L’inquiétant retour de la race edit

1 juillet 2019

Nous assistons, depuis quelques années, à ce que l’on pourrait nommer une extension du domaine de la race dans le monde académique. On a en effet le sentiment que pour un certain nombre d’auteurs qui, pour la plupart d’entre eux, se disent appartenir à la pensée décoloniale, il faudrait briser le consensus scientifique sur l’inexistence biologique des races dans l’espèce humaine. La lucidité serait à ce prix. Nous voudrions, dans un premier temps, brièvement montrer que ces tentatives sont scientifiquement illégitimes, avant d’essayer de cerner les objectifs de cette offensive politique aux relents fortement identitaristes et d’en souligner les impasses.

Illégitimité de la race en tant que concept biologique

Si le sens commun utilise la notion de race pour désigner une subdivision de l'espèce humaine, les scientifiques, dès le XVIIIe siècle, soulignent la forte indétermination des classifications raciales, aussi bien à propos du nombre de races retenues que des critères utilisés. Cette indétermination constitue l'indice de l'arbitraire ayant présidé à leur élaboration. De nombre et de contenu variables, les types retenus étaient supposés ordonner la diversité génétique. La démarche typologique a néanmoins trouvé un second souffle grâce aux progrès de la taxonomie numérique et de la génétique des populations.

La taxonomie numérique se fonde sur la mesure de la distance biologique (ou différence entre populations) pour un ensemble de caractères dont la variation est totalement, ou largement, de nature génétique et délimite ainsi des « agglomérats » de populations. Or l'humanité actuelle ne constituant pas un ensemble de populations panmictiques fermées, son découpage présente une forte part d'arbitraire. Quel que soit l'intérêt des attributs biologiques pour élaborer une typologie mesurant la différence entre populations, le tableau construit à partir de ces données ne constitue pas un outil fiable pour grouper logiquement ces populations en taxons (i. e. en sous-ensembles).

Les travaux des généticiens des populations vont dans le même sens : la subdivision en races ne rend compte que d'une part très faible de la diversité génétique propre à l'espèce humaine. Comme le résumait le regretté Jean Gayon, « le problème de toute tentative de ce genre dans le cas de l'homme est que, dès que l'on fait intervenir plusieurs critères, les distributions géographiques ne se recouvrent pas ». Ainsi, « toute classification devient affaire de convenance »[1]. S’il « existe objectivement entre les hommes des différences qui résultent de l'histoire passée des groupes en tant que tels (adaptation au climat, migration, isolement...), ces différences n'autorisent pas pour autant à parler de types raciaux disjoints »[2]. On ne saurait mieux dire. La conclusion s'impose : aucune classification raciale opérante de notre espèce n'est possible.

Le retour de la « race »

Pourtant, certains chercheurs et militants tendent à considérer que l’on ne peut se passer du concept pour décrire les discriminations dont sont victimes des populations dites « racisées » ou « racialisées ». Il ne s’agit plus seulement d’analyser le concept de race en tant que catégorie sociale d’exclusion et de meurtre, pour reprendre les termes de Colette Guillaumin[3]. Quand cette dernière stigmatisait les racistes, elle leur prêtait l’expression : « Je sais bien, mais quand même… ». Désormais, de plus en plus souvent, le « Je sais bien, mais quand même » signifie que les chercheurs ne doivent plus tenir pour acquises les évidences d’antan.

Déjà, en février 2014, La Vie des Idées avait proposé, sous la plume de Thierry Grillot, de montrer qu’il fallait parler de la race, laquelle était « loin d’être simplement, comme on le dit trop souvent, un simple héritage du passé ». Les intentions exprimées étaient louables : la lutte antiraciste peut être menée tout aussi efficacement si l’on reconnaît la pertinence de la notion de race, celle-ci étant « bel et bien un objet de recherche pour la biologie »[4].

Il est remarquable que, dans cet objectif, soit exhumé le combat d’un des pères fondateurs de la génétique des populations, Theodosius Dobzhansky. Celui-ci, dans les années 1950, avait combattu « l’entreprise tyrannique des sciences sociales », c’est-à-dire « la négation de l’existence des races humaines ». Il serait ainsi nécessaire de lutter contre le racisme « tout en maintenant la race comme catégorie d’analyse du vivant humain ». Aussi évoque-t-on la protestation de certains généticiens de l’époque (contre la première Déclaration de l’UNESCO qui avait délégitimé la notion) pour faire de la race un instrument utile dans le champ de la connaissance. Il faut noter que cette réhabilitation est un processus rampant encore assez peu repérable dont la dénonciation d’ailleurs suscite incompréhension voire hostilité.

L’idée qu’il puisse exister un discours racial légitime semble ignorer qu’une entreprise typologique fondée sur la différenciation raciale, aussi neutre qu’elle puisse paraître, engendre nécessairement des effets métaphoriques non dominés. Il semble tout à fait exclu de détacher la notion de race de ses usages racistes et donc de distinguer la « race » du sociologue (ou du chercheur en général) de la « race » du raciste. Les promoteurs du concept de racialisation ont ainsi, à leur corps défendant, contribué à essentialiser des groupes qui n’ont d’autre existence que celle que lui prêtent les bâtisseurs de catégories[5].

Situation d’autant plus grave que ce risque d'essentialisation des identités raciales semble inscrit dans la forme humaine de sociabilité[6]. L'idée qu'il existe réellement des races différentes dans l'espèce humaine appartient à l’inépuisable réserve des évidences communes car elle permet, comme l’avait vu Pierre-André Taguieff, « de mettre un ordre élémentaire dans la diversité humaine »[7]. D'ailleurs, son usage est antérieur à l'apparition des théories racistes classiques. Toute société, en effet, produit des différences entre individus et tend à les percevoir comme inscrites dans un ordre naturel intangible. Notre façon de penser renonce difficilement au lien entre l'apparence corporelle et les productions culturelles. On pouvait espérer que le processus d'égalisation des conditions (pour parler comme Tocqueville) conduise à la disparition de ce lien hérité des temps d'inégalité. Mais cet espoir n'était pas fondé. En effet, la société moderne, caractérisée par une mobilité sociale relativement forte (au regard des sociétés non industrialisées), voit se perdre le fondement de l'hétérogénéité et, ainsi, accroît l'angoisse face à l'autre. Détruisant les rapports hiérarchiques traditionnels, elle rend nécessaire l'institution de différences arbitraires afin de maintenir l'identité sociale. Les “ différences ” raciales remplissent parfaitement cette fonction. Le racisme, dans cette perspective, apparaît de la sorte comme le résultat de la recherche de différences substitutives[8].

Entendons-nous bien : nous ne nions évidemment pas l’utilité de reconnaître, dans l’objectif de contribuer à la réalisation d’objectifs antiracistes, la pertinence du fait que constitue aujourd’hui l’existence de groupes conventionnellement définis comme raciaux, même en l’absence de tout élément biologique unificateur. Mais, s’il serait absurde de prétendre que la construction des groupes raciaux ne repose sur rien de “naturel”, il est crucial de comprendre que nous avons affaire à des différences superficielles desquelles aucune conclusion normative ne peut être tirée.

La question essentielle pour notre propos est la suivante : la notion de race appartient-elle au monde naturel, au sens où elle serait un principe fondamental de division de l’humanité ? Cette thèse ne résiste pas à l’examen, ne serait-ce que parce que, comme nous l’avons noté supra, les classifications raciales sont fondées sur une perception déterminée par son contexte (d’où la diversité taxonomique), mais aussi, en raison de l’impossibilité d’identifier des catégories discrètes aux contours strictement définis sur la base de l’évidence sensible. Dès lors, pour employer le vocabulaire de John Stuart Mill, les races appartiennent à des « genres superficiels » (dont « les composantes n’ont de commun que les marqueurs qui nous les font ranger dans la même catégorie »[9]) et non à des « genres réels » (dont « les composantes présentent de nombreuses ressemblances indépendamment desdits marqueurs »)[10]. Ce point fait (ou devrait faire) l’objet d’un consensus ontologique : l’essentialisme, autrement dit ici la thèse qui voit la race comme une catégorie élémentaire de l’identité, dotée d’un pouvoir explicatif, doit être rejeté.

Cette conclusion ne signifie pas qu’il faille totalement négliger l’usage populaire du recours à des marqueurs corporels visibles. Mais cette approche phénoménologique, laquelle recommande de ne pas « déréaliser » à l’excès les identités de « race » est-elle heuristique ? Ne risque-t-on pas de renforcer les préjugés au lieu de modifier, comme souhaité, « le réseau des significations assignées aux différences visibles »[11] ?

Les impasses du décolonialisme

Il faut préalablement reconnaître que les études postcoloniales ont posé des questions injustement négligées. Nous ne pouvons donc faire l’économie de l’anticolonialisme. soit négliger les apports d’Edward Saïd (et la critique de catégories, stéréotypes massifs, telles qu’Orient et Occident), d’Edouard Glissant, ou encore d’Hélé Béji, essayiste tunisienne, soulignant que la décolonisation n’a pas été une victoire contre la « civilisation ». Le véritable anticolonialisme a le souci de dissiper les préjugés raciaux qui ont servi de justification à la colonisation elle-même.  Ce rappel est nécessaire pour démasquer l’imposture de ceux qui prônent aujourd’hui le retour de la race au nom même de l’antiracisme[12].

Le récit proposé par le courant décolonial est, en effet, fort différent. Si l’on souhaite comprendre les discriminations subies par les groupes dits « racisés », il faut prendre acte du fait que si les efforts pour se débarrasser de la race n’ont pas été couronnés de succès c’est, comme l’affirme explicitement Rachida Brahim, pour « la simple raison que la race ne relève pas d’une catégorie idéologique : elle un critère de classement qui participe à l ‘établissement de l’ordre social »[13]. En vérité, la race n’est plus, dans la pensée décoloniale, une « catégorie superficielle ».

L’influence des cultural studies et des subaltern studies est incontestable : elle conduit à ce que Gilles Clavreul a justement nommé « une approche désinhibée de la notion de race »[14]. Le même auteur insiste sur l’influence conjointe de quelques théoriciens d’Amérique latine, tels le sociologue portoricain Ramón Grosfoguel, dont l’influence sur l’idéologie du Parti des Indigènes de la République (PIR) est clairement établie. En effet, afin de défendre, au moins implicitement, les positions défendues par le PIR et, plus particulièrement, par sa présidente, Houria Bouteldja[15], certains intellectuels éminents construisent une étrange opposition entre deux formes d’antiracisme.

D’un côté, ils distinguent un antiracisme moral coupable de se méprendre sur la nature du racisme, se contentant ainsi de « répéter le principe universel de l’égalité des êtres humains, affirmer la disqualification scientifique du concept de race biologique, rappeler à l’envie (sic) qu’“ il n’y a qu’une seule race : la race humaine" » (sur le blog de Hourya Bentouhami). De l’autre, ils pointent un antiracisme « politique », lequel affirmerait deux choses fondamentales : « Premièrement, le racisme a des conditions historiques et politiques ayant présidé à son émergence et déterminant sa forme, variable au cours de l’Histoire » et « deuxièmement le racisme produit des conséquences politiques ».

Comment peut-on ainsi enfoncer doctement des portes ouvertes ? Qui, parmi les antiracistes, pourrait contester de telles évidences ? Et quelle peut bien être la portée de l’opposition entre antiracisme moral et antiracisme politique ? Comment ne pas comprendre que la posture morale est évidemment le point de départ d’une indignation qui doit trouver son expression politique.

Ce discours doit être analysé dans sa complémentarité avec une stratégie visant à ériger le point de vue des victimes en vérité unique et exclusive du processus de stigmatisation, comme le fait, entre autres auteurs, Eric Fassin, à propos des Suppliantes d’Eschyle. Il n’importerait guère que le metteur en scène ne soit pas raciste, que ses intentions soient louables puisque, pour juger, l’on ne retiendra que le point de vue des « racisés ». Il serait certes déraisonnable de ne pas considérer les victimes comme fondées à décrire l’oppression de leur propre point de vue. Nous savons bien que de l’ouverture de l’espace discursif à d’autres publics peut surgir la conscience de nos présupposés. Nous savons également que nos intentions, aussi égalitaires soient-elles, ne sont pas immunisées contre les aveuglements liés à notre position sociale. Mais ces aveuglements, les « racisés » y échappent-ils nécessairement ?

C’est donc dans un combat bien douteux que s’engagent ceux qui se réclament de l’antiracisme « radical ». En définitive, de façon plus ou moins consciente, ils en viennent à réduire le racisme à la domination et à l’exploitation, c’est-à-dire à faire de sa forme coloniale la seule à pouvoir être pensée. Mais c’est oublier l’existence du rejet et de l’exclusion. En effet, les électeurs du Rassemblement national veulent voir les immigrés et leurs enfants retourner dans « leur » pays. Or, on ne peut dominer celui avec qui on n’a pas de liens, précisément parce qu’on l’a exclu. Et, surtout, le génocide, qui représente le pire de ce à quoi le racisme peut aboutir, est incompatible à terme avec les idées d’exploitation ou de domination. Il semblerait dès lors que l’antisémitisme demeure l’impensé de cette étrange forme d’antiracisme.

 

[1] Jean Gayon, « Le philosophe et la notion de race », L'Aventure humaine, 8, décembre 1997, p. 31-32.

[2] Ibid., p. 37.

[3] Colette Guillaumin, L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Paris-La Haye, Mouton, 1972

[4] Ces mêmes intentions sont au fondement du nouveau dossier que vient de proposer la revue, sous forme d’entretiens croisés entre cinq chercheurs.

[5] Voir les réponses de Gwénaële Calvès in Juliette Galonnier & Jules Naudet, « Race et intersectionnalité. Entretiens croisés, 1e partie », La Vie des idées, 11 juin 2019. 

[6] Si l’on définit l’homme par des virtualités en attente d’effectuations, on se gardera de penser que le racisme est une conséquence nécessaire de ce besoin d’essentialisation. C’est là tout l’enjeu d’une éducation visant à éradiquer les préjugés.

[7] Pierre-André Taguieff, « Le racisme », Les Cahiers du CEVIPOF, 20, 1998, p. 67.

[8] Franck Tinland, La Différence anthropologique. Essai sur les rapports de la nature et de l'artifice, Paris, Aubier Montaigne, p. 23-33.

[9] Voir Magali Bessone et Daniel Sabbagh (dir.), Race, racisme et discriminations. Anthologie de textes fondamentaux, Paris, Herrmann, L’avocat du diable, 2015, p. 15.

[10] Ibid.

[11] Linda Alcoff, « La phénoménologie de l’"incorporation" raciale », in Bessone et Sabbagh, op. cit., .,p. 104.

[12] Alors que l’anticolonialisme ne sacrifie pas, par nature, les principes universalistes, les décoloniaux font de la race une réalité structurant les oppositions entre « Blancs » et « racisés ».

[13] Rachida Brahim in Juliette Galonnier & Jules Naudet, art. cité, 11 juin 2019.

[14] Gilles Clavreul, « Radiographie de la mouvance décoloniale : entre influence culturelle et tentations politiques », Fondation Jean Jaurès, 22-12-2017.

[15] Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous, Paris, La Fabrique, 2016.