Espagne: la gouvernance impossible edit

25 juillet 2023

Dimanche 23 juillet, les Espagnols ont voté, relativement massivement (70,40% contre 66,3% il y a quatre ans). Les sondages ne s’étaient pas trompés sur les progrès de la droite : le Parti Populaire (PP) obtient près de 8,1 millions de voix passant de 20,8% à 33% des voix et de 89 à 136 députés ; Vox recule comme l’avaient anticipé les enquêtes pré-électorales passant de 52 à 33 députés et reculant de plus de 600 000 voix à 3,03 millions (12,4% contre 15,1%). En revanche, ils n’avaient pas détecté la résistance du Parti socialiste (PSOE) : avec 7,7 millions de voix (31,7%), il améliore d’un million de voix son résultat de novembre 2019 et gagne même deux députés (122 au lieu de 120). Deux mois après un scrutin municipal et régional désastreux, le PSOE de Pedro Sánchez a réussi à freiner la victoire annoncée de la droite. Au soir du 23 juillet, Sánchez est ainsi apparu comme le vainqueur moral des élections et, à ce jour, semble en position de pouvoir articuler une majorité de gouvernement pour la nouvelle législature. Il a accentué sa légende de résilient, lui dont les mémoires, parus six mois après son accession au pouvoir (on n’est jamais trop prudent) portent le titre de Manuel de résistance…

En effet, la situation parlementaire se présente de la façon suivante. La somme des députés de droite est de 171 (136 pour le PP, 33 pour Vox, 1 pour Union du Peuple Navarais et 1 de Coalition Canarienne). La somme des gauches est de 153 (122 pour le PSOE, 31 pour SUMAR) à laquelle doivent s’ajouter les députés des groupes parlementaires qui ont soutenu jusque-là le gouvernement sortant : 5 du Parti Nationaliste Basque, 6 de EH Bildu (indépendantistes héritiers du groupe terroriste ETA), 7 de la Gauche Républicaine Catalane (ERC), 1 du Bloc Nationaliste Galicien. Soit un complément de 19 voix pour atteindre le chiffre de 172. Restent les 7 députés de Junts pel Catalunya, la formation indépendantiste catalane de Carles Puigdemont. Mêlant leur voix à la droite, ils pourraient empêcher Pedro Sánchez d’être investi mais jamais ils n’apporteront leur suffrage à Alberto Nuñez Feijóo. Donc, la seule possibilité arithmétique est une investiture de Pedro Sánchez grâce à l’abstention de Junts. Ses dirigeants ont déjà averti : elle ne sera pas gratuite, la condition posée étant un référendum contraignant d’autodétermination en Catalogne[1].

Il est donc clair qu’Alberto Nuñez Feijóo ne peut compter que sur 171 votes en faveur de son investiture contre 179 en défaveur tandis que Pedro Sánchez pourrait être investi par 172 voix contre 171. Situation fragile certes mais une fois redevenu président du gouvernement, il sera indéboulonnable car en Espagne, la censure est constructive et aucune autre alternative ne se dégagerait. En revanche, le gouvernement sera soumis à un chemin de croix législatif : chaque texte sera négocié pied à pied et devra faire l’objet de concessions aux demandes de tous les petits groupes parlementaires qui vendront cher leur appui. À cela s’ajoutera le frein du Sénat où le Parti Populaire dispose, à l’issue des élections de la majorité absolue (143 sièges sur 266). C’est d’ailleurs une première dans l’histoire électorale espagnole que ce déphasage entre Chambre des députés et Sénat.

La leçon du scrutin est donc simple : la droite gagne mais ne gouverne pas et la gauche perd mais pourra peut-être gouverner. Ceux qui, à droite, s’indignent d’une alliance des perdants, Pedro Sánchez les renvoie à leur isolement dans la vie politique espagnole. Ce fut sa stratégie – réussie – de campagne que de mettre en avant que le PP ne pouvait avoir comme seul allié que Vox et donc de parler des deux partis comme « blanc bonnet » et « bonnet blanc ». D’ailleurs, les observateurs étrangers – la presse principalement – ont acheté ce discours et toute la campagne a été couverte sous la problématique de l’accession de l’extrême droite au pouvoir. Certains, à l’image de l’ancien Premier ministre britannique Gordon Brown, s’étaient effrayé d’une montée de l’extrême droite alors que tous les sondages montraient que Vox allait reculer ! Sánchez a clairement et efficacement « cornérisé » le PP. Tant que la droite espagnole est divisée en deux formations concurrentes, ses chances d’arriver au pouvoir sont réduites. Si Vox n’avait pas présenté de candidats dans les plus petites circonscriptions (les provinces qui ne désignent que de 2 à 4 députés), une majorité absolue de droite se serait dégagée du scrutin de dimanche[2]. Il y a bien eu un « vote inutile », celui des électeurs de Vox dans les provinces où le parti n’avait aucune chance de remporter un siège. Mais contrairement à ce que dit Pedro Sánchez, le PP et Vox ne sont pas la même chose.

Le PP est un parti libéral européen, affilié au Parti Populaire Européen, fort d’une tradition démocratique évidente. Vox, né d’une scission du PP en 2012, est devenu la voix espagnole de la tentation illibérale des droites populistes et autoritaires européennes. La droite espagnole est divisée entre deux courants difficilement conciliables en réalité et Vox, qui dispose désormais d’une vraie assise politique et populaire, a son électorat, son corpus idéologique et son appareil militant. Pourquoi donc revenir dans une maison qui n’est plus commune ? Remarquons toutefois que le rapport des forces au sein de la droite espagnole est de 2,6 fois en faveur de la droite modérée en terme d’électeurs et de 4,1 en terme parlementaire. Pour mémoire, il est, en France de 1,4 en terme parlementaire en faveur de l’extrême droite et de 1,7 en terme électoral. Et que dire de ce rapport en Italie ?

Ce que nous voulons dire par là est que l’Espagne n’est pas menacée par une dérive d’extrême droite ni même de radicalisation de la droite. Il est des scènes assez nauséabondes qui ne grandissent pas leurs protagonistes. Au soir du 23 juillet et face à des résultats qui montraient que la droite, contrairement à ce qu’avait pronostiqué la majorité des sondages, ne pourrait pas gouverner, devant le siège du PSOE à Madrid, militants et responsables ont crié « No pasarán » faisant réentendre le fameux slogan de l’automne 1936 lors de la Guerre Civile. Cette assimilation, par le discours de la gauche, de la droite au fascisme est certes très mobilisatrice – et cela a fonctionné – mais elle est intellectuellement extrêmement dangereuse car elle fige dans des représentations anachroniques des réalités politiques qui ont changé. Elle alimentent des fractures symboliques qui sont imaginaires. Sinon, comment expliquer la stabilité de la société espagnole aujourd’hui ?

Quant aux Européens, ils seraient bien avisés de commencer à essayer de comprendre un peu mieux qui sont les partenaires de Pedro Sánchez. Le leader parlementaire des républicains catalans, Gabriel Rufián, a le 23 au soir dit que « le fascisme a été arrêté en Espagne ». Mais qui a, en 2017, tenté en Catalogne une dénaturalisation de la démocratie parlementaire ? Qui a privé l’opposition de ses droits d’amendements ? N’oublions pas qu’en 2017, les indépendantistes catalans ont attaqué les fondements de la démocratie comme ni Viktor Orban ni la coalition de Netanyahou en Israël en ce moment ne l’ont fait !

Quant aux parlementaires de EH Bildu, ils sont les héritiers du groupe terroriste ETA. Le PSOE a beau dire que l’ETA n’assassine plus depuis 2011 – ce qui est vrai, mais si on ne doit pas parler de son passé relativement récent, pourquoi mobiliser en permanence le souvenir de la Guerre civile sinon pour criminaliser la droite ? –, EH Bildu a présenté en mai dernier dans ses listes municipales sept anciens criminels accusés et condamnés pour crimes de sang ! Au Pays basque, les terroristes qui sortent de prison sont accueillis avec les honneurs dans les municipalités tenues par EH Bildu… au mépris des familles des victimes. La question basque n’est résolue que de manière très superficielle. La société basque est gangrénée par cette violence sourde qui l’a déformée et l’a pervertie.

La gauche de la gauche, emmenée par Yolanda Díaz, semble avoir limité les dégâts et avec 31 sièges (contre 38), est désormais un complément indispensable pour le PSOE. Au soir des élections, Yoland Díaz a promis d’étendre encore les droits des personnes LGBTI+ (pendant la campagne, une proposition d’imposer un quota de 20% de travailleurs LGBTI+ dans les entreprises a été proposée, provoquant une réaction assez naturelle en soulignant que l’orientation sexuelle ne pouvait pas faire l’objet d’une déclaration publique à son employeur…). La question n’est pas la légitimité de la lutte contre les discriminations mais celle de la gauche devenue le refuge des toutes les demandes groupusculaires.

Le PSOE de Pedro Sánchez en s’appuyant sur des nationalistes qui privilégieront toujours leur identité régionale à leurs convictions politiques (un nationaliste catalan de gauche est d’abord catalan et seulement après de gauche ; un Basque est d’abord basque avant d’être de droite ou de gauche comme le prouve le cas de PNV [Parti Nationaliste basque], parti traditionnel de la bourgeoisie basque, clairement à droite mais soutien du PSOE) et sur une gauche radicalisée, qui se spécialise dans la déconstruction de tout le cadre social (loi de l’autodétermination de genre, demandant une loi pour la Gestation pour Autrui qui est une commercialisation du corps de la femme si l’on suit les analyses de Sylviane Agacinski), semble avoir abandonné sa vocation à l’universel. Les gauches espagnoles sont aujourd’hui, plus que jamais, des gauches clientélaires et aussi, hélas, des gauches sectaires. Il n’y a plus de corpus doctrinal construit et cohérent mais une addition de revendications auxquelles on répond soit par des lois de circonstances, soit par des arrangements conjoncturels, soit par des retournements de positionnement.

Le vrai danger qui menace aujourd’hui l’Espagne c’est moins l’éclatement de son unité – qui est quand même un thème réel – que le démantèlement tout à la fois de son État vendu par appartements aux différents groupes de pressions nationalistes (qui s’empressent de les transformer en fiefs inexpugnables) que la destruction des fondements de sa culture politique démocratique née dans la lutte antifranquiste des années 1960 et dans la transition démocratique des années 1970. Dans ces années, la politique avait été LA solution aux problèmes des Espagnols. Ils avaient compris que la négociation, depuis les convictions et les rapports de force fixés démocratiquement grâce aux élections, permettaient la mise en place d’un cadre commun. Aujourd’hui, 93% des Espagnols estiment que la classe politique « est le principal problème de l’Espagne » ! Cette donnée, jamais mise en avant, est la pire des informations qui nous vient de la péninsule. Aucun des responsables politiques espagnols ne veut la voir : là est le vrai danger.

[1] Il faudra préciser ce panorama parlementaire après le dépouillement du vote des Espagnols résidant à l’étranger (il commence le 28 juillet). Il arrive parfois que cela fasse bouger à la marge (un siège ou deux) l’équilibre des forces. Or, comme tout se joue à 1 voix près, l’analyse présentée ici sera peut-être invalidée en fin de semaine…

[2] On rappelle que le système électoral est proportionnel corrigé par la loi d’Hondt. On divise les voix obtenues par chacune des listes autant de fois qu’il y a de sièges à assigner et on les distribue de manière décroissante. Soit une circonscription qui désigne 5 députés, la liste A obtient 120 000 voix, la liste B 100 000, la liste C 45 000 et la liste D 17 000, cela donne le résultat suivant : 2 sièges pour la liste A (120 000 et 60 000), deux sièges pour la liste B (100 000 et 50 000), 1 siège pour la liste C (45 000).