L’être humain est-il un animal comme les autres? edit
S’il est vrai que les anciennes dichotomies, nature/culture, corps/esprit, nature/histoire, pour ne citer qu’elles, ont été remises en cause ces dernières décennies, faut-il en déduire que nous devrions adopter une pensée de l’inséparation, définie comme le refus d’accorder plus d’importance à l’humain qu’à un récif de corail ? L’antispécisme radical, qui se différencie rarement de l’antihumanisme, se caractérise, selon la formule de Dominique Quessada (voir AOC, 19 décembre 2019), par un « anarchisme ontologique », lequel considère que « tous les étants ont droit à la même dignité d’être ». On ne manquera pas de souligner le vocabulaire ici choisi : même si d’autres auteurs (Levinas, par exemple) l’ont utilisé, « étant » renvoie immanquablement à Heidegger. La fascination que ce dernier, nazi non repentant, exerce sur des auteurs fortement engagés à gauche ne manque pas de surprendre.
Il faut insister, comme l’a fait Paul Ariès, sur le caractère paradoxal de l’antispécisme. Alors que le légitime souci de la nature suppose la défense des espèces et de la biodiversité, les antispécistes, notamment sous leur occurrence animaliste, défendent une logique abolitionniste qui conduirait à un monde sans animaux. L’antispécisme n’a donc rien de commun, confusion courante, avec l’écologisme. Le refus de distinguer entre les espèces vivantes, au nom d’une idéologie confuse fondée sur le primat de la souffrance, ne protège pas contre des comparaisons odieuses entre l’abattage des animaux et la Shoah. Là encore s’exprime, sous une forme exacerbée, la haine de la modernité, héritage heideggerien. Ce désordre de la pensée prend sa source dans le mouvement général, né dans les années 1970, de contestation de la démarche scientifique et de sa volonté subséquente de typologisation.
Il semblerait ainsi que la thèse de la fin de l’exception humaine, pour reprendre le titre de l’excellent livre de Jean-Marie Schaeffer, c’est-à-dire celle d’une espèce autonome, d’un empire, celui du sens, qui n’aurait rien à voir avec la nature, ait conduit certains auteurs à des conclusions indues. Nul, dans le monde scientifique, ne met en cause notre appartenance au règne animal. Cela doit-il conduire à l’indistinction, entendue comme théorie post-moderne qui ne se laisserait pas berner par un humanisme d’un autre temps ? Non, évidemment. S’interroger sur les spécificités humaines, ce n’est pas chercher à fonder une hiérarchie à partir de laquelle il serait permis d’exploiter les non-humains, comme semblent le craindre les partisans de la « nouvelle ontologie ». Ce n’est pas non plus placer l’espèce humaine au sommet de l’évolution, ne serait-ce que parce qu’une telle proposition est, scientifiquement, dépourvue de sens.
Il est néanmoins fortement permis de penser que nous sommes, en tant qu’homo sapiens sapiens, des singes très différents du chimpanzé ou du bonobo. Nous avons en effet infiniment plus de neurones et, surtout, de synapses que notre cousin, et ces différences, largement dues à de petites mutations, ont des conséquences décisives sur le développement. Celui du cerveau humain dure jusqu’à trente ans environ alors que celui du chimpanzé est achevé à 6 ou 7 ans. Et surtout le premier, bien davantage que le second, se réalise dans un milieu social : on peut dire que le cortex est sécrété par le milieu social. Ce processus s’accomplit lors des périodes transitoires de plasticité du développement du cerveau. L’apprentissage s’inscrit en quelque sorte dans la structure de la matière cérébrale. Sa durée est longue : l’humain est un animal néoténique[1], ce qui explique très largement la spécificité du psychisme humain. La néoténie est en quelque sorte ce qui promet à l’être humain un avenir de culture.
Aussi ce dernier produit-il un certain type de connaissance, tout à fait unique, la science. Il est en outre le seul animal capable d’action morale, par laquelle il peut obéir à des valeurs universelles. Et, comme Francis Wolff l’a montré, notamment dans son dernier livre, Plaidoyer pour l’universel (Fayard, 2019), c’est dans l’union indissociable du langage et de la raison que se trouve le fondement de la différence anthropologique. L’humain est en effet doté de raison dialogique. Celle-ci s’exprime clairement dans ce que F. Wolff nomme la « scène primitive » de l’humanité : « Deux petits d’homme fixent d’un commun accord implicite le même objet sans autre but que de constituer à la fois un monde d’objets hors d’eux et un monde commun entre eux ». Cette scène primitive contient tout ce qui fait l’humanité de l’homme : « Le monde objectif, le “je” et le “tu”, l’identification alternée de l’un à l’autre, l’interaction originaire entre un humain et tout autre humain, le oui et le non du dialogue, l’entente et le différend, la coopération et la rivalité – et le monde commun sur fond d’un réel à partager ». C’est pourquoi l’être humain possède un trait remarquable : la capacité de se déprendre de soi et ainsi d’accorder toute sa place à l’attention conjointe, celle-ci étant la capacité de détecter les intentions de l’autre, c’est-à-dire d’accéder à des états mentaux qui ne sont pas les miens. On peut considérer cette capacité comme anthropologiquement définitoire.
Il n’existe aucune bonne raison de s’abstenir de rechercher les traits spécifiques d’une espèce. Les nôtres font l’objet d’un programme inscrit dans un génome, mais ce dernier définit un ensemble de virtualités en attente d’effectuations, ce qui signifie que l’homme n’est pas stricte programmation, que dès lors la liberté ne se confond pas avec la nécessité. Tout donne à penser que nos représentations se construisent à la fois sur une base innée et au cours du développement. L’histoire est bien le mode d’existence de notre espèce, mais celle-ci n’est pas réductible à son histoire. Il est dès lors possible de dresser le tableau d’une « vie décentrée à l’égard d’elle-même en direction d’autrui, déportée loin d’elle-même par l’efficace hominisante de la culture ; une vie sous le signe du monde commun »[2].
Pour rendre compte de la différence anthropologique, autrement dit pour concilier, d’une part, la constitution naturelle de l’humain et, d’autre part, l’intentionnalité individuelle, le dialogue entre sciences humaines et sciences biologiques est indispensable. Il est donc inquiétant que se développent des pensées de l’indistinction dont le point commun est de contester la légitimité de la démarche anthropologique et, au-delà, de jeter un regard suspicieux, au nom du relativisme cognitif, sur l’entreprise scientifique.
[1] Sans entrer dans les détails de l’hypothèse émise par l’anatomiste néerlandais Louis Bolk en 1926, elle souligne les conséquences chez l’être humain de la lenteur de son développement. Voir Georges Chapouthier et Alain Policar, « La néoténie humaine. Une idée à relancer », Pour la science, n° 452, juin 2015.
[2] Étienne Bimbenet, Le complexe des trois singes. Essai sur l’animalité humaine, Paris, Seuil, 2017.
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