Le Conseil constitutionnel et la réforme des retraites edit

26 mai 2023

Les récentes décisions du Conseil constitutionnel relatives à la loi sur les retraites ont suscité nombre de commentaires, de la part notamment de juristes, qui ont porté à l’attention de l’opinion publique une institution de la démocratie constitutionnelle française dont on ne parle pas assez souvent, bien à tort.

Ces commentaires, comme il est inévitable et utile dans une société pluraliste, expriment des positions différentes au sujet du contenu des décisions en question : sur un spectre qui va de l’approbation au désaccord total. Elles manifestent les opinions politiques et doctrinales des auteurs qui ne sont pas forcément plus « neutres » que celles du Conseil. On ne voit d’ailleurs pas pourquoi elles le seraient, d’autant que les opinions d’individus peuvent être plus facilement biaisées que celles d’un collège de décideurs qui délibèrent avec l’aide d’un très compétent « service juridique » qui prépare le draft de la décision avec le(s) juge(s) rapporteur(s), en tenant compte notamment des précédents juridictionnels, s’il y en a. Néanmoins, grâce souvent à leur qualité, les commentaires des constitutionnalistes publiés dans la presse ont enrichi le débat sur le « gardien de la constitution » qu’il est important de poursuivre. Ce que l’on va essayer de faire en laissant de côté les positions les plus extrêmes et en se concentrant sur quelques aspects d’un débat qu’on ne peut toucher que brièvement dans un court article.

Les saisines, comme on le sait, ont été présentées par les oppositions parlementaires, mais aussi par la Première ministre. Cette dernière a activé le mécanisme originel de la saisine prévu par la constitution de 1958 ; saisine qui n’avait pas pour but de mettre en question une décision parlementaire que l’exécutif désapprouverait, car la loi en question provenait du gouvernement lui-même, mais pour montrer que l’exécutif, qui avait choisi de faire passer la loi grâce à l’article 49.3 de la constitution, demandait au Conseil de vérifier que cette loi, approuvée en l’absence du soutien d’une majorité parlementaire, n’était pas contraire à la constitution. Les saisines parlementaires venaient, elles en revanche, de la part de différents groupes d’élus, entre autres de LFI qui avait d’ailleurs joué un rôle décisif pour rendre vain le débat à l’Assemblée – un point très rarement évoqué par la plupart des commentateurs, qui semblent penser que l’impossibilité d’un véritable débat parlementaire a été la conséquence d’une attitude autoritaire de la part du gouvernement Borne vis-à-vis d’une Assemblée désireuse de délibération, mais qui en fait, surtout de la part de LFI, avait cherché le blocage, avec d’ailleurs beaucoup de succès.

Or une première remarque s’impose. Le contrôle constitutionnel a priori, sous la forme de la saisine parlementaire (qui existe en Europe et sous l’influence du modèle français, mais dans une forme limitée, seulement au Portugal, en Roumanie et en Bulgarie) a un caractère problématique sur lequel il est utile de s’arrêter. Tout d’abord, il met le Conseil face à un choix qui ne consiste pas, comme on le répète souvent, dans la simple vérification syllogistique du rapport hiérarchique entre la norme constitutionnelle et la loi, avant sa promulgation. Toute norme de la Constitution pouvant souvent et de manière inévitable recevoir diverses interprétations, il s’agit d’abord dans de nombreux cas de donner un sens au texte qu’il s’agirait de faire respecter. En outre, le contrôle a priori oblige le Conseil à prendre position directement et immédiatement dans un débat, voire un conflit, entre la majorité et l’opposition parlementaires, tâche difficile quand il s’agit de hard cases. En outre, quelle qu’elle soit, la décision du Conseil sera considérée comme partisane par tous ceux qui ne la trouvent pas compatible avec leurs propres analyses et opinions. Ce qui permet aussi de comprendre, jusqu’à un certain point, pourquoi très rares sont les décisions de rejet total et pourquoi le plus souvent le Conseil se limite à modifier la loi plutôt qu’à la casser ou à proposer ce qu’on appelle des réserves d’interprétation. Il est à peine nécessaire de rappeler que la règle du contrôle à priori tient à la vieille idéologie française de « la loi en tant qu’expression de la volonté générale », ce qui rend très difficile de la rejeter ou même de la corriger une fois qu’elle a pris place dans le corpus du droit positif. Idéologie remise en question grâce à l’introduction de la Question Prioritaire de Constitutionnalité par la révision de 2008-2o10 qui a introduit la possibilité du contrôle a posteriori, tel qu’il existe en Allemagne et en Italie, à l’exclusion d’ailleurs du contrôle ex ante.

Cela dit, il faut ajouter que dans le cas de la loi sur les retraites la contestation des auteurs des saisines parlementaires portait, ce qui est parfaitement compréhensible, plutôt sur les procédures suivies dans le déroulement du débat parlementaire que sur le contenu de la loi et ses conséquences sur les finances publiques, et donc sur l’intérêt des générations futures.

On a surtout reproché au Conseil de ne pas condamner l’usage « cumulatif » des normes constitutionnelles (et du règlement parlementaire du Sénat) pour arriver à l’édiction de la loi. Sur ce sujet la constitution est en réalité muette. On peut donc faire valoir le principe général du droit selon lequel tout ce qui n’est pas interdit est licite. Mais on peut – le Conseil aurait pu – passer du silence de la constitution à la position activiste du pouvoir constituant et écrire une interprétation de la constitution qui en remplirait un vide. Certains auraient certainement crié au « gouvernement des juges », un trait classique de la culture légale française, notamment à gauche, qui fait du Conseil une cour constitutionnelle plus faible que ses équivalents dans les démocraties libérales européennes. D’autres, en revanche, ont critiqué le Conseil pour son « manque de courage ». Le droit (contrairement à ce qu’on a prétendu) ne dictait aucun choix. Le choix a été celui des membres du collège de la rue Montpensier – comme l’établit la constitution. Aux membres du Conseil ont peut faire des reproches mais ce ne sont pas eux mais la constitution qui a édicté des normes qui peuvent certes être mises en question – telles la modalité de la nomination des juges, l’hésitation persistante à reconnaitre au gardien de la constitution la nature d’une cour de justice (et pas d’un conseil organe de l’administration), rares cas de nomination au Conseil de juges et de professeurs de droit, comme il arrive en revanche en Allemagne et en Italie, et aussi peut-être de vouloir garder le contrôle à priori, après avoir introduit le contrôle à posteriori, etc. Mais on ne peut pas demander aux membres du Conseil de se transformer en acteurs politiques qui auraient la tâche d’ajuster le texte de la constitution aux demandes de l’opinion publique.

Le Conseil a certainement aussi réfléchi sur les conséquences de l’annulation de la loi et a dû penser, en outre, que ce n’était pas de sa compétence mais plutôt de celle des représentants élus et de leurs partis de réécrire la charte constitutionnelle qui semble être rejetée par une partie des citoyens, si l’on croit les sondages. Sagesse et prudence ou faiblesse et manque de courage, chacun choisira. Mais on ne peut pas demander au Conseil, sans modifier ses compétences, d’exercer la fonction d’équilibre entre les organes de l’état – tâche que les constitutions allemande et italienne assignent explicitement à leurs cours constitutionnelles.

En lisant certains commentaires, on a souvent l’impression que les critiques adressées au Conseil constitutionnel sont des critiques adressées en fait à la Constitution de la Ve République elle-même. Ce qui est sans doute l’aspect plus problématique du débat, car il fait apparaître une instabilité et une mise en question des fondements institutionnels de la République. Certes la Constitution de 1958 donnait la primauté au pouvoir exécutif dans une conjoncture où le Parlement ne semblait plus en mesure de gouverner le pays. Le résultat électoral de 2022, qui a produit une Assemblée législative sans majorité absolue et hostile à tout compromis, a réactivé les mécanismes d’un gouvernement qui permette de légiférer en l’absence d’une majorité absolue et d’un vote de censure.  Le pouvoir législatif semble bloqué. Or la loi ne peut pas être imposée par la rue ou des syndicats peu représentatifs. Le Conseil constitutionnel n’est pas le titulaire du pouvoir constituant. Il faut choisir entre l’immobilisme, l’application du texte de la Constitution de 1958 et une véritable réforme constitutionnelle dans le sens d’un renforcement du parlementarisme. Sur ces questions les commentaires sont restés silencieux.