Le récit politique chinois percuté par la guerre en Ukraine edit
Au XXIe siècle, les États savent que la puissance passe par un récit et des arguments. La construction de l’image de la Chine en direction du reste du monde repose sur un récit qui se déploie selon plusieurs axes. Ce récit ne se limite pas aux positions de politique étrangère, marquées ces dernières années par un durcissement de la confrontation aux pays occidentaux, durcissement dont témoignent les prises de paroles parfois très agressives des diplomates chinois sur les réseaux sociaux, ou l’orientation de plus en plus anti-occidentale du Global Times. Nous nous intéressons ici à ce qui relève, au contraire, du soft power (qui pour Joseph Nye, se compose de la culture, des valeurs et de la politique étrangère).
Un récit fragilisé par la pandémie
Dans ce cadre un premier axe du récit chinois passe par la promotion de la culture traditionnelle. Ce registre s’incarne, entre autres, par les instituts Confucius, le cinéma, ou encore la mise en avant du pacifique panda, dans les zoos ou aux derniers Jeux olympiques d’hiver.
Le deuxième axe de ce récit est économique. Centré sur l’idée de développement réciproque, il se matérialise par deux projets : les Nouvelles Routes de la soie (Belt and Road Initiative) et la Plateforme 16 + 1 pour l’Europe centrale et orientale. Bien documentés, ce sont des programmes de coopération où dominent les projets d’infrastructures et d’échanges. Ici, les Balkans sont un cas d’école, où intérêts et logiques de la Chine et de l’Union européenne sont en contact. Après le discours fondateur de 2013 articulé autour du « gagnant-gagnant », puis un récent verdissement dans les modalités des projets, ces deux initiatives semblent en suspens. Mise en cause en Afrique pour l’endettement creusé par ses projets, recentrée sur elle-même depuis le Covid, la Chine communique peu sur ce sujet en cette année 2022.
Le troisième axe regroupe les actions de communication plus ciblées, comme l’achat de médias, la diffusion de messages précis vers des politiques et des universitaires afin de profiter de relais d’influence et de contrer certaines mises en cause.
Or la réception de ces discours pose aujourd’hui un problème car l’image de la Chine s’est significativement dégradée, comme le montrent plusieurs sondages et études publiés en 2021 et 2022.
Cette dégradation, antérieure au Covid, connaît incontestablement une accélération. Des incertitudes flottent encore quant à la provenance du virus, le régime se voit reprocher d’avoir dissimulé la situation durant les premières semaines de la pandémie, et la diplomatie du masque n’a pas donné les résultats espérés. Plus largement le « modèle » chinois de contrôle de la maladie, admiré en 2020, s’est aujourd’hui retourné en un antimodèle, la politique zéro-covid apparaissant à la fois intenable et d’essence répressive. Face à ces mises en cause directes et indirectes, les modes de communication déployés par Beijing semblent peu adaptés aux publics occidentaux, en Europe du moins.
C’est dans ce contexte que la guerre en Ukraine vient mettre à l’épreuve un récit chinois fragilisé.
À l’épreuve de la guerre
La priorité de Moscou reste le dialogue avec la Chine pour ses relations économiques, culturelles, militaires et diplomatiques. Depuis le début du conflit, tout en cultivant une relation privilégiée avec la Russie, la Chine défend une position de neutralité qui repose sur son refus de l’ingérence dans les affaires extérieures d’un pays.
Ce refus s’appuie sur sa tradition de politique étrangère depuis 1949 pour développer des arguments de coexistence pacifique et de monde multipolaire où le dialogue d’égal à égal entre partenaires est primordial. La notion de sécurité indivisible en cas de tensions et de conflit (plus récemment de sécurité culturelle sur un autre registre) organise l’ensemble et permet théoriquement à la Chine de se présenter comme une puissance responsable.
Dans ce contexte, la lutte contre l’hégémonie et le soutien aux causes populaires appartiennent plutôt au passé. Mais la situation en Ukraine demande à la Chine d’avancer à découvert, de se positionner rapidement, voire de choisir un camp ou un autre, posture que le pays apprécie peu.
Pour Beijing, les enjeux sont complexes. Les sanctions économiques, légales et financières décidées par l’Union européenne envers la Russie constituent un signal défavorable pour une Chine attachée à la continuité des échanges et du commerce avec l’Union européenne. La guerre en Ukraine représente un facteur de désorganisation, à court comme à moyen terme. Une des conséquences de cette situation est la réorganisation des flux politiques, économiques, financiers et de données. Une partie de ces réorganisations profitera à la Chine, dont les liens commerciaux avec la Russie vont se renforcer, et qui aura de surcroît les moyens de dicter les termes de l’échange. L’autre face de ces réorganisations est une attrition de la croissance mondiale doublée d’une régionalisation des chaînes de valeur, dans la lignée des prises de conscience et des évolutions liées à la pandémie du Covid-19. Ces deux aspects sont défavorables pour le commerce chinois, dans un contexte marqué par le retour des contaminations du Covid et par la nécessité d’une stabilité intérieure comme extérieure, afin de permettre le renouvellement du mandat de Xi Jinping en octobre 2022.
Certes, les trois axes de ce récit ne sont pas également impactés par la guerre en Ukraine. L’aspect soft power et culture l’est peu. En revanche les projets Nouvelles Routes de la soie et la Plateforme 16 + 1, fragilisés ou en suspens, peuvent être confrontés à des contraintes physiques de flux et de sécurité. Et surtout la communication d’influence politique et médiatique, de plus en plus commentée, doit sinon se réinventer, du moins élaborer un autre message capable d’être entendu, afin de convaincre les publics.
Aujourd’hui, le message envoyé par Beijing est double. D’une part, les arguments du gouvernement chinois sont plutôt orientés en faveur du Kremlin, au travers des concepts déjà cités ou hérités d’une histoire politique commune : le fauteur de troubles, ici, c’est l’Occident et sa volonté d’influence qui le porte à s’intéresser de trop près à des régions où il n’a rien à faire. Le monde « multipolaire » prôné par Beijing n’est pas constitué de nations égales en droit, mais de puissances qui doivent respecter leurs homologues.
Mais, bien plus que la Russie, la Chine est attachée à l’interdépendance et elle s’applique à se présenter comme une puissance de paix, facteur d’équilibre, considérant toujours le monde selon une perspective longue. Or l’approche du long terme, classique de la stratégie chinoise, montre que la Russie est perdante dans tous les cas, quels que soient les résultats de la guerre en Ukraine : perte économique, perte symbolique et isolement. Beaucoup d’observateurs ont commenté récemment une analyse publiée par le professeur chinois Hu Wei (en anglais : si elle ne reflète pas forcément la position du gouvernement chinois, elle s’intègre aux discours que celui-ci laisse filtrer vers le reste du monde). Hu Wei considère que l’Union européenne, l’OTAN, les États-Unis, plus largement le modèle démocratique sortent renforcés de ce conflit à la fois physique et de modèle. Cette analyse indique que la Chine devrait aider la Russie dans une recherche de solution.
Le pays cherche à éviter que son modèle autoritaire et son capitalisme particulier n’apparaissent d’une façon aussi défavorable que celui de la Russie du président Poutine, notamment afin d’éviter une lecture de cette guerre comme un conflit irréductible entre démocratie et dictature.
Fidèle à sa la posture d’équilibre, la Chine cherche à ménager ses entourages, à continuer à commercer avec ses partenaires européens et reste accaparée par sa compétition méthodique avec les États-Unis. Elle est à la croisée des chemins et peut tenter de sortir de son « moment machiavélien ». Elle peut également tenter de jouer le rôle des bons offices. Elle avance désormais en pleine lumière, sous les yeux de populations européennes, voire internationales, qui ont brutalement vu les masques tomber.
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