Bruno Latour, le virus et la vérité edit
Dans l’entretien accordé à Thibaut Sardier (Libération du jeudi 14 mai), Bruno Latour explique qu’entre ses premiers travaux (sur les microbes) et aujourd’hui, ses engagements « épistémologiques » fondamentaux n’ont pas changé. On ne peut encore, écrit-il, « cerner le virus, socialement, politiquement, collectivement » et il ajoute : « Il est une construction extrêmement labile ». L’usage de ce terme, construction, rappelle l’adhésion de Bruno Latour au constructivisme, « philosophie » officielle de la sociologie empirique des sciences. Parce que l’activité scientifique ne peut être séparée des cadres sociaux au sein desquels elle se réalise, toute « vérité » scientifique est une construction, ce qui signifie qu’elle ne saurait découler de la démonstration, de la preuve publique, comme l’on pourrait naïvement être tenté de le croire.
La vérité est-elle soluble dans le social?
Ce qui importe dès lors est la question de la fabrication et de la négociation du sens. Dans cette perspective, les catégories d’objectivité et d'exactitude deviennent des catégories locales, des productions historiques. On comprend qu'il convient alors de corriger le jugement habituel selon lequel si les savoirs scientifiques circulent c'est en raison de leur universalité par l'évidence contraire selon laquelle ils sont décrits comme universels précisément parce qu’ils circulent. Les sciences ne sont donc plus des activités cognitives, progressant par la résolution de controverses. Dès lors, la classique distinction entre la logique de la justification et la logique de la découverte n’est pas pertinente, puisque le conceptuel, le matériel et l'instrumental ne peuvent être séparés du social et du politique. L'autorité acquise dans la vie sociale peut donc influencer la détermination même de ce qui sera considéré comme un résultat scientifique. Cette approche refuse toute idée d'une quelconque autonomie de la science par rapport au social : la vérité serait soluble dans celui-ci. Le scientifique devient alors un simple constructeur de modèles, la référence à une nature dont il faudrait expliquer le comportement étant sans objet. C’est bien ce qu’affirme, avec une constance méritoire, Bruno Latour : « Le virus n’a rien à voir avec la “nature”. Quand on voit la diversité incroyable des réactions au virus, que ce soient les corps individuels, les corps sociaux, les corps nationaux, on s’aperçoit que l’image d’un événement de la nature qui tomberait de l’extérieur et uniformément sur les pauvres humains n’a rigoureusement aucune espèce de sens » (Libération, 14-5-2020, p. 20). De l’interrogation (légitime) sur la manière dont a été pensée la séparation entre nature et culture, on passe donc à l’inexistence d’une réalité naturelle indépendante.
Héritière de Thomas Kuhn et, surtout, de Paul Feyerabend, la sociologie des sciences contemporaine attribue, dans l’explication des résultats scientifiques, une place prépondérante, pour ne pas dire unique, aux critères externes, tout particulièrement au poids des logiques financières, politiques et technologiques (Bruno Latour ne manque pas de rappeler « le triomphe financier et technique des Gafa »). Cette sociologie adhère implicitement à l’idée que le chercheur est animé, pour l’essentiel, par des intérêts professionnels. S’il ne fait guère de doute que les scientifiques recherchent une rétribution de leurs travaux, il est plus difficile d’admettre qu’ils construisent une réalité en fonction de leurs convictions personnelles. Si seuls les facteurs de détermination externe jouaient un rôle, il serait difficile de décider quelles observations sont susceptibles de départager des théories scientifiques rivales.
Cette vision de la recherche est en adéquation avec l'idée que le sens et les preuves seraient socialement négociés entre scientifiques. Certes, il n'est pas question de nier l'existence de controverses scientifiques. Mais celles-ci s'expliquent par le fait que les théories sont « sous-déterminées » par les faits. Le refus de la distinction entre une preuve expérimentale et une conviction mène tout droit au relativisme épistémologique. En identifiant la vérité au consensus, il est douteux que la sociologie des sciences échappe à ce que Raymond Boudon, pour désigner le fait que ce qui est vrai dans l'instant ou dans le court terme peut devenir faux dans le long terme, appelle un paradoxe de composition. L'analogie avec l'enquête judiciaire est éclairante. En effet, tant que l'enquête se prolonge, « les partisans des deux théories T et T' en présence ont bien souvent de bonnes raisons, c'est-à-dire des raisons ni objectives ni pour autant arbitraires, d'adhérer à l'une ou à l'autre »[1]. De même, en science, cas banal, « la préférence du chercheur pour une théorie T apparaît comme fondée en t sur des raisons subjectives et en t+k sur des raisons objectives »[2]. Que l'on ne puisse toujours déterminer la vérité tout de suite n'autorise pas à conclure qu'il n'existe pas de vérité.
La vérité en tant que norme
La position sceptique est pourtant, sous l’influence des philosophes du soupçon, la philosophie spontanée de notre temps. La responsabilité de Michel Foucault dans cette funeste orientation n’est pas douteuse. S’il convient de ne pas sous-estimer l’apport de ce dernier dans le domaine de l’archéologie des connaissances, c’est-à-dire dans celui des conditions de production des discours sur la sexualité, la folie ou la prison, on ne doit précisément pas confondre ces questions des conditions d’existence du savoir avec celles, spécifiques à l’épistémologie, qui en déterminent les conditions de vérité. Dans un entretien de 1977, Foucault affirme que « la “vérité” est liée circulairement à des systèmes de pouvoir qui la produisent et la soutiennent, et à des effets de pouvoir qu’elle induit et qui la reconduisent. “Régime” de la vérité »[3]. Dès lors, ce ne sont pas les faits qui nous contraignent mais le « régime de vérité » de la société à laquelle nous appartenons. Ce raisonnement est idéal-typique du constructivisme de la justification. Dans l’« épistémologie » de Foucault, il n’existe aucune place pour la distinction entre être vrai et être tenu pour vrai. Il est pourtant essentiel de ne pas confondre, comme le souligne Jacques Bouveresse, le caractère historiquement déterminé des moyens dont nous disposons pour décider si une proposition est vraie ou fausse avec « la vérité ou la fausseté de la proposition, qui peut très bien être déterminée sans que nous y soyons pour quelque chose »[4].
Ce qu’un bon philosophe des sciences doit donc prioritairement expliquer, c’est la prépondérance des convergences scientifiques. La question fondamentale est bien, comme l’écrit Pierre Jacob, « de comprendre comment les scientifiques finissent par s'accorder pour décider quelles observations sont susceptibles de départager des théories scientifiques rivales et pour déterminer quelles théories doivent être éliminées »[5]. La sociologie empirique des sciences, à l’opposé, soutient que nos raisons d'adopter une théorie scientifique ne sont pas ipso facto des raisons de la croire ou de la tenir pour vraie. Il est, au contraire, nécessaire de défendre l’idée que la vérité est une norme. Ainsi que l’affirme Pascal Engel, il est impossible de fournir une théorie de la justification de nos croyances sans faire appel au concept de vérité.
Une telle position a des conséquences politiques fort dommageables : « Si les puissants ne peuvent plus critiquer les opprimés parce que les catégories épistémiques fondamentales sont inévitablement liées à des perspectives particulières, il s’ensuit également que les opprimés ne peuvent plus critiquer les puissants. Voilà qui menace d'avoir des conséquences profondément conservatrices »[6]. Il est certainement plus aisé de défendre les valeurs de solidarité, de tolérance ou de liberté si l’on attribue à la vérité, plutôt qu’une valeur instrumentale, une valeur substantielle. On pourrait même craindre que l’abandon de la distinction entre justification et vérité conduise inéluctablement à la disparition de cette dernière. On voit mal ce que la démocratie aurait à y gagner. La vérité est bien l’ultime protection dont disposent les plus faibles contre l’arbitraire des plus forts.
[1] Raymond Boudon, L'Art de se persuader, Fayard, 1990, p. 224-225.
[2] Ibid., p. 225.
[3] Michel Foucault, Dits et écrits, Gallimard, 1994-2001, p. 160. Un « régime de vérité » est constitué par un système épistémique (les règles de justification des énoncés) et par les dispositifs de pouvoir dans lesquels il s’inscrit.
[4] Jacques Bouveresse, « L’objectivité, la connaissance et le pouvoir » in Didier Éribon (dir.), L’Infréquentable Michel Foucault, EPEL, 2001, p. 141.
[5] Pierre Jacob, « La philosophie, le journalisme, Sokal et Bricmont », Cahiers rationalistes, no 533, mars 1999, p. 9.
[6] Paul Boghossian, La Peur du savoir. Sur le relativisme et le constructivisme de la connaissance, Agone, 2009, p. 162.
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