La Pologne se noie dans le chaos juridique edit
Il y a des juges à Berlin, rétorqua le meunier héros de la fable de François Andrieux au roi de Prusse lorsque celui-ci menaça de le dessaisir de son bien par la force. Aujourd’hui, même s’il reste encore des magistrats indépendants à l’est de l’Oder, les Polonais ne pourraient plus reprendre à leur compte cette expression de l’État de droit, tant la situation juridique dans leur pays est devenue chaotique à tous les niveaux : nominations irrégulières de juges, non-conformité des lois et règlements à la Constitution ou au droit européen, application arbitraire du droit par les pouvoirs publics.
Le récent rachat du groupe de médias Polska Press par PKN Orlen, un pétrolier d’État aux mains du parti du pouvoir, en est un exemple manifeste. Arguant du fait que l’Office de protection de la concurrence et des consommateurs (dont « le président ne dispose actuellement d’aucune garantie personnelle d’indépendance » et « peut être à tout moment limogé par le Premier ministre pour n’importe quel motif »[1]) avait autorisé la transaction « sans avoir expliqué si la concentration n’aurait pas pour conséquence une réduction inadmissible de la liberté de la presse », le Défenseur des droits a formé en mars un recours contre la décision et demandé sa suspension jusqu’à ce que la justice tranche sur le fond. Bien que le tribunal compétent ait accordé cette mesure provisoire, PKN Orlen l’a tout simplement ignorée et continue d’exercer ses droits d’actionnaire, notamment en renouvelant le conseil d’administration. En moins d’un mois, la nouvelle direction a déjà remplacé les rédacteurs en chef de trois journaux régionaux.
Dans d’autres cas, ce sont les juges eux-mêmes qui passent outre les décisions de leurs confrères. En novembre 2020, la chambre disciplinaire de la Cour suprême avait donné suite à une requête visant à lever l’immunité du juge Igor Tuleya et émanant du parquet, contrôlé en Pologne par le ministre de la Justice. Formellement, le magistrat est accusé d’avoir rendu publiques des déclarations de témoins sans l’accord préalable du procureur et d’avoir « de cette façon mis en péril la bonne poursuite de l’enquête ». Il est utile de préciser que les témoins en question étaient des députés du parti au pouvoir, interrogés à propos d’un vote sur le budget organisé fin 2016 en dehors de la salle plénière et avec une participation entravée des élus de l’opposition. L’affaire, qui avait débouché sur un blocage du Parlement pendant trois semaines, n’a jamais été éclaircie par le parquet en dépit de multiples injonctions de tribunaux à conduire l’enquête à son terme.
Légalement, la suspension du juge Igor Tuleya n’a été que de courte durée puisqu’en février dernier, la cour d’appel de Varsovie l’a restauré dans ses fonctions et lui a rendu son immunité. D’une part, elle s’est appuyée directement sur la Constitution polonaise pour déclarer que « la suspension d’un juge en fonction et la levée de son immunité étaient possibles uniquement sur la base d’un jugement définitif rendu par un tribunal indépendant et impartial à la suite d’un examen juste et transparent de l’affaire ». D’autre part, elle a rappelé qu’en avril 2020, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) avait ordonné à l’État polonais de suspendre provisoirement l’activité de la chambre disciplinaire des juges car cette instance, créée en 2018 dans le cadre d’une « réforme » de la Cour suprême, aurait de fortes chances de manquer d’indépendance et d’impartialité. Au début du mois, l’avocat général de la CJUE a plaidé en faveur de cette thèse qui doit désormais être validée par les juges.
Pourtant, dans la pratique, la chambre disciplinaire continue de fonctionner et de se prononcer sur le sort de magistrats, même si dernièrement, elle n’a pas accédé aux demandes du parquet d’autoriser l’arrestation d’Igor Tuleya et de lever l’immunité de Włodzimierz Wróbel, un juge dont la négligence présumée aurait causé la prolongation de détention d’une personne en prison un mois au-delà de la peine légale. Par ailleurs, Igor Tuleya ne peut toujours pas siéger et son traitement demeure celui d’un juge suspendu.
Au-delà de ces personnalités emblématiques connues pour leur engagement public en défense de l’indépendance des tribunaux, c’est la légitimité et le pouvoir effectif de toute la magistrature polonaise qui sont fragilisés par les « réformes » de la justice successives. En particulier, la dissolution en 2018 du Conseil national de la magistrature et les modifications apportées à sa composition, en violation des règles inscrites dans la Constitution, frappent d’irrégularité toutes les nominations de juges auxquelles le Conseil « réformé » a procédé et partant, toutes les décisions qu’ils ont pu ou seraient amenés à prendre.
Compte tenu d’un tel degré d’incertitude, un certain nombre de tribunaux d’autres États membres de l’UE n’exécutent plus les mandats d’arrêt européens originaires de Pologne. À l’intérieur même du pays, dans des affaires « ordinaires » et a priori non politiques (versement de prestations sociales, escroquerie), de plus en plus de plaignants se tournent vers la Cour européenne des droits de l’Homme pour faire valoir que les jugements dont ils s’estiment lésés ont été prononcés par des magistrats irréguliers.
L’impossibilité objective d’identifier le droit applicable en Pologne s’étend jusqu’à la matière législative en raison de la mise au pas de la Cour constitutionnelle en 2015-2016. En réponse à un litige opposant un producteur de gazon à l’État pour des dommages causés par du gibier (une loi en fait la propriété de l’État), la Cour européenne des droits de l’Homme a reconnu, dans un arrêt rendu le 7 mai dernier, que l’élection inconstitutionnelle de certains juges à cette institution avait privé le plaignant de son droit à un tribunal établi par la loi.
Même si la Cour de Strasbourg n’est pas allée jusqu’à remettre en cause l’ensemble des décisions adoptées par cette Cour constitutionnelle avec la participation des juges « mal nommés », les plaignants, leurs avocats et les juridictions en Pologne, eux, pourront le faire sur la base de son arrêt. D’après le décompte d’Ewa Siedlecka, journaliste spécialisée en droit, 352 décisions sont ainsi susceptibles d’être écartées, dont la très controversée quasi-interdiction de l’avortement prononcée en octobre dernier. Il est d’ailleurs probable que de tels recours soient bientôt déposés, en plus d’autres liés à une gestion de la pandémie dénuée de cadre juridique solide (fermetures de commerces, aides d’État, obligation de se masquer…).
Bien que le soutien des Cours de Luxembourg et de Strasbourg à la défense de l’indépendance des tribunaux polonais atteste de la fonction d’ancre que peuvent exercer l’Union européenne et le Conseil de l’Europe face aux dérives autocratiques de certains États, il rappelle aussi l’évidence selon laquelle la force du droit tient avant tout à son acceptation volontaire et de bonne foi par les personnes qu’il lie.
Le naufrage de la Pologne dans le chaos juridique devrait enfin servir d’avertissement à ceux qui, ailleurs en Europe, seraient tentés de jeter par-dessus bord tribunaux, normes et procédures pour pouvoir gouverner – ou être gouvernés – sans entrave et donner toute licence à l’action politique. Sans la continuité que tisse le droit entre les générations et, à une échelle de temps plus courte, entre des gouvernants nécessairement changeants, aucun projet collectif ne peut être durable.
[1] Mateusz Błachucki, Niezależność organów administracji publicznej na przykładzie ewolucji statusu prawnego Prezesa UOKiK (L’indépendance des organes d’administration publique à partir de l’exemple de l’évolution du statut juridique du président de l’Office de protection de la concurrence et des consommateurs), Prawo, vol. 329, 2019, pp. 263-275, https://doi.org/10.19195/0524-4544.329.21.
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