Éducation nationale: le tonneau des Danaïdes? edit

Dec. 6, 2016

Les chiffres sont astronomiques : à lui seul l’État a consacré à l’enseignement 93 milliards d’euros en 2016 (67 milliards à l’enseignement scolaire : primaire et secondaire ; à plus de 90%, des dépenses de personnel ; 26 milliards pour l’enseignement supérieur) : près du quart de ses dépenses totales, la moitié des fonctionnaires de l’État, plus que le produit de l’impôt sur le revenu (72 milliards). Avec une augmentation de 3 milliards pour 2017 (2,15 pour le scolaire). Et ce n’est pas tout, car l’éducation bénéficie du concours d’autres contributeurs (familles, entreprises, collectivités territoriales) : la « dépense intérieure d’éducation » (DIE), calculée par l’INSEE, se monte à 148 milliards d’euros en 2015 (24% à la charge des collectivités territoriales), le double (à prix constant) de 1980. Pudiquement, le ministère de l’Éducation nationale indique dans ses publications (« L’état de l’Ecole ») que cette croissance provient moins de la progression du nombre des élèves que du coût de chaque élève – celui-ci résultant pour l’essentiel du coût de ses personnels (1 200 000 agents dont 860 000 enseignants).

Concentrons-nous sur l’enseignement scolaire, où l’immense appétit du « mammouth » interroge : priorité à l’éducation, c’est bien, mais pourquoi et comment ces dépenses augmentent-elles ? Ont-elles une incidence sur les résultats des élèves ? Questions indiscrètes…

À vrai dire, les gouvernements sont soumis à forte pression : la croyance répandue dans l’opinion, les syndicats et les parents, selon laquelle la baisse du nombre d’élèves par classe produit automatiquement une amélioration des résultats scolaires. Du coup, la tendance est à multiplier les postes et on a vu comment la promesse de François Hollande d’en créer 60 000 a joué un rôle dans son élection, face à un Sarkozy qui en supprimait. Cette augmentation continue des moyens s’accompagne-t-elle de meilleurs résultats ? Rien n’est moins sûr. Prenons la période de 1995 (base 100) à 2013 : on assiste à deux phases. Au cours de la première, de 1995 à 2004, le nombre de professeurs augmente dans le primaire (indice 102) et plus encore dans le secondaire (indice 108) tandis que le nombre des élèves baisse (primaire : indice 96 ; secondaire : 97). Et pourtant, les évaluations effectuées en CE2 et 6e comme les premières enquêtes internationales (PISA) constatent une dégradation des compétences des élèves des écoles et des collèges. Au cours de la seconde, de 2004 à 2013, les créations de postes sont suivies de suppressions mais au final le solde professeurs demeure positif (primaire : indice 103 ; secondaire : 97) par rapport au nombre d’élèves (primaire : 99 ; secondaire : 96) : les résultats continuent à se dégrader.

Alors, plutôt que de distribuer ces moyens de façon égalitaire, selon la veille habitude, faut-il privilégier une action sélective ? Par exemple concentrer les moyens dans les classes charnières (le CP où l’enfant apprend à lire et écrire). Des économistes le recommandent (Piketty et Valdenaire, L’Impact de la taille des classes sur la réussite scolaire, MEN 2006), mais une expérience de dédoublement des CP menée par Luc Ferry en 2003 n’a pas été vraiment concluante, selon l’Inspection générale. Concentrer les moyens sur les zones difficiles ? Telle était l’idée d’origine des ZEP (1981), mais peu à peu les avantages donnés aux établissements et aux personnels ont conduit à étendre inconsidérément le label ZEP (depuis 1998 : 21,2% des collégiens, 17,9% des écoliers) et par conséquent à saupoudrer les moyens : les résultats des élèves y demeurent pitoyables. Même chose avec le département de Seine Saint-Denis : on y a déversé 3000 postes en 1999/2000, 1066 à nouveau en 2014, sans redresser la barre.

Pourquoi cet état de fait ? Il y a bien des raisons. La qualité des enseignants est évidemment un facteur déterminant, mais tenons-nous en à notre sujet : à y regarder de près, les moyens nouveaux donnés à l’éducation ne servent-ils pas à améliorer la situation des personnels plutôt qu’à améliorer celle des élèves ? À cet égard, les gouvernements utilisent depuis très longtemps différentes recettes, bien connues dans le système, coûteuses pour le contribuable.

En premier lieu, on réduit le nombre d’heures de classe – une perte sèche pour les élèves. Exemple des écoles : en 1936, Jean Zay, un grand ministre, ajoute 15 jours aux grandes vacances ; en 1969, Edgar Faure libère le samedi après-midi (consacré à la formation continue des enseignants, fut-il annoncé !), Jospin fait grâce d’une heure en 1989 et Xavier Darcos du samedi matin en 2009. En somme : de 30 h, on descend à 24 h de classe sur 4 jours pendant 36 semaines (144 jours de classe, étalés en 2014 sur 4 jours et demi). Une perte de 6 heures de classe par semaine soit, en gros, une année scolaire sur l’ensemble de la scolarité primaire ! Dans le second degré, on prend ses aises pour les examens et on rogne sur les 36 semaines : au moins 3 semaines et demie en lycée (7% des enseignements) et 15 jours en collège ; d’où un nombre extraordinaire de journées de travail partant en fumée : un jour de classe perdu, c’est 480 000 journées de travail des enseignants et de 5,4 millions d’élèves envolées ! Quelle entreprise pourrait se le permettre ?

Deuxième recette : réduire les obligations de service des personnels. Au nom du principe d’égalité, les différentes catégories d’enseignants des lycées et collèges ont été progressivement alignées sur 18 heures de cours par semaine (sauf les agrégés : 15 heures), quelle que soit par ailleurs la durée – variable selon les disciplines – des préparations et corrections. Ainsi, en 1982, les 70 000 professeurs de collège sont descendus de 21 à 18 heures avec promesse dur comme fer de consacrer les 3 heures ainsi gagnées à la concertation : promesse qui n’a pas tenu un an ! Coût fabuleux ! Autre exemple : les professeurs des disciplines techniques (qui n’ont guère de corrections) oscillaient autour de 32 heures en 1980, de 23 heures en 1989, ils obtiennent 18 heures en 2000 dans des conditions rocambolesques : alors que Claude Allègre avait voulu réformer l’enseignement professionnel et y allonger le temps de formation en entreprise (au moins 16 semaines en baccalauréat professionnel) et, en conséquence, « annualiser» la durée du travail des professeurs (dont les élèves sont absents pendant ce temps) : un gros mot, qui lui vaut grèves, révoltes… et son renvoi par Jospin. Le nouveau ministre chargé de l’enseignement professionnel, un certain Jean-Luc Mélenchon, non seulement n’annualise pas, mais aligne tout le monde sur 18 h/semaine. Coût : plusieurs milliers de postes !

Troisième recette : augmenter les salaires sans la moindre contrepartie. Non pas que les enseignants français soient bien payés – les études de l’OCDE montrent que tel n’est pas le cas (1) – mais faut-il vraiment engloutir des milliards sans amélioration du service ? En 1989, Lionel Jospin procède à une revalorisation générale des salaires alors que Laurent Fabius, alors délégué du PS chargé de l’éducation, avait négocié en 1986/1988 cette revalorisation contre un « travailler autrement » (annualisation, interdisciplinarité…) accepté par la FEN, énorme syndicat proche du PS, qui ne se remettra pas de ce désaveu : la minorité communiste, hostile à toute contrepartie, triomphe et crée peu après la FSU, aujourd’hui dominante. Même scénario avec Najat Vallaud-Belkacem : dans le cadre de la revalorisation des carrières des fonctionnaires (PPCR), elle accorde une augmentation substantielle (1 milliard par an) des rémunérations des enseignants étalée de 2017 à 2020, à honorer par les successeurs, sans garantie en matière de qualité du service… Pire encore : en 2013, Vincent Peillon crée une nouvelle indemnité en faveur des professeurs des écoles : « l’indemnité de suivi et d’accompagnement des élèves » (400 euros par an, portée à 1200 en 2016). Juste au moment où l’obligation de consacrer 2 heures/semaine au soutien aux élèves en difficulté, en sus des 24 heures de classe, est réduite de moitié, 1heure/semaine, par le même Vincent Peillon. Un comble !

Question encore plus indiscrète : où sont passés les 60 000 postes promis par Hollande, dont 54 000 pour l’enseignement scolaire ? En chiffres, ils sont là : 42 338 de 2012 à 2016 et 11 662 inscrits au budget 2017. En réalité, peu sont dans les classes. À lui seul, le rétablissement de la formation initiale des enseignants en consomme la moitié pour asseoir les élèves fonctionnaires pendant leur formation. La majorité du reste est passée dans des mesures catégorielles (baisse des heures de service des directeurs d’école, des enseignants en établissements difficiles, en BTS ou formateurs…). Ajoutez à cela une légère augmentation des effectifs d’élèves et vous aurez compris que le paysage des classes n’a guère changé…

1. Notons que, dans la quasi-totalité des autres pays, le service des enseignants se traduit par une obligation de présence dans l’établissement (en moyenne 35 h), décomposée en heures de cours, de concertation, de remplacement des collègues absents, de réception des parents, etc.