Les trois méprises du Parti socialiste edit

Aug. 28, 2024

Emmanuel Macron, en rejetant l’option d’un gouvernement dirigé par Lucie Castets, a exclu définitivement de nommer un gouvernement comprenant des membres de LFI. Dans ces conditions, ce parti a annoncé sa décision de présenter au bureau de l’Assemblée une motion de destitution du président de la République, de déposer une motion de censure contre tout nouveau gouvernement qui ne serait pas dirigé par sa candidate et a appelé à des « marches pour le respect de la démocratie ». Ces décisions, prises sans avoir consulté ses partenaires du Nouveau Front Populaire, placent notamment le Parti socialiste dans une situation particulièrement difficile.

Faut-il coller à la stratégie de confrontation totale de Jean-Luc Mélenchon, acceptant alors son leadership, ou tenter de conquérir une autonomie stratégique lui permettant de jouer sa partie dans l’inextricable situation politique résultant de la dissolution et des résultats des élections législatives ? Un choix qui paraît aujourd’hui presque infaisable dans la situation où ce parti se trouve et qui résulte de trois méprises, plus ou moins volontaires, dont il est la principale victime. La première tient dans le caractère du NFP, la seconde dans la nature même de La France Insoumise, la troisième dans la mauvaise compréhension de ce qu’implique une reparlementarisation de la Vème République.

Le coup de force politique de Jean-Luc Mélenchon, le 7 juillet, dès après la divulgation des résultats, de dire que le NFP avait gagné les élections et qu’il devait gouverner pour appliquer « tout son programme, rien que son programme », revenait, tout d’abord, à nier la réalité électorale, c’est-à-dire une gauche au sein d’un Front Républicain dépassant l’électorat des partis de gauche, et, en même temps, à enfermer ses « partenaires » dans une équation impossible, en leur faisant accepter la lettre d’un programme empêchant tout élargissement d’une majorité fortement, relative et ne pouvant donc pas être appliqué tel quel.

L’erreur d’Olivier Faure et des dirigeants socialistes a été d’accepter cela comme une évidence. Ils ont été victimes, en quelque sorte, d’un « fétichisme de l’unité ». Aller contre pour rétablir une vérité politique – les conditions pour un gouvernement durable – ne pouvait, dès lors, qu’être taxé de « trahison ». Vieux débat dans la gauche !

Autant la constitution d’un cartel électoral de nature défensive était justifiée, après l’annonce brutale de la dissolution, face à un Rassemblement National que tous les instituts de sondage, jusque dans les jours qui ont précédé le deuxième tour des élections législatives, donnaient comme pouvoir obtenir une majorité absolue, ou, du moins, fortement relative, et avec un mode de scrutin majoritaire à deux tours qui demande de réunir 12,5% des électeurs inscrits pour accéder au second tour, autant le présenter comme un réel accord de gouvernement était fallacieux. Car La France Insoumise a fait avaliser l’essentiel de son programme de 2022, concédant seulement aux socialistes et aux écologistes des amendements sur le caractère terroriste du Hamas et sur un soutien plus affirmé à l’Ukraine. Or, si des mesures sociales immédiates sont nécessaires pour améliorer la situation des catégories défavorisées et prendre en compte la situation des classes moyennes, en termes des salaires, d’accès au logement, à la santé, à l’ éducation… la redistribution, surtout à un haut niveau, ne peut pas reposer sur la seule fiscalité, mais doit aller avec le développement de la richesse globale, le soutien aux entreprises quand il le faut, l’aide à la recherche et à l’innovation, l’accompagnement des filières exportatrices. La question des déficits, sans commune mesure avec la situation de 1981, ne peut pas être non plus passée sous silence, quitte à s’exposer à une hausse des taux d’intérêts, qui fragilise l’emploi, et se fait, finalement, au détriment des salariés, d’autant plus si l’on accorde un peu de considération à la situation budgétaire du pays ! En fait, La France Insoumise n’a pas pensé un programme pour gouverner mais pour marquer l’opinion, en laissant un regret de ce qui aurait pu se faire et qui ne s’est pas fait.

Cela amène à la deuxième méprise. Les références au passé, 1936 et les autres dates, montrent de fortes limites. La France Insoumise est, certes, située à gauche, voire à l’extrême gauche, selon les commentateurs, mais sa logique politique, désormais, ne relève plus de la tradition de la gauche.

Jean Luc Mélenchon et les dirigeants de son mouvement (hormis ceux et celles qui ont été purgés, évidemment) ont opéré une mutation importante après l’expérience du Parti de Gauche pour épouser la conception et les démarches d’un « populisme de gauche ». On sait l’importance qu’ont eue pour lui et les siens les travaux d’Ernest Laclau et de Chantal Mouffe, enracinés dans la vie politique sud-américaine. La France Insoumise ne raisonne plus en termes d’opposition entre la gauche et la droite, mais entre le « peuple » et les « élites ». C’est pour cela que les « partenaires » de La France Insoumise n’entrent pas dans cette vision et doivent être, le plus possible, contraints par elle. Le dernier entretien de Jean Luc Mélenchon à La Repubblica est tout à fait clair à ce sujet. L’objectif est d’accuser les différenciations dans la société française, de conforter les radicalités derrière La France Insoumise face à cette autre radicalité que porte le Rassemblement National.

On peut comprendre que les socialistes veuillent revenir sur leurs années de pouvoir – et, pour cela, il ne faudrait pas se contenter du quinquennat de François Hollande mais prendre aussi en perspective tout ce qui s’est passé depuis 1981 – mais ils ne doivent pas occulter, eux-mêmes, leur propre tradition politique. Les résultats de la liste menée par Raphaël Glucksmann ont montré qu’il existe une base électorale qui peut s’y reconnaître. L’unité a un prix qui ne peut pas passer par une abdication.

La troisième méprise, la plus importante, concerne la question du régime politique. Les gauches n’ont jamais accepté pleinement la révision constitutionnelle de 1962 et la Ve République présidentielle. Elles ont, quand elles étaient dans l’opposition, appelé à une VIe République parlementaire. Pourtant, alors que le moment d’une reparlementarisation du régime semble arrivé, les positions des insoumis et des socialistes, antiparlementaires chez les premiers et très ambiguës chez les seconds, la rendent fort problématique.

Jean-Luc Mélenchon, admirateur de Robespierre, et plus généralement l’extrême-gauche, sont fidèles à la tradition jacobine. Dans cette vision les concepts centraux sont le peuple et la volonté générale. Rappelons que pour Robespierre, « le mot de représentant ne peut être appliqué à aucun mandataire du peuple car la volonté ne peut se représenter ». C’est le peuple lui-même et non l’Assemblée nationale qui a pleine légitimité pour exprimer sa volonté. En 1792, une délégation de sans-culottes pouvait s’adresser ainsi à l’Assemblée législative : « Le peuple qui nous envoie vers vous nous a chargés de vous déclarer qu’il vous investissait à nouveau de sa confiance. Mais il nous a chargé en même temps de vous déclarer qu’il ne pouvait reconnaître, pour juger des mesures extraordinaires auxquelles la nécessité et la résistance à l’oppression l’ont porté, que le peuple français, votre souverain et le nôtre, réuni dans ses assemblées primaires. » Les députés n’avaient pas d’autonomie. Ils devaient traduire dans des textes de lois cette volonté générale exprimée par la minorité agissante – les sans-culottes – qui seuls pouvaient parler au nom d’un peuple qu’ils incarnaient. C’était donc nier les principes du gouvernement représentatif.

De même aujourd’hui, malgré les 10% de LFI aux européennes, Mélenchon prétend incarner seul le « vrai » peuple en mobilisant ses partisans pour occuper la rue, c’est-à-dire l’ochlologie. À l’assemblée, le groupe LFI, cornaqué par sa présidente, a pour fonction importante, comme les jacobins jadis, d’appeler à cette mobilisation hors le Parlement. Il n’a aucun respect pour les autres parlementaires, même socialistes. On a entendu ainsi Sophia Chikirou déclarer que « le hollandisme c’est comme les punaises de lit : tu as employé les grands moyens pour t’en débarrasser, tu y as cru quelque temps et tu as repris une vie saine (à gauche) mais en quelques semaines, ça gratte à nouveau et ça sort de partout… Il va falloir recommencer ! » Drôle de façon de traiter les députés d’un parti avec lequel on fait semblant de vouloir gouverner ! En réalité Mélenchon n’a aucune intention de gouverner avec les socialistes. C’est la raison pour laquelle il n’est prêt à aucun compromis sur son programme : « Si les autres députés ne veulent pas que nous mettions en œuvre notre programme, qu’ils nous défient au Parlement. Nous ne devons pas retomber dans les vieilles méthodes : mentir, trahir, nier la volonté du peuple, a-t-il déclaré. » Sophie Binet, leader de la CGT et soutien du programme du NFP, appelle, dans le même sens, à « faire pression» sur l’exécutif : « il faut, toutes et tous, rejoindre ces rassemblements, pour mettre l’Assemblée nationale sous surveillance et appeler au respect du vote populaire ». Bref, à leurs yeux, la gauche, pourtant clairement minoritaire à l’Assemblée, représente à elle seule le peuple et ne peut donc passer des compromis sur son programme avec aucune autre force politique.

C’est l’antithèse de la conception d’un régime parlementaire où l’Assemblée est précisément le lieu des compromis pour former des coalitions gouvernementales. Mélenchon ne peut admettre que ce soit l’Assemblée elle-même qui détienne la légitimité pour légiférer et non pas une partie d’entre elle. Ce faisant il est en réalité un antiparlementaire. Socialistes et Insoumis ne peuvent pas réellement gouverner ensemble comme les différents épisodes de la crise actuelle viennent de le confirmer. Mélenchon demeure sans le dire un partisan de la Ve présidentielle, et maintient son objectif ultime, la prochaine élection présidentielle, déclarant : « Le choix final de la France se fera entre moi et la fasciste Le Pen » et appelant Emmanuel Macron à démissionner. Cet antiparlementarisme explique qu’il ait refusé de se présenter à la députation et de diriger formellement son parti. Il se voit comme l’homme providentiel.

Si les socialistes, à la différence de Mélenchon, ont reçu en héritage la culture parlementaire, leur discours sur la reparlementarisation du régime souffre cependant de nombreuses et graves ambiguïtés qui, certes, ne sont pas nouvelles. Si les insoumis représentent l’un des deux principaux dangers qui menacent le parlementarisme, c’est-à-dire la mobilisation de la rue contre le pouvoir en place, les socialistes représentent l’autre, qui a contribué à délégitimer la IVe République : la « souveraineté parlementaire », qui a créé l’instabilité gouvernementale en affaiblissant excessivement le pouvoir exécutif. De ce point de vue, leur condamnation de l’article 49.3 (que pourtant des gouvernements socialistes ont utilisé) dénote leur incompréhension du parlementarisme rationnalisé, défendu victorieusement dans les débats de 1958 sur la nouvelle constitution par Guy Mollet et Michel Debré contre de Gaulle qui ne voulait pas d’un régime représentatif (voir son discours de Bayeux). Il s’agissait pour eux de renforcer le pouvoir du Premier ministre et non celui du président de la République.

Enfin, les socialistes français, contrairement à la plupart de leurs homologues dans les pays de l’Union européenne, ne partagent pas la conception centrale de la social-démocratie qui est le compromis et la formation de coalitions gouvernementales variant au gré des majorités parlementaires. Malgré l’impasse du NFP, Olivier Faure ne semble pas comprendre que le PS devrait, pour permettre un renouveau du parlementarisme en France, commencer par la conquête par son parti de son autonomie stratégique et pour ce faire prendre en compte qu’ il y a un électorat socialiste – comme nous l’ avons rappelé avec les résultats de la liste menée par Raphaël Glucksmann – en attente d’une orientation propre qui ne se définisse pas seulement en réaction aux différentes injonctions de La France Insoumise.

Il est vrai que dans la plupart des autres pays de l’UE les élections législatives se font au scrutin proportionnel, ce qui favorise grandement la mise en œuvre de cette autonomie stratégique. Il y a donc urgence à ce que le PS s’engage fermement en faveur de l’établissement du scrutin proportionnel pour les élections législatives qu’exige un système partisan devenu en réalité pentapartite. Il favoriserait la formation de véritables coalitions parlementaires, c’est-à-dire capables de produire un gouvernement. Pour cela, il faudrait d’abord que ce parti décide de redevenir un jour un parti de gouvernement. Puisque le NFP est une impasse, c’est le moment pour le PS de réfléchir sérieusement au régime politique qu’il souhaite voir fonctionner dans notre pays.