit de la Constitution et mériterait une censure complète ». Mais il oublie que c’est au Conseil d’en décider et non pas aux citoyens, ni à une section du peuple, ni au Parlement, ou alors il faut changer de fond en comble la Constitution. Il ne s’agit pas de sacraliser le Conseil, mais de respecter la Constitution qui lui donne le dernier mot, en l’occurrence davantage sur la procédure que sur la substance de la loi. Ce qui n’empêche pas que les organes élus puissent revenir ultérieurement sur la question des retraites et introduire une nouvelle loi sur la base des résultats électoraux futurs.
La tâche du Conseil n’est pas de faire la loi, sauf de la casser en cas de violation évidente de la Constitution, mais de trouver (comme c’est le cas dans les saisines a priori) une manière de trancher, du moins provisoirement, un désaccord entre le Parlement et une partie de la société et de dire ce que la majorité peut faire sans aller trop loin (ce fut exactement la raison de l’introduction de la saisine parlementaire en 1974), et dans le respect des règles constitutionnelles, qui vont sous le nom de parlementarisme rationalisé – notamment l’article conspué 49.3. La décision qu’on attend plaira à certains et pas à d’autres. Seule une institution sacralisée, qui ne doit pas exister dans un État de droit, peut échapper à ce destin. Il faudrait en tout cas, pour le bien du pays, cesser de disqualifier l’ordre constitutionnel bâti en 1958. Et peut-être raisonner sine ira et studio sur un système politique qui ne semble plus en mesure de produire une majorité parlementaire, étant tiraillé entre deux extrémismes et incapable de compromis. Le parlementarisme rationnalisé avait été mis en place en 1958 précisément pour empêcher l’enlisement et l’impuissance du gouvernement dans des situation de ce genre.
L’auteur de la tribune rappelle aussi que le Conseil doit délibérer aussi sur le possible référendum d’initiative partagée concernant l’âge de la retraite, et il prétend que s’il devait s’y opposer il montrerait le « caractère inapplicable de la révision constitutionnelle de 2008 ». Or indépendamment du fait que le Conseil ne doit pas se prononcer sur les réformes constitutionnelles, on doit tenir compte d’un précédent important comme le rappelle un collègue constitutionnaliste : « Le Conseil précise, dans sa décision du 5 décembre 2013, qu’une proposition de RIP, comme n’importe quelle proposition de loi, ne saurait déroger à l’article 40 de la Constitution, c’est-à-dire avoir pour conséquence, soit une diminution des ressources publiques, soit la création ou l’aggravation d’une charge publique. On peut supposer que le choix de l’âge de 62 ans comme âge de la retraite a précisément pour objet d’assurer le respect de cette condition, puisqu’il s’agit de demeurer à droit constant et donc à budget constant ». On peut rappeler aussi que la Constitution italienne de 1948, rédigée par des antifascistes, certainement très hostiles à toute forme d’autoritarisme et de populisme, dans son article 75 alinéa 2, concernant les référendums, écrit : « Le référendum n’est pas admis pour des lois fiscales et budgétaires, d’amnistie et de remise de peine, d’autorisation de ratifier des traités internationaux ».
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