La Commission européenne affaiblie par sa politisation? edit

12 juin 2018

En poste depuis 2014, la Commission de Jean-Claude Juncker parviendra l’an prochain au terme de son mandat et la plus forte certitude à ce stade est que son actuel président ne se représentera pas. Aux jeux de coulisses classiques entre les prétendants plus ou moins affichés et leurs soutiens s’ajoute l’inconnue de la procédure, car le Conseil européen, en charge de proposer un candidat aux eurodéputés, a fait savoir en février dernier que la règle du « Spitzenkandidat » ne serait pas appliquée de façon « automatique ». Autrement dit, les chefs d’État et de gouvernement des 27 – le Royaume-Uni devrait quitter l’UE en mars 2019 – ne seront pas tenus de désigner le champion issu de la formation politique qui remportera le plus de sièges aux élections européennes. Bien que le Parlement de Strasbourg ait promis de rejeter d’office tout autre candidat, cette menace de blocage ne pourra être effective que si elle est reconduite par la législature suivante.

 

Selon ses partisans, la procédure du Spitzenkandidat a l’avantage de rendre l’UE plus démocratique et plus compréhensible en personnifiant les élections tout en renforçant le lien entre le résultat du scrutin et le programme politique de la Commission. Ses détracteurs, en revanche, recourent le plus souvent à deux arguments qui traduisent des visions opposées du rôle de l’institution. Certains, comme l’actuel président du Conseil européen Donald Tusk, reconnaissent à la Commission un caractère politique mais estiment qu’elle doit être légitimée à la fois par le Parlement européen et les gouvernements nationaux. À l’inverse, d’autres voudraient la cantonner à une fonction de secrétariat technique qui soit au moins en apparence apolitique.

 

L’examen des compétences de la Commission peut venir aussi bien à l’appui de l’une ou de l’autre thèse. Ainsi, il ne fait pas de doute que son pouvoir d’initiative législative est de nature politique, même s’il est fortement influencé par les conclusions du Conseil européen. En 2014, la procédure du Spitzenkandidat avait permis au candidat du Parti populaire européen (PPE) Jean-Claude Juncker de défendre un programme bien plus concret que les « orientations politiques » de son prédécesseur José Manuel Barroso, en particulier dans des questions très clivantes comme la fiscalité et l’Europe sociale. Ses propositions d’alors ne sauraient être considérées comme de simples mesures d’application des traités.

 

Toutefois, la Commission doit en parallèle demeurer le gardien du respect et de la bonne mise en œuvre du droit européen, avec en cas de violation le pouvoir de déférer le contrevenant devant la Cour de justice. Ce rôle de procureur a connu au cours des dernières années un spectaculaire développement en raison de l’arrivée au pouvoir en Hongrie et en Pologne de gouvernements qui défient de manière ouverte l’autorité du droit européen. L’exemple polonais est ici le plus avancé car non seulement Varsovie s’était pendant des mois obstinée à refuser, dans l’affaire de la forêt de Białowieża, l’exécution d’une ordonnance des juges de Luxembourg – un événement sans précédent dans l’histoire de l’UE –, mais elle fait aussi depuis décembre 2017 l’objet d’une procédure inédite pour « risque clair de violation grave de l’État de droit ».

 

Dans ce domaine, la politisation de la Commission tend davantage à l’affaiblir qu’à la renforcer. Rappelons en premier lieu que tous les États européens ne partagent pas le modèle français d’un parquet placé sous la tutelle politique du ministre de la Justice et disposant d’une marge d’appréciation quant à l’opportunité des poursuites. Plus à l’est du continent, comme en Allemagne ou justement en Pologne, le principe de légalité des poursuites contraint les procureurs à ouvrir une enquête approfondie pour toute infraction suffisamment caractérisée. Le relatif empressement dont semble faire preuve la Commission à l’encontre de la Pologne et, dans le même temps, son indulgence à l’égard de la Hongrie de Viktor Orbán peuvent donc être interprétées à Varsovie comme un traitement inéquitable motivé non par des différences de fond, mais par le parapluie politique dont jouit le Fidesz hongrois au sein du PPE.

 

La Pologne critique également le pouvoir d’opportunité de la Commission dans des litiges moins fondamentaux portant sur des sujets sectoriels. L’un des exemples les plus cités concerne les lois Macron et MiLoG, qui imposent respectivement en France et en Allemagne l’application des règles du travail détaché et du salaire minimum aux chauffeurs étrangers roulant sur le territoire national (hors transit). D’après la Pologne, aujourd’hui numéro 1 en Europe du transport routier de marchandises, ces lois violeraient le marché unique mais la Commission, en dehors de lettres de mise en demeure envoyées en 2016, aurait de fait gelé l’examen des affaires dans l’attente des résultats des négociations du paquet mobilité. Cette position conforte chez une partie des Polonais l’idée d’une Commission injustement plus sévère avec les « petits » qu’avec les grands États.

 

La plaidoirie du parti eurosceptique Droit et justice (PiS), au pouvoir à Varsovie depuis 2015, n’est pas elle-même dépourvue de contradictions. Ainsi, le député-secrétaire général du gouvernement Michał Dworczyk met en cause l’engagement travailliste de Frans Timmermans, commissaire européen en charge de l’État de droit, pour lui reprocher de mener une « guerre privée idéologique » contre la Pologne, comme si l’action de la Commission n’était qu’un produit de l’affrontement gauche-droite. De son côté, le vice-ministre de la Culture Jarosław Sellin qualifie les commissaires européens de « politiciens retraités ou en faillite dans leur propre pays », en conséquence de quoi leur mandat démocratique serait plus faible que celui des dirigeants nationaux.  Dans une esquisse de réforme des institutions telle que voulue par la Pologne, le secrétaire d’État aux affaires européennes Konrad Szymański explique aussi que « la Commission devrait retrouver son rôle originel d’organe à caractère strictement exécutif » pour laisser l’entière responsabilité politique au Conseil européen – une vision au demeurant proche de la droite française.

 

Plus de soixante ans après sa création, le modèle de Commission européenne tel que prévu par le traité de Rome doit-il être révisé pour tenir compte du poids croissant, au sein de l’UE, de partis et de gouvernements qui contestent les logiques mêmes de l’intégration européenne et de la démocratie libérale ? En dépit des attentes, la politisation de la Commission n’a pas renforcé son lien avec les citoyens parce que les partis qui y participent sont en perte de vitesse. Pire, cette politisation a écorné son image d’indépendance et sa légitimité technicienne. S’il est plutôt positif que le pouvoir d’initiative soit davantage politique, la fonction de procureur, en revanche, gagnerait à être dépolitisée, comme c’est déjà le cas pour la lutte contre les fraudes financières avec OLAF et le futur Parquet européen. En coopération avec la Cour de justice et les juges nationaux, un super-gardien des traités disposerait de mécanismes préventifs comparables aux référés français et capables de bloquer, de manière temporaire, l’application de lois manifestement contraires au droit européen et susceptibles d’entraîner des effets négatifs irréversibles, comme en Pologne la prise de contrôle de la Cour constitutionnelle et du Conseil national de la magistrature, ou bien en matière de marchés publics. Sans un tel instrument, le droit européen se condamne à l’impuissance et les institutions de l’UE se borneront, comme la Cour européenne des droits de l’homme, à constater les violations sans pouvoir les empêcher.