Nucléaire français, charbon polonais: un même problème de (mono)culture et de conflits d'intérêts edit

18 février 2020

Après avoir en septembre dernier invité les jeunes grévistes pour le climat à "aller en Pologne", pays qui "bloque tout" dans les négociations européennes sur les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre, le président français Emmanuel Macron s'est décidé à faire lui-même le voyage. Ce premier déplacement, tardif au regard du poids de la Pologne et de la vingtaine de pays membres de l'UE déjà visités par le chef de l'État, a toutefois mis en scène la volonté partagée de Paris et de Varsovie d'ouvrir un "nouveau chapitre" dans leurs relations en tournant la page sur quatre années d'affrontements verbaux autour de sujets comme le dumping social, l'État de droit, ou encore précisément la politique climatique.

Dans ce dernier domaine, Emmanuel Macron a présenté une offre simple et claire pour convaincre les autorités polonaises de rejoindre les vingt-six autres États membres qui ont déjà approuvé en décembre l'objectif européen de neutralité climatique à l'horizon 2050. D'un côté, la France soutient la proposition de la Commission européenne de créer un "Mécanisme pour une transition juste [vers l'économie verte]" et demande à ce que la Pologne soit la plus grande bénéficiaire de cette enveloppe dont le montant total pourrait, selon la Commission, dépasser les 100 milliards d'euros. Dans le même temps, afin de remplacer les centrales à charbon que la Pologne devra inévitablement fermer pour atteindre la neutralité carbone, la France propose sa technologie de production d'énergie d'origine nucléaire. En d'autres termes, l'industrie française espère, avec l'appui de l'exécutif, pouvoir construire en Pologne des centrales nucléaires cofinancées par l'UE.

En apparence gagnant-gagnant, ce "deal" n'est pas pour autant dépourvu de points faibles et d'incertitudes. Tout d'abord, le programme polonais de développement de l'énergie nucléaire, qui existe sur le papier depuis plus de dix ans, entrera-t-il un jour en phase de réalisation ? Deuxièmement, même si le gouvernement confirmait et concrétisait sa décision de construire des centrales nucléaires, choisirait-il la technologie française, compte tenu des déboires des chantiers de Flamanville et d'Olkiluoto ainsi que de la concurrence de l'américain Westinghouse, favorisé par la très agressive diplomatie économique de Washington et le tropisme atlantiste de Varsovie ? Enfin, l'Allemagne, premier contributeur au budget de l'UE et désormais très anti-nucléaire, acceptera-t-elle de financer de fait la construction à ses frontières de centrales nucléaires ?

Au-delà de la question des chances de succès de l'offre française, sa simple existence et la surprenante entente trouvée entre une France autoproclamée championne du climat et une Pologne viscéralement attachée au charbon suggèrent que les cultures des deux pays dans le domaine énergétique ne sont pas si éloignées qu'il n'y paraît.

Le premier point commun entre la France et la Pologne est d'avoir un bouquet énergétique caractérisé par une forme de monoculture absente dans les autres pays européens de grande taille. Malgré une même intention de part et d'autre de diversifier les sources d'électricité, l'énergie nucléaire et les centrales à charbon continuent de représenter dans chacun des pays plus de 70% de la production intérieure. Dans les autres "grands" pays européens, aucun type de source ne pèse plus de 50% de la production nationale d'électricité.

Cette prédominance d'une technologie a en outre une origine similaire : une volonté politique, dans la deuxième moitié du XXe siècle, de retrouver ou de conserver une certaine indépendance énergétique à l'égard de pays étrangers. Dans le cas français, le plan Messmer de passage au "tout nucléaire" devait réduire la vulnérabilité aux embargos et hausses de prix du pétrole importé du Moyen-Orient.

En Pologne, contrairement à ce qu'affirme aujourd'hui le Premier ministre Mateusz Morawiecki et ce qu'a répété Emmanuel Macron, le charbon n'a été ni subi, ni imposé, mais bel et bien choisi. En effet, l'URSS avait proposé à Varsovie du gaz naturel et des centrales nucléaires pour la production de chaleur et d'électricité. Ces deux technologies ont été ou sont d'ailleurs présentes dans la quasi-totalité des anciennes démocraties populaires et des républiques soviétiques. Les autorités polonaises, nationalistes avant d'être communistes, s'étaient néanmoins distinguées des autres gouvernements du bloc de l'Est en déclinant poliment l'offre "fraternelle" de l'URSS pour continuer à exploiter le charbon national et se mettre à l'abri de possibles chantages. Lech Walesa lui-même ne disait-il pas que "les communistes polonais sont comme des radis – rouges à l'extérieur, mais blancs à l'intérieur" ? Au demeurant, bien des années plus tard, les conflits gaziers entre la Russie et l'Ukraine confirmeront que leurs craintes n'étaient pas infondées.

Cet attachement à la souveraineté énergétique se double d'un attachement presque culturel et sentimental à la technique qui l'a rendu possible. En France, le corps des ingénieurs des mines, dont sont issus de nombreux hauts responsables politiques, administratifs et économiques, joue depuis des décennies un rôle central dans la promotion puis la défense du nucléaire civil [1]. Côté polonais, les mineurs de charbon, en plus d'être fortement syndiqués et capables d'organiser de vastes mouvements sociaux, bénéficient du soutien de la puissante Église catholique. Souvent pieux, les mineurs incarnent aussi, du point de vue des prêtres, un modèle social grâce à un dur labeur anoblissant et des salaires relativement élevés qui permettent d'entretenir des familles nombreuses sans que les épouses n'aient besoin de travailler. Sans surprise, le nucléaire et le charbon font donc l'objet dans chacun des pays d'un consensus transpartisan et quasi-unanime.

À ces motivations qui prennent parfois le dessus sur l'objectif premier de toute politique énergétique – assurer une fourniture d'énergie stable et durable à un prix compétitif en limitant autant que possible les impacts négatifs sur la santé humaine et l'environnement – s'ajoute, en France comme en Pologne, un conflit d'intérêt fondamental qui rend illusoire le principe de neutralité technologique vis-à-vis des moyens de poursuivre cet objectif. Dans les deux pays, l'État cumule les fonctions de législateur en charge de la définition de la politique énergétique et d'actionnaire majoritaire des grandes entreprises liées aux filières nucléaire et charbon, de l'extraction de combustible (Orano pour l'uranium, charbonnages PGG et JSW en Pologne) à la construction et l'exploitation des centrales (EDF en France, PGE, Tauron, Enea et Energa côté polonais).

En Pologne, le conflit d'intérêts est accentué par l'entrée des énergéticiens au capital des charbonnages, dictée il y a quelques années par l'État pour renflouer des mines au bord de la faillite. En conséquence, il est difficile de discerner si les choix technologiques et les décisions d'investissement des énergéticiens obéissent d'abord à l'objectif de politique énergétique ou à la nécessité de trouver des débouchés pour le charbon des mines.

On prête souvent à Charles Erwin Wilson, PDG de General Motors dans les années 1940, la phrase selon laquelle "ce qui est bon pour General Motors est bon pour l'Amérique". En réalité, avant de devenir secrétaire d'État à la Défense, il avait déclaré "avoir cru pendant des années que ce qui était bon pour notre pays était bon pour General Motors, et vice versa." À Paris comme à Varsovie, il semble bien que l'on s'en tienne toujours à la version erronée de la citation. Dès septembre 2018, le Réseau Action Climat révélait à ce propos une entente franco-polonaise pour conserver la possibilité de subventionner le fonctionnement de centrales nucléaires ou à charbon sans droit de regard de l'UE [2]. Au détriment de l'intérêt des contribuables européens.

 

[1] Alain Beltran, "Nucléaire civil et corps des Mines : de la continuité en politique industrielle", in: Anne-Françoise Garçon et Bruno Belhoste (dir.), Les ingénieurs des Mines : cultures, pouvoirs, pratiques, Comité pour l'histoire économique et financière de la France, Paris, 2012.

[2] Réseau Action Climat, "Alliance d’intérêts entre le charbon polonais et le nucléaire français", 13 septembre 2018, https://reseauactionclimat.org/alliance-interets-charbon-polonais-nucleaire-francais/ (consulté le 10 février 2020).