Espagne: la monarchie est-elle encore une promesse d’avenir? edit

Nov. 3, 2023

Ce mardi 31 octobre 2023, jour de sa majorité (18 ans), Léonore, la princesse des Asturies, héritière du trône d’Espagne, a prêté serment à la Constitution démocratique lors d’une séance solennelle devant l’ensemble du Parlement (députés et sénateurs) mais aussi les présidents des communautés autonomes et des personnalités invitées représentant les institutions de l’État ainsi que la société civile, à l’image des vingt jeunes choisis pour mettre en valeur la génération à laquelle appartient la princesse. Léonore répète, trente-sept ans après son père Philippe, le même acte d’allégeance au système démocratique espagnol auquel la famille royale est intimement liée.

Pourtant cette cérémonie institutionnelle est empreinte des incertitudes politiques conjoncturelles et structurelles qui accompagnent la politique espagnole. Elle met en avant une monarchie convalescente et qui est la clef de voûte du système démocratique. Elle a lieu dans un contexte parlementaire très difficile et elle rappelle l’existence d’un sentiment républicain de plus en plus hostile.

Une monarchie convalescente

Depuis plusieurs semaines, la Maison du Roi et le gouvernement ont travaillé ensemble pour faire de la cérémonie du 31 octobre un moment important en même temps que la manifestation d’une normalité démocratique. La Constitution de 1978 précise que la forme de l’État est monarchique et que la succession à la Couronne appartient aux « héritiers de Juan Carlos, héritier légitime de la dynastie historique » (article 57-1).

Le retour de la monarchie en Espagne fut d’abord une volonté du général Franco avant de devenir, après les débats constitutionnels et le référendum du 6 décembre 1978, une volonté populaire. Franco, monarchiste de cœur, avait fait de l’Espagne un royaume – Fuero de los Españoles en 1947 – tout en prenant soin de ne pas abandonner le pouvoir. Il ne fut ni régent, ni roi mais Caudillo… une inventivité baroque toute droite issue de la Guerre Civile qui justifiait le pouvoir à vie du général. Cependant, il voulait qu’à sa mort la monarchie soit réinstaurée (plutôt que restaurée). En 1969, il faisait de Juan Carlos son héritier, brisant le principe dynastique. Juan Carlos est le fils de don Juan (1913-1993), comte de Barcelone, lui-même troisième fils du roi Alphonse XIII (1886-1941).

Le fils aîné d’Alphonse XIII, Alphonse, perdit ses droits à la succession lorsqu’en 1933 il fit un mariage inégal. Il mourut prématurément en 1938 (il souffrait d’hémophilie). Son frère cadet, don Jaime, dut, lui aussi, renoncer à ses droits dynastiques à cause d’une infirmité (il était sourd-muet). C’est donc à don Juan que revinrent les droits dynastiques d’une monarchie qui, en 1931, avait dû quitter le pays. Ces détails ne sont pas inutiles car, comme on peut l’imaginer, ces aléas ont entretenu des querelles familiales qui marquent, comme une malédiction, l’histoire des Bourbons.

Franco lorsqu’il choisit Juan Carlos écarta don Juan qui, depuis les années 1950, avait commencé à se rapprocher de l’ensemble des forces d’opposition à la dictature, provoquant une distance entre le fils et le père qui pouvait affaiblir la restauration monarchique. En 1977, le comte de Barcelone renonça à ses droits dynastiques pour qu’en Juan Carlos confluent la légitimité dynastique et l’autorité politique en plein cœur du processus constitutionnel.

Juan Carlos a donc pu, grâce à la Constitution, devenir un roi pleinement légitime et surtout parfaitement démocratique. Le 23 février 1981, lorsqu’il s’opposa au coup d’État militaire, il agit en garant des institutions selon les termes mêmes de la Constitution. Aussi roi et constitution s’épaulent-ils donnant naissance au « juancarlisme » dont le leader communiste Santiago Carrillo (†2012) se revendiquait.

Mais cette réussite politique de Juan Carlos est aujourd’hui plus que ternie à cause des scandales qu’a provoqués sa conduite personnelle tant dans ses affaires financières que dans ses relations sentimentales. L’abdication du roi en juin 2014 ne fut pas spontanée : elle fut le résultat d’une opération pour sauver l’institution monarchique dont Juan Carlos était devenu, hélas, indigne. Et de 2014 à 2020, se sont égrenées les révélations abîmant la réputation du roi. Aujourd’hui, Juan Carlos vit en exil à Abu Dhabi. La justice a prononcé des non-lieux face aux poursuites contre lui pour ses affaires financières et il a régularisé sa situation auprès du fisc. À Londres, les hostilités judiciaires menées par son ancienne maîtresse Corinna Witgenstein ont tourné à son avantage. Il est désormais complètement blanchi mais il n’est pas réhabilité. Au contraire, son ostracisme dure et s’est manifesté par son absence lors de la cérémonie de ce 31 octobre au Parlement. Juan Carlos n’est plus qu’un membre encombrant de la famille royale et ne peut plus prétendre défendre son héritage politique.

Philippe VI s’est attaché, avec son épouse la reine Letizia, une ancienne journaliste, à restaurer la position de la monarchie en adoptant un profil austère. La famille royale est réduite (seuls en sont membres le roi Juan Carlos, la reine Sophie, le roi Philippe et la reine Letizia, les princesses Léonore et Sofia ; les sœurs du roi ne sont plus que « familles du roi ») ; la transparence financière est de règle. Politiquement le roi se tient strictement à l’esprit et la lettre de la constitution. Plus qu’un arbitre, il est une autorité qui garantit le bon fonctionnement des institutions. En octobre 2017, au plus fort de la crise catalane, il intervint comme arbitre en dénonçant « la déloyauté constitutionnelle » des autorités indépendantistes du gouvernement régional. Ce discours, largement approuvé par l’opinion publique, notamment les Catalans non indépendantistes, ne lui a jamais été pardonné en revanche par les indépendantistes. Or comme ceux-ci sont devenus essentiels à la majorité actuelle autour de Pedro Sánchez, le problème politique de la monarchie est posé, au-delà de la seule personne de Juan Carlos.

Le PSOE écartelé entre son histoire et son avenir

Et c’est au Parti Socialiste qu’incombe la responsabilité de tenir ensemble un héritage politique dont il fut un contributeur essentiel et une majorité hétéroclite avec une forte composante républicaine. Pedro Sánchez assume la position historique du PSOE depuis la Transition démocratique et il a garanti à la jeune princesse « la loyauté et le soutien du gouvernement », ajoutant « et aussi son affection ». Cette position répond pleinement aux obligations constitutionnelles du chef du gouvernement. La longue ovation avec laquelle l’ensemble des députés et sénateurs socialistes et populaires ont salué la princesse Léonor et son père traduisait l’existence d’un consensus majoritaire autour de la monarchie parlementaire démocratique.

Tout au long de la journée, dans la presse écrite ou audiovisuelle, dans les interventions des responsables politiques – la présidente de la chambre des députés, la socialiste Francina Armengol, le chef du gouvernement, le roi et la princesses –, s’est déployé le récit de la démocratie espagnole. Celui-ci souligne combien, depuis 1978, l’Espagne démocratique s’est modernisée, ouverte au monde, a réglé quelques-uns de ses problèmes historiques les plus compliqués et combien la société espagnole est progressiste. Ce discours est vrai… mais il tend à devenir de plus en plus rhétorique à mesure que la vie politique se crispe et génère une tension dialectique entre droite et gauche.

Si le 31 octobre, l’Espagne s’est donnée à elle-même une image de consensus, ce fut une trêve dans un débat politique d’autant plus radicalisé qu’il mobilise peu l’opinion publique. Celle-ci a jugé sévèrement sa classe politique, chaque groupe se rangeant derrière son champion sans esprit critique.

Trois jours auparavant, le président du gouvernement en fonction a expliqué devant le comité fédéral du PSOE le choix qu’il avait fait de l’amnistie aux indépendantistes catalans. « Faire de nécessité vertu » a-t-il plaidé, reconnaissant que c’est la configuration parlementaire qui rend indispensable le vote des députés de Junts (Carles Puigdemont) pour être investi chef du gouvernement. Aussi justifie-t-il son changement de position sur cette question et présente-t-il ce changement comme la poursuite de sa politique de réparation avec la Catalogne. D’un strict point de vue logique, on aimerait savoir pourquoi cette politique de réparation prend cette direction lorsqu’elle lui est imposée par Junts et Carles Puigdemont et pourquoi elle n’avait pas été exposée pendant la campagne électorale. La réponse de Pedro Sánchez fut d’un réalisme brutal : c’est la situation qui l’impose. Et le chef du gouvernement de faire de la formation d’un « gouvernement progressiste » la priorité absolue de son action pour « freiner la droite et l’extrême droite ». Là encore, on pourrait s’interroger sur l’identité progressiste des nationalismes basques et catalans… mais la philosophie politique est priée de se taire face aux impératifs de la conquête et de l’exercice du pouvoir.

Reste, et c’est là que le PSOE est en position charnière, à savoir ce que ce compagnonnage avec des partis clairement hostiles à la constitution démocratique de 1978 va donner. Au moment même où la princesse prêtait serment, accompagnée par tout l’État, Esquerra Republicana de Catalunya, Bildu (nationalistes basques, proche de l’ex-ETA), et le Bloc Nationaliste Galicien publiaient un communiqué dans lequel ils entendaient se faire les porte-parole des « millions de personnes qui ne reconnaissent ni ne soutiennent le régime monarchique espagnol, héritier de la dictature et verrou des aspirations nationales et sociales ». Ils y dénoncent la monarchie qui a « systématiquement favorisé la corruption » et ses membres qui sont « l’expression de la négation des droits civils, politiques et nationaux ; l’expression de l’inégalité, des privilèges et de l’impunité ». Les mots sont violents et la condamnation sans appel. Philippe VI mérite d’être détrôné…

Existe-t-il une alternative républicaine?

Dans le récit de la démocratie espagnole, la monarchie a été le facilitateur de la réconciliation et l’instrument de la concorde entre tous les Espagnols. Ce discours, encore majoritaire, est fermement contesté par les néo-républicains. En effet, lors de la Transition démocratique, les partis de l’arc républicain, notamment les socialistes et les communistes, mais aussi les nationalistes catalans, se rallièrent à la monarchie dès lors qu’elle était insérée et intégrée dans un dispositif parlementaire exigeant reposant sur la seule souveraineté du peuple espagnol. L’esprit de la Seconde République se fondait dans la nouvelle formule inventée par tous les Espagnols entre 1977 et 1978 et l’héritage progressiste de celle-ci était réhabilité après les années franquistes. L’héritage républicain avait été greffé dans un compromis historique.

C’est pourquoi il convient de parler de « néo-républicains » pour désigner ceux qui, depuis le début du xxie siècle, prétendent mettre en cause ce compromis historique. Il s’agit de nouvelles générations qui n’ont pas reçu en héritage une culture républicaine mais qui s’en sont emparés en idéalisant et magnifiant la Seconde République. Ce même mouvement politique et culturel s’est appuyé sur une relecture de la mémoire de la République et de la Guerre Civile et a réussi à imposer la notion de « mémoire démocratique » devenue objet de loi en 2022.

Ce mouvement a bien entendu était favorisé par la crise morale de la monarchie qu’a incarné Juan Carlos au crépuscule de son règne. Et Juan Carlos, quoique marginalisé par la propre institution monarchique, reste la trop commode statue du commandeur pour mobiliser les néo-républicains. Car derrière la condamnation morale de l’homme se joue la condamnation politique de la Transition et la disqualification de la Constitution de 1978.

Ces forces restent minoritaires. Électoralement, elles représentent 20% des voix (SUMAR + PNV+ ERC + Junts + Bildu + BNG). Médiatiquement et régionalement, elles se concentrent en Catalogne et au Pays basque, accentuant la fracture politique et émotionnelle entre ces deux régions et le reste de l’Espagne. Mais parlementairement ces forces sont décisives. Sans leur appui, pas de gouvernement socialiste…

Or, de la même façon que les indépendantistes catalans amènent les socialistes à se rallier à leurs positions – c’est le cas avec l’amnistie –, ces forces pourraient bien pousser les socialistes à renouer avec leur passé républicain. Sans doute, un effet générationnel accompagne cette évolution.

Pour autant, une Troisième République espagnole est-elle crédible ou envisageable ? Tant que le PSOE et ces forces-là n’obtiennent pas une majorité des 3/5e au Parlement, aucune réforme constitutionnelle ne pourra se faire sans l’accord de la droite. Autrement dit, actuellement, aucune évolution n’est envisageable. Et si un accord devait se faire, il ne pourrait d’agir que d’une entente entre les deux grands partis, PP et PSOE. On en est loin.

La situation est donc figée. Mais cet immobilisme dessert à long terme la constitution actuelle, favorisant l’expression croissante des désaccords de la gauche radicale et des indépendantistes de tout crin. Car si la nation est un plébiscite quotidien – et on l’a vu ce 31 octobre de manière éclatante mais exceptionnelle –, c’est surtout l’expression de ceux qui refusent et qui dénoncent qui sature l’espace médiatique.

La Constitution de 1978, en dépit du serment prêté par une jeune princesse parfaitement consciente du défi personnel et politique qui pèse sur elle, est l’otage des groupuscules qui tentent, par tous les moyens, de saper les fondements de la convivencia espagnole. C’est tout le drame espagnol que de voir une démocratie aux mains de ses adversaires les plus résolus et de ne pas voir se dresser face à cela, plus que le rappel du consensus, la culture politique de la démocratie espagnole.