Géographie du mécontentement et du mal-être dans l’UE edit

2 mars 2020

Le soutien aux partis eurosceptiques s’est accru parallèlement à la hausse de la vague populiste qui balaie actuellement l’Europe. Le mal-être et le mécontentement sont alimentés par une série de facteurs qui sont au cœur même du populisme : âge, richesse, éducation ou changement démographique et économique. Nous présentons ici les principales conclusions de notre étude sur la géographie du mécontentement en Europe. Après avoir analysé le vote eurosceptique dans plus de 63 000 districts électoraux de toute l’Europe, les résultats se distinguent des points de vue qui jusqu’à présent prévalaient sur les causes de de la vague populiste. La croissance du vote antisystème est fortement corrélée au déclin économique et industriel à moyen et long terme du territoire combiné avec de maigres opportunités d’emploi et, dans une moindre mesure, à un faible niveau d’éducation. Beaucoup d’autres causes qui jusqu’à présent avaient été avancées pour expliquer ce mécontentement se révèlent moins importantes que prévu.

La croissance du vote eurosceptique

Le 24 juin 2016, les citoyens de l’Union européenne se sont réveillés avec le Brexit. Cependant, le vote en faveur du Brexit n’a pas été le premier signe du désenchantement croissant envers l’UE. Le vote pour les partis opposés à l’intégration européenne n’a cessé de croître depuis 15 ans. Celui pour les formations radicalement opposées à l’intégration est passé de 10 à 18% entre 2000 et 2018 et celui pour les formations plus modérément eurosceptiques est passé de 15% à 26%. L’euroscepticisme est répandu, plus ou moins largement, dans de nombreux pays de l’UE.

Figure 1 – Pourcentage de vote pour les partis opposés à l’intégration européenne, UE 28 (2000-2018)

On trouve chez les partis les plus eurosceptiques deux positions. La première est le choix clair de quitter l’Union. C’est la position qu’ont défendu UKIP au Royaume-Uni, le PVV (Parti pour la Liberté) aux Pays-Bas, et l’ancien Front national en France. La seconde est la volonté de transformer l’UE en une confédération d’Etats plus flexible comme l’ont proposé la Ligue en Italie, Alternative pour l’Allemagne (AfD) ou le parti hongrois Jobbik. Les partis plus modérément eurosceptiques comme l’italien Cinq Etoiles (M5S) ou le hongrois Fidesz, réclament d’abord un changement substantiel de l’UE sans défendre nécessairement l’idée de quitter l’Union ou de la transformer en une Europe des États.

Les déterminants du vote eurosceptique

Jusque récemment, les chercheurs qui ont étudié l’accroissement du vote antisystème se sont concentrés principalement sur les caractéristiques individuelles des électeurs pour rechercher les raisons de l’euroscepticisme. Pour eux, l’archétype de l’électeur eurosceptique est clair : « des personnes âgées, de classe populaire, blanches, ayant un faible niveau d’éducation et qui vivent avec peu de ressources et sans les capacités nécessaires pour s’adapter et prospérer dans le cadre d’une économie post-industrielle et moderne » (Goodwin y Heath, 2016). Les individus ainsi « exclus » sont plus susceptibles de partager des options politiques antisystème. Pour ces chercheurs, l’âge, l’éducation et le niveau de ressources représentent la « sainte trinité » du vote populiste (Ford y Goodwin, 2014Hobolt, 2017Becker et al., 2017). Selon Los et al. (2017), à propos du Brexit, « les citoyens les plus âgés ou moins éduqués, ceux qui se considèrent comme des conservateurs socialement et ceux qui ont moins de revenus sont disposés à abandonner l’UE ». « Le vote en faveur du système et du maintien dans l’UE a été identifié comme rassemblant des citoyens plus aisés, avec un niveau d’éducation plus élevé, plus jeunes et plus progressistes ».

Les résultats de notre recherche mettent au contraire en évidence que, plus que tout autre facteur, le déclin industriel et économique à long terme du territoire est la cause fondamentale de l’augmentation du vote populiste et eurosceptique.

La carte de l’euroscepticisme

Cette carte offre pour la première fois une représentation de la géographie du mécontentement dans l’Union européenne à partir des résultats des élections législatives au niveau national (ou équivalent) dans tous les États-membres. Dans beaucoup d’entre eux, les partis fortement opposés à l’intégration européenne sont devenus une force significative. Ils ont obtenu plus de 25% des voix dans trois États de l’union : Autriche, Danemark et France (Figure 2). Certains États membres comme Chypre, Malte, la Roumanie, les Pays Baltes, l’Irlande et l’Espagne, échappent à la vague anti-européenne mais ils constituent l’exception.

Figure 2 – Pourcentage de votes en faveur des partis qui sont contre ou s’opposent fortement à l’intégration européenne (2013-2018)

Le vote pour les partis hostiles à l’intégration européenne est important dans de nombreuses régions : le sud du Danemark, le nord de l’Italie, le sud de l’Autriche, l’est de l’Allemagne, l’est de la Hongrie et le sud du Portugal sont leurs bastions les plus solides. Les zones rurales et les petites villes sont plus eurosceptiques que les grandes villes. En  France, par exemple, le vote eurosceptique est beaucoup plus faible à Lille, Metz, Nancy ou Strasbourg que dans les banlieues et les zones rurales qui entourent ces villes. Il en va de même en Allemagne, ou le vote anti-européen est beaucoup moins important à Berlin, à Dresde ou à Leipzig que dans les aires qui les entourent. Au nord de l’Italie, il y a des différences significatives entre les villes les plus peuplées (Milan et Turin) et un grand nombre de villes moyennes comme Bergame, Cremone, Brescia, Mantoue, Pavie ou Vercelli. Dans ces dernières et dans les zones rurales du nord italien, le sentiment eurosceptique est beaucoup plus fort. Au Nord et à l’est du Danemark, de la Suède, de la Finlande et de la République Tchèque on note également une forte présence de partis fortement eurosceptiques. En ce qui concerne les partis qui s’opposent à l’intégration européenne de façon plus modérée, leurs scores sont supérieurs à 25% dans dix États ; en Grèce, en Hongrie, en Italie et au Royaume-Uni ils sont supérieurs à 50%.

Figure 3 – Scores des partis plus ou moins fortement eurosceptiques (2013-2018)

Quelles sont les causes du vote eurosceptique ?

Nous avons mis en relation les résultats utilisés pour établir ces cartes avec des facteurs territoriaux (comme le déclin de l’économie, de l’industrie, de la démographie et de l’emploi à moyen et long terme), la densité de population ou les soldes migratoires récents ainsi qu’avec d’autres facteurs que l’on peut trouver fréquemment dans la littérature sur les exclus, comme l’âge, l’éducation, la richesse et le taux de chômage dans la région de résidence.

Les résultats montrent que si l’éducation est un facteur important dans le soutien à l’intégration européenne, et que le manque d’opportunités d’emploi est corrélé avec l’augmentation du vote eurosceptique, là s’arrêtent les similitudes avec le discours dominant sur les exclus.

Une différence importante avec les analyses antérieures concerne le degré de richesse. La plupart de ces analyses ont mis en évidence que les électeurs antisystème venaient de contextes pauvres. Mais lorsque l’on contrôle d’autres facteurs (notamment le déclin économique sur le long terme) les régions les plus riches d’Europe font montre d’une plus grande opposition à l’intégration européenne : les régions qui subissent des processus similaires de déclin économique, même celles dont le niveau de richesse est le plus élevé, sont les plus enclines à voter pour des partis eurosceptiques. Cela explique l’adhésion des Italiens du nord à la Liga : malgré le fait qu’en moyenne ils soient encore des citoyens riches dans l’UE, 30 ans sans croissance économique ont poussé beaucoup d’électeurs à soutenir des options antisystème et anti-européennes.

D’autre part, la forte proportion de personnes âgées (une des explications les plus fréquentes du renforcement du populisme) n’est pas corrélée avec un vote eurosceptique plus élevé. Si l’on prend également en compte l’évolution économique, les niveaux d’éducation et de richesse, on peut observer que les zones comprenant un fort pourcentage de personnes âgées votent moins souvent que les autres tranches d’âge pour les partis anti-européens, tant radicaux que modérés.

Ainsi, c’est le déclin économique et industriel de long terme qui apparaît comme la variable essentielle du vote anti-UE. Comme le signale Gordon (2018), il y a longtemps que l’on prédit que la persistance d’inégalités territoriales persistantes peut conduire à un effondrement politique conséquent. Cependant, plus que le clivage entre les régions riches et les régions pauvres, ce qui fait la différence pour le vote antisystème c’est l’évolution économique et industrielle de long terme. Cela corrobore la théorie des « lieux qui n’ont pas d’importance » (Rodriguez-Pose, 2018), en déclin de long terme après avoir connu un passé industriel glorieux, lieux qui sont les bouillons de culture parfaits pour la progression du mécontentement et du malaise contre le système, ce qui se reflète entre autres dans le vote hostile à l’intégration européenne.

Dans l’ensemble, le vote pour les partis eurosceptiques dans l’UE peut s’expliquer par une combinaison spécifique de facteurs socio-économiques et géographiques. Ces derniers modèrent souvent l’influence des premiers dans les résultats du vote. C’est pourquoi, une fois que le déclin économique et industriel de long terme est pris en compte, il est plus difficile de montrer que les divisions entre ceux qui sont pour et ceux qui sont contre le système « sont  de caractère générationnel ou de classe » (Goodwin & Heath, 2016). Des trois facteurs généralement invoqués, seule l’éducation persiste. L’idée que l’âge et la richesse influent sur le vote anti-EU est au contraire beaucoup plus difficile à étayer. Dans des régions en déclin, les plus âgés et les plus riches sont plus enclins à voter en faveur de l’UE. Le problème n’est pas que les seniors soient antisystème, mais qu’un fort pourcentage de personnes âgées et pauvres vivent de plus en plus confinées dans des zones avec une économie et une industrie en déclin. Si nous prenons en compte ce phénomène, les plus âgés des Européens ne sont pas nécessairement plus opposés à l’intégration européenne que le reste de la population.

Cibler les lieux « qui n’ont pas d’importance »

Le vote antisystème et eurosceptique est en progression. Beaucoup de gouvernements et de partis traditionnels ont des difficultés à réagir face à ce phénomène. Notre recherche offre des propositions nouvelles pour affronter cette situation. Les résultats indiquent que si l’Europe veut combattre la géographie du mécontentement européen, il faudra commencer par s’occuper des lieux « qui n’ont pas d’importance ».

Pour répondre à cette urgence géographique du malaise anti-UE, il faut s’occuper de « la détresse territoriale » et promouvoir des politiques qui aillent au-delà des politiques actuelles centrées surtout sur les grandes villes (en général plus développées et plus dynamiques) ou simplement des régions les moins développées. Il est urgent de trouver des solutions viables pour enrayer l’évolution à long terme des régions à croissance négative, faible ou nulle, et d’offrir des solutions à ces zones qui souffrent du déclin industriel et de la fuite des cerveaux.

Ces politiques doivent dépasser la seule approche de compensation ou d’apaisement et exploiter le potentiel économique ignoré jusqu’à présent que possèdent beaucoup de ces territoires afin d’offrir des opportunités réelles ; des politiques qui soient spécifiquement pensées pour des territoires déterminés. Ce qu’on appelle les politiques sensibles au territoire (« políticas sensibles al territorio », Iammarino et al., 2019) pourrait devenir la meilleure option pour affronter ce déclin économique, la pénurie de ressources humaines et le peu d’opportunités d’emploi qui sont la base de la géographie du mécontentement en Europe. Ce serait peut-être le meilleur antidote pour freiner et inverser la croissance du vote antisystème qui menace, non seulement l’intégration européenne, mais également la stabilité économique, politique et sociale qui a caractérisé la période la plus longue de paix relative et de prospérité dans l’histoire du continent.

Cet article a d’abord été publié par notre partenaire Agenda publica. Traduction : Isabel Serrano.