Les étudiants sont-ils devenus fous? edit

21 novembre 2007

Le mouvement étudiant actuel a de quoi interloquer. L’université française est dans un état déplorable, nul ne l’ignore. Dans le classement de Shanghai, la première université française (Paris VI) est 39e, et dans les 100 premières universités mondiales, il n’y a, d’après ce classement, que quatre universités françaises (en comptant l’ENS Ulm). Tout classement peut, bien sûr, être contesté, mais ce résultat indique néanmoins que sur la scène mondiale l’enseignement supérieur à la française a peu de visibilité et peu de reconnaissance.

Plus grave peut-être, sur la scène intérieure, l’université française a de grandes peines à fonctionner de manière efficace. Le taux d’échec en premier cycle est très élevé, on le sait : près d’un jeune sur quatre qui s’engagent dans des études supérieures les abandonne sans avoir obtenu de diplôme (ce qui représente 90 000 jeunes). Ces sortants de l’université sans diplôme connaissent évidemment des taux de chômage très élevés. Mais c’est le cas aussi d’étudiants diplômés de certaines filières, notamment en lettres et sciences humaines. Trois ans après l’obtention du diplôme, le taux de chômage après un master dans ces filières est en moyenne de 15%.

Les étudiants, et notamment ceux de ces filières de lettres et sciences humaines, auraient donc toutes les raisons de vouloir transformer en profondeur un système qui fonctionne mal et qui conduit beaucoup d’entre eux à l’échec ou vers de grandes difficultés d’insertion professionnelle. Et pourtant ce mouvement contre la loi sur l’autonomie semble indiquer le contraire : une méfiance instinctive envers le changement des règles de fonctionnement de l’université, une préférence pour le statu quo plutôt que pour les risques du changement. Comment expliquer ce paradoxe apparent ?

Il y a deux aspects de cette question : le mouvement représente-t-il vraiment ce que pensent la plus grande partie des étudiants ? Quelles peuvent être les motivations, rationnelles ou non, de l’opposition au projet ? Sur le premier point on peut avoir des doutes : le mouvement semble, en partie au moins, impulsé et organisé par des militants et des organisations d’extrême-gauche qui ne représentent qu’une minorité des étudiants. Les AG où l’on vote à main levée et auxquelles n’assiste qu’une petite partie des étudiants n’ont évidemment pas une grande valeur démocratique. D’ailleurs, dans plusieurs universités (Rennes II, Paris I, l’université Marc Bloch à Strasbourg par exemple) où ont pu être organisés, sous diverses formes, des scrutins à bulletins secrets, une nette majorité s’est dégagée pour s’opposer au blocage (ce qui ne veut pas dire approbation de la loi). L’UNEF joue un jeu ambigu puisqu’elle avait participé aux négociations autour de la loi et obtenu d’ailleurs des modifications concernant la représentation étudiante, mais qu’elle se refuse aujourd’hui à condamner les blocages. Elle espère en fait obtenir satisfaction sur d’autres points concernant notamment la vie matérielle des étudiants et elle ne veut pas être absente du jeu si un mouvement de grande ampleur s’amorçait.

Mais même s’il est probable qu’une majorité d’étudiants condamnent les méthodes employées (le blocage) cela ne signifie nullement qu’ils approuvent le projet d’autonomie. On sent bien qu’il y a, surtout dans les universités de lettres et de sciences humaines, les plus mobilisées, une méfiance sourde à l’égard de ce projet.

Cette méfiance n’est pas totalement irrationnelle. En effet, le projet d’autonomie porte en germe, dans sa philosophie même, l’idée de compétition (même si elle est régulée et encadrée) entre établissements. Il ouvre la voie aussi à terme, à une régulation plus volontariste des flux étudiants par les universités, même si l’idée de sélection a été prudemment écartée par le Ministre  . Cette loi peut déboucher sur une rationalisation de l’offre (qui n’a malheureusement pas été entreprise à l’occasion de la mise en place du LMD par manque de courage politique) et une meilleure régulation de la demande. Sur le plan de l’intérêt collectif c’est certainement une bonne chose. N’est-il pas temps de réviser un système qui multiplie les symboles d’égalité formelle mais qui ne cesse de produire des inégalités réelles ?

Il est possible qu’il y ait aussi des perdants et que certaines formations ou certains établissements, ce qui n’arrive pratiquement jamais dans l’université française aujourd’hui, puissent disparaître ou être contraints à des redéfinitions ou des regroupements. Pas par soumission aux intérêts du « privé » comme le disent les grévistes, mais simplement parce que, dans un cadre plus compétitif et plus évaluatif, les propositions de formation qui s’éloigneraient beaucoup trop de l’excellence académique dans le domaine de la connaissance pure, ou de l’efficacité en termes d’insertion professionnelle dans le domaine des études plus appliquées, auraient sans doute plus de difficultés qu’aujourd’hui à se maintenir. Les étudiants engagés dans certaines filières peuvent donc avoir des craintes, même si ces menaces concernent plus leurs successeurs qu’eux-mêmes et même si, sur le fond il n’y a pas grand sens à vouloir maintenir coûte que coûte certaines formations qui ne répondent pas un minimum d’exigence de qualité.

L’opposition ou la méfiance étudiante repose aussi sans doute sur un trait culturel plus général. Les Français, et les jeunes parmi eux, sont les plus réservés des Européens à l’égard de l’idée de compétition et les plus attachés à l’idée d’égalité (une étude menée récemment pour la Fondation pour l’innovation politique, à paraître, le confirme à nouveau). Cette idée trouve un de ses points d’application les plus sensibles dans le domaine de l’éducation où, dans l’esprit des jeunes, la concurrence méritocratique est compensée par le libre accès aux différentes filières de l’enseignement supérieur. Cette égalité, formelle, des chances, les étudiants y sont attachés et ne semblent pas prêts à accepter un système qui, en cherchant à organiser la compétition scolaire plutôt qu’en la laissant se déployer de façon sauvage, jetterait une lumière plus crue sur sa réalité dans l’université de masse.

Le nœud, inavoué, du conflit est bien là : l’attitude à l’égard de la compétition dans l’enseignement supérieur. N’est-il pas temps d’abandonner la fiction de son inexistence et le confort apparent, mais mortel dans une économie de la connaissance mondialisée, d’une université immobile sous protection étatique ?