Faut-il sélectionner les étudiants? edit

1 décembre 2016

L’éventualité d’une sélection en master (entre le M1 et le M2 ou à l’entrée du M1) a alimenté ces derniers mois des débats très vifs. Comme de coutume, les partis pris idéologiques sommaires ont souvent pris le pas sur une analyse raisonnée qui chercherait à voir comment il est possible de concilier les principes aux faits. Être favorable à la sélection est supposé être de « droite » tandis qu’y être hostile est supposé être de « gauche ».

Si l’on abandonne ces oppositions simplistes, quels peuvent être tout d’abord les principes sur lesquels on pourrait s’accorder dans une société démocratique ? Le droit à l’éducation en est certainement un. Mais ce droit ne peut se comprendre comme un droit d’accès illimité et sans contrôle à tout niveau d’éducation. Si l’on admet vivre dans une société méritocratique, c’est-à-dire dans une société qui reconnaît que le mérite individuel entre en compte pour l’attribution des places, ce principe méritocratique s’applique également dans l’accès à l’éducation. C’est évidemment un sujet très sensible puisque dans les sociétés modernes le mérite lui-même se mesure dans une large mesure par le niveau d’étude. On pourrait ainsi objecter qu’on ne peut restreindre ou même réguler l’accès au bien social que représente l’éducation, puisqu’elle est le moyen même d’objectiver le mérite. Mais cet argument est fallacieux, car avant même qu’elles soient sanctionnées par un diplôme, des différences de mérite existent bel et bien.

Cependant, il faut bien reconnaître que le mérite reste une notion assez vague. S’agit-il des capacités qui peuvent dépendre de facteurs génétiques et familiaux, ou des efforts que font les individus pour faire fructifier ces capacités de départ ? Qu’est-il juste de prendre en compte ? Le terme français de « mérite » englobe ces deux aspects très différents, que l’anglais les distingue sous les termes de « merit » (tout attribut ou toute qualité qui permet d’obtenir des récompenses) et de « desert » lié à l’action volontaire et donc à quelque chose de l’ordre de l’effort.

Une conception de la justice fondée sur la notion d’égalité des chances conduirait à considérer que ce sont les « efforts » qui doivent être récompensés parce que c’est l’aspect du mérite qui dépend véritablement de l’action des individus. Le reste relève de ce que John Roemer (Equality of Opportunity, Harvard University Press, 1998) appelle les « circumstances » - les facteurs sur lesquels l’individu n’a pas de prise, liés aux contingences de la naissance. En matière d’éducation, il apparaît ainsi légitime que les élèves ou les étudiants les plus motivés, les plus assidus, les plus travailleurs soient récompensés et puissent, par exemple, accéder à un niveau d’étude qui sera fermé à des étudiants plus dilettantes.

Bien sûr, dans la réalité, il est difficile de distinguer les « circumstances » des « efforts ». L’étudiant qui a de mauvaises notes le doit-il à son manque « d’efforts » ou au fait, par exemple, qu’il soit issu d’une famille moins bien dotée économiquement et culturellement ? Idéalement, une société parfaitement juste ne devrait pas porter ce dernier facteur au débit de l’étudiant (ou même le compenser), alors qu’il lui apparaitrait tout à fait légitime de tenir compte de l’investissement de l’étudiant purgé de ses déterminations socio-économiques. Les bourses sur critères sociaux ont précisément pour objet de compenser le handicap économique. Mais il est beaucoup plus difficile de mesurer et de combattre les handicaps culturels.

En réalité, on voit bien que l’idéal d’une société parfaitement juste est inatteignable et que l’on doit se résoudre à une mesure imparfaite du mérite qui confond « merit » et « desert ». D’autant que, dans la pratique, il ne paraît pas illégitime que le « merit », au sens des capacités, soit pris en compte pour l’affectation des étudiants dans les différentes filières. N’est-il pas préférable pour les étudiants eux-mêmes comme pour la collectivité, que les candidats ne soient pas recrutés dans des filières où leurs chances de réussite sont très faibles ?

Et pourtant, c’est bien ce qui semble se passer aujourd’hui, dans bon nombre de filières de l’université française à la suite de l’affectation des 634 000 élèves (en 2016) qui s’inscrivent sur le portail APB. Il est évident en effet que ce système d’orientation ne fonctionne pas de manière optimale si l’on en juge par le taux d’échec en premier cycle. 26% de l’ensemble des inscrits en première année des filières universitaires générales abandonnent ainsi leurs études à l’issue de cette première année et ce taux atteint 41% pour ceux qui se sont inscrits en AES, 35% en lettres et en langues ! Comme le note le ministère dans sa publication annuelle sur les enseignements et la formation (Repères et références statistiques 2016) ces « mauvais résultats de la filière AES sont en partie liés au nombre élevé de bacheliers professionnels qui s’y inscrivent ». Ces bacheliers professionnels y représentent un nouvel entrant sur cinq (un sur dix en langues). À l’évidence, dans le cas d’espèce, le droit à l’éducation dysfonctionne en orientant ces jeunes par défaut dans des filières généralistes peu encadrées qui ne leur conviennent pas.

La mauvaise appréciation de leurs capacités ou leur non prise en compte dans leur orientation est sans doute une partie du problème. L’actuel baccalauréat, un examen très peu sélectif et dévalué, est un signal faible pour évaluer les compétences des élèves. É cet égard, la proposition de François Fillon d’un baccalauréat plus simple (réduit à quatre épreuves), mais plus solide dans son contenu et plus exigeant, mériterait d’être examinée.

En l’état actuel, les candidats ne disposent pas en outre des informations nécessaires pour faire leur choix en toute connaissance de cause : taux de réussite, indicateurs d’insertion professionnelle par filières et établissements, ces informations indispensables pour hiérarchiser les choix sont disparates et souvent inexistantes. Les futurs étudiants sont dans un épais brouillard au moment de prendre cette décision qui engage leur avenir. Et bien sûr, ceux d’entre eux issus des milieux sociaux les moins favorisés sont les plus handicapés, ne disposant pas du réseau personnel qui parfois compense la déficience de l’information officielle.

Mais surtout, il y a un problème d’offre. Si une partie des bacheliers professionnels ou technologiques est orientée vers des filières généralistes de l’université, c’est que les places dans les filières professionnelles sont insuffisantes, alors même que l’économie en a besoin. Les formations de type IUT, BTS ou licence professionnelle devraient être développées. Elles ne représentent actuellement que 14 à 15% des places offertes aux bacheliers dans l’enseignement supérieur et ne progressent que faiblement (3% en 10 ans pour les effectifs de DUT). Bacheliers technologiques et professionnels y sont en outre concurrencés par des bacheliers généraux à la recherche de filières sélectives.

Or l’économie a besoin de ce type d’emploi. Un récent rapport de la Conférence des grandes écoles pour le Sénat estime qu’il faudrait doubler le nombre de places ouvertes dans ces formations à l’horizon 2025 (passant à 400 000) pour offrir à l’économie les cadres intermédiaires dont elle a besoin et qui ne sont pas obligatoirement formés dans le cadre des masters. Le développement de ces filières représente certainement un coût important, mais c’est un enjeu d’avenir pour l’économie française.

À l’entrée en master, le principe d’une évaluation du « mérite » des étudiants, sous le double registre des capacités et des efforts, se justifie encore plus, car à ce niveau les formations sont plus spécialisées et plus exigeantes. Y prôner le libre accès n’a aucun sens, tant du point de vue des étudiants qui risqueraient d’y échouer s’ils n’ont pas le niveau ou la motivation nécessaires, que de ces filières elles-mêmes sur le plan de leurs capacités d’accueil comme de leur réputation sur un marché de l’éducation qui se mondialise. Fort heureusement, un consensus semble se dessiner à l’issue de la concertation engagée entre les présidents d’université, les syndicats de personnel et les organisations étudiantes, pour valider le principe d’une sélection (même si le mot reste tabou) pour l’accès en M1. Reste qu’une certaine hypocrisie subsiste sur le « droit à la poursuite d’études » reconnu aux étudiants recalés. Dans le projet actuel ce serait le recteur qui serait chargé de faire au moins trois propositions d’admission à ces étudiants recalés. On peut avoir des doutes sur l’efficacité ou la viabilité d’un tel système et craindre, comme l’un des membres de la CPU, qu’il ne se transforme en « usine à gaz ».